Je vous remercie de m'inviter à présenter les conclusions de l'avis du Haut Conseil des finances publiques sur le troisième projet de loi de finances rectificative (PLFR) pour 2020, que nous avons rendu ce matin.
Je me suis présenté à de nombreuses reprises devant votre commission dans mes fonctions précédentes. Je suis très heureux de vous retrouver à nouveau ; vous pouvez compter sur ma totale disposition. Le lien avec le Parlement sera essentiel à mes yeux, car nous sommes, la Cour des comptes comme le Haut Conseil, à équidistance entre l'exécutif et le législatif.
Cet avis est mon premier acte en tant que premier président de la Cour des comptes. Quelques heures après que le Président de la République m'eut confié la mission de diriger la Cour des comptes, le Haut Conseil était saisi pour avis sur ce troisième collectif budgétaire.
J'ai un attachement particulier pour le HCFP, que j'ai porté sur les fonts baptismaux en 2012 en tant que ministre de l'économie et des finances. Commissaire européen aux affaires économiques et financières à partir de 2014, j'ai voulu maintenir un dialogue étroit avec les institutions budgétaires des États membres, à commencer, naturellement, par le Haut Conseil. À Bruxelles, j'ai toujours fait en sorte que ses avis soient pris en compte par la direction générale des affaires économiques et financières (DG ECFIN). À Paris, j'ai été convié par de nombreuses institutions, dont votre commission et le HCFP, pour alimenter un dialogue constructif sur les règles de gouvernance des finances publiques et leur mise en oeuvre.
C'est nourri de ces expériences que je présiderai cette institution, qui se tient au coeur de la gouvernance des finances publiques, tout en étant très orientée vers l'Europe. Comme vous le savez, le Haut Conseil est chargé de veiller à la sincérité des prévisions macroéconomiques et de finances publiques, ainsi qu'à la cohérence de la trajectoire de ces finances avec les engagements européens. Finances publiques, France, Europe : autant d'enjeux qui me sont chers. En 1997, alors ministre des affaires européennes, j'ai accompagné les premières années du pacte de stabilité et de croissance. C'est un fil directeur de ma vie publique - je n'ose dire de ma vie politique puisque celle-ci s'est achevée il y a une semaine, le Premier président de la Cour des comptes ayant un devoir d'indépendance et d'impartialité. Vous pouvez compter sur moi pour y veiller scrupuleusement.
J'aurai à coeur de répondre à toutes vos invitations, en qualité de Premier président de la Cour des comptes comme de président du Haut Conseil. Voici le message que je souhaite vous transmettre : les liens entre nos institutions doivent se resserrer. Je le dis en tant qu'ancien parlementaire, mais aussi par conviction : le Haut Conseil doit éclairer le législateur, parce qu'un examen indépendant est indispensable à la qualité et à la sincérité des prévisions gouvernementales sur lesquelles sont établis les textes financiers qui vous sont soumis, que vous débattez et que vous votez.
Dans les prochains mois, je m'attacherai à étendre la portée du travail du Haut Conseil et ses moyens pour tirer tout le profit de son potentiel. Au niveau européen, une institution de ce type existe dans tous les États membres, dans la plupart des cas avec des moyens et des compétences plus importants. Le Haut Conseil emploie deux équivalents temps plein (ETP), quatre en période de pointe, qui travaillent en un temps record : nous avons été saisis de cet avis jeudi dernier. Le Gouvernement et le Parlement ont besoin de ce tiers de confiance, indépendant et disposant d'une vision plus large. Je compte sur vous pour m'aider à élargir la focale.
J'aborde maintenant le contexte de la saisine. Le Haut Conseil est saisi d'un avis sur un PLFR pour 2020 pour la troisième fois en moins de trois mois. C'est sans précédent depuis l'entrée en vigueur de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), et bien sûr dans la jeune histoire de cette institution. N'y voyez nulle critique : c'est le reflet de la crise économique et sanitaire. L'incertitude qui pèse sur le contexte économique amène effectivement de fréquentes révisions des textes financiers pour tenir compte des évolutions macroéconomiques ainsi que des mesures décidées par les pouvoirs publics face à cette crise dont personne, il y a trois mois, ne pouvait prédire l'ampleur. Chaque PLFR a donc apporté des ajustements très significatifs aux prévisions.
Ainsi, dans le troisième PLFR, la prévision de baisse du PIB est augmentée de trois points, celle de l'augmentation du déficit de plus de deux points et celle de l'augmentation de la dette de plus de cinq points. Entre la loi de finances initiale et ce PLFR, la croissance prévue pour 2020 est passée de + 1,3 % à - 11 %, le déficit public s'est dégradé de 9,2 points, la dette de 22,2 points. C'est considérable et à la hauteur du choc que nous traversons.
Quelques éléments de cadrage général sur l'environnement économique. Ce PLFR intervient dans le contexte de la crise économique la plus grave que le monde ait connue depuis la seconde guerre mondiale. L'épidémie a touché l'ensemble de la planète, conduisant à des mesures de confinement dans presque tous les États. D'où une récession inédite dont l'impact se fait sentir dès le premier trimestre : la Chine a vu son PIB baisser de 9,8 %, les États-Unis de 1,3 % et l'Union européenne de 3,2 % par rapport au quatrième trimestre 2019.
Dans la plupart des pays, la chute est encore plus forte au deuxième trimestre, les économies ayant été mises volontairement à l'arrêt. Un rebond est attendu au second semestre, mais malgré une réaction massive et rapide, la baisse du PIB sera marquée sur toute l'année 2020. Ainsi, la Banque centrale européenne, dans sa dernière estimation, prévoit une baisse de PIB de 8,7 % sur la zone euro. La France, naturellement, n'y échappe pas, avec une baisse de 5,3 % au premier trimestre et, d'après l'Insee, une baisse de l'ordre de 20 % au deuxième. Depuis un mois, les efforts de déconfinement et le redémarrage partiel ont entraîné un rebond qui se poursuivra au second semestre. Le Haut Conseil et tous les prévisionnistes que nous avons entendus estiment toutefois que cela ne permettra pas un retour au niveau de la fin 2019. La Banque de France estime même que ce retour n'interviendra pas avant mi-2022.
Contrairement au scénario retenu dans le deuxième PLFR, le troisième ne repose pas sur l'hypothèse d'un retour rapide à la normale. Nous nous rapprochons de la vérité des prix : ce PLFR prévoit un niveau d'activité qui restera très inférieur au second semestre à son niveau de fin 2019. Dans les deux hypothèses retenues d'une fin de l'État d'urgence sanitaire au 10 juillet et d'une levée progressive des restrictions sur les déplacements internationaux, le Gouvernement prévoit ainsi une baisse du PIB de 11 % en 2020.
Le Haut Conseil estime que d'importants aléas pèsent sur cette prévision. Les aléas négatifs sont le risque de résurgence de l'épidémie, qui n'est pas à écarter, et une dégradation de la situation financière des entreprises entraînant une augmentation des faillites et un repli de l'investissement encore plus marqué. Il y a deux aléas positifs : le dispositif d'activité partielle et les exonérations sectorielles de cotisations, qui pourraient entraîner un rebond de l'activité, et l'importance de l'épargne contrainte des ménages, estimée à 100 milliards d'euros, qui, utilisée en partie, pourrait relancer la consommation et contenir la chute du PIB.
Même si l'aléa pèse dans les deux sens, la prévision d'une baisse de PIB de 11 % semble prudente. Il n'est pas impossible que la récession soit moins importante qu'attendu. Ces analyses sont globalement congruentes avec les autres prévisions, dont celles de l'OCDE qui sont plus pessimistes, mais dans un scénario de très forte dégradation de la situation sanitaire.
Le Haut Conseil a examiné les scénarios d'emploi et d'inflation du Gouvernement. Sous l'effet du recul de la demande globale et de la baisse du prix des matières premières, l'inflation est estimée à 0,4 %, ce qui, aux yeux du Haut Conseil, semble encore légèrement surévalué - en revanche, cette prévision est compatible avec une reprise d'activité plus forte que prévu.
Le recul de l'emploi sera très important : 1,2 million d'emplois en moins à la fin 2019 selon le scénario du Gouvernement, avec des pertes d'emploi non limitées par l'activité partielle. Par conséquent, le Haut Conseil estime que les destructions d'emplois pourraient être légèrement inférieures.
Au total, le scénario retenu par le Gouvernement nous semble donc crédible et raisonnable.
J'en viens aux prévisions du Gouvernement relatives aux finances publiques. La trajectoire est révisée pour prendre en compte la dégradation des hypothèses macroéconomiques et les nouvelles mesures de soutien. Le montant prévisionnel de certaines de ces mesures, en particulier l'activité partielle et le fonds de soutien pour les entreprises, dont le Haut Conseil avait pointé un risque de dépassement, se confirme. Ce PLFR est donc plus réaliste.
Le déficit prévisionnel est estimé à 11,4 points de PIB. C'est une dégradation de 9,2 points par rapport à la loi de finances initiale et de 2,3 points par rapport au deuxième PLFR.
Les prévisions de recettes ont été abaissées, dans une hypothèse de recul des prélèvements obligatoires équivalent à celui du PIB, soit une élasticité unitaire. C'est une prévision atteignable mais il y a des aléas négatifs sur l'impôt sur le revenu et les prélèvements sociaux, dont les prévisions n'ont pas été révisées entre le deuxième et le troisième PLFR.
Le montant prévisionnel de dépenses exceptionnelles pesant sur le déficit public passe de 42 à 57 milliards d'euros. C'est une composante du plan d'ensemble de 133,5 milliards d'euros présenté par le Gouvernement, qui inclut aussi 76,5 milliards d'euros de mesures sans impact immédiat sur les finances publiques. Le soutien à l'économie prend également la forme de garanties de prêts aux entreprises d'un montant de 327 milliards d'euros. Là aussi, le Haut Conseil estime qu'il existe des aléas à la baisse et à la hausse.
Au total, des aléas à la hausse et à la baisse portent sur les recettes et les dépenses des administrations publiques. D'un côté, des évolutions macroéconomiques plus favorables pourraient permettre de rehausser les recettes publiques et limiter à due concurrence le creusement du déficit public. De l'autre, les mesures de soutien de l'activité annoncées par le Gouvernement, notamment les plans sectoriels de relance, n'ont pas toutes été traduites dans ce PLFR - c'est le cas d'une partie des annonces faites sur l'aéronautique - et certaines mesures que le Gouvernement considère comme n'ayant pas d'effet direct sur le solde pourraient finalement avoir un impact sur le déficit dès cette année.
J'en viens maintenant au solde structurel et à sa cohérence avec la trajectoire pluriannuelle prévue. Pour mémoire, le solde structurel est le solde public corrigé des fluctuations conjoncturelles et des mesures ponctuelles et temporaires. Il est estimé par le troisième PLFR à 2,2 points de PIB en 2019 et 2020, contre 2,0 points dans le précédent PLFR sur ces deux années. Le Gouvernement tient compte des modifications apportées par l'Insee à l'estimation du PIB sur les années 2017 à 2019 : le déficit structurel est ainsi révisé en hausse de 0,2 point en 2019, à 2,2 points de PIB.
En cumul sur les années 2018 et 2019, le déficit structurel est in fine supérieur d'un peu moins de 0,4 point à l'objectif qui avait été fixé en loi de programmation : cet écart reste inférieur au seuil de déclenchement du mécanisme de correction du Pacte de stabilité et de croissance, mais supérieur à celui estimé dans le projet de loi de règlement pour 2019 sur lequel s'est prononcé le Haut Conseil à la mi-avril et actuellement examiné par le Parlement. Notre présent avis sur le PLFR actualise donc notre avis sur le projet de loi de règlement.
Pour 2020, le solde structurel de 2,2 points de PIB estimé par le Gouvernement s'écarterait désormais de 0,6 point de PIB de celui inscrit dans la loi de programmation de janvier 2018. Un tel écart, s'il se confirmait lors de l'examen du projet de loi de règlement de 2020 par le Haut Conseil au printemps 2021, conduirait alors à déclencher le mécanisme de correction.
À l'automne dernier, avant même que la récession ne frappe durement la France, la Commission européenne avait conclu que le projet de loi de finances pour 2020 risquait d'être non-conforme au Pacte de stabilité et de croissance. En effet, le projet de loi de finances initiale était construit sur un objectif d'ajustement structurel quasi nul, alors que l'objectif requis par les règles européennes s'établissait à plus de 0,5 point de PIB, soit environ 15 milliards d'euros. Je dois néanmoins nuancer ma propre appréciation : le Pacte est désormais de facto suspendu et sa révision en profondeur est nécessaire. Dans le contexte extraordinaire que nous connaissons, les règles ne s'appliquent plus comme elles s'appliquaient ordinairement. Notre trajectoire budgétaire s'écartait donc déjà de nos engagements européens, avant la crise.
Le Haut Conseil considère que le déficit structurel pourrait être plus élevé que prévu.
D'une part, certaines des dépenses supplémentaires liées à la crise sanitaire pourraient être prolongées au-delà de 2020 et donc ne plus être considérées comme des mesures ponctuelles et temporaires.
D'autre part, l'évaluation du PIB potentiel pourrait être revue à la baisse en raison de la crise sanitaire : la hausse du chômage pourrait entraîner des pertes considérables de capital humain ; la hausse des faillites d'entreprises et la baisse des investissements devraient affecter les capacités de production ; enfin, la productivité pourrait ressortir affaiblie de la crise sanitaire en raison de la mise en oeuvre des mesures de protection sanitaire.
Le déficit structurel pourrait donc s'éloigner encore un peu plus que prévu dans ce PLFR de la trajectoire programmée. Ce sont des éléments de réalisme que nous devons garder en tête.
Les conséquences de la crise sur nos finances publiques sont tout à fait exceptionnelles. L'augmentation exceptionnellement forte des dépenses publiques prévue par le Gouvernement - + 6,3 % en 2020 par rapport à 2019 -, jointe à la baisse du PIB, conduirait les dépenses publiques à 63,6 % du PIB, un niveau jamais atteint au cours des soixante-dix dernières années. Ce taux traduit une solidarité et une socialisation extrêmement fortes de l'économie.
Ce troisième PLFR révise la prévision de dette publique rapportée au PIB de plus de 5 points par rapport au précédent PLFR et de 22 points par rapport à la loi de finances initiale - on passe de 98 % à plus de 120 %. Depuis la création de l'euro en 1999, un tel niveau de dette n'avait été atteint que par très peu de pays. Aujourd'hui, la crise entraîne, partout, une poussée de la dette et l'on s'éloigne, partout, du critère des 60 % fixé dans le Pacte de stabilité et de croissance.
Notre jugement doit être très équilibré. Certes, les conditions de financement de la dette française sont favorables, la signature de l'État français est de très bonne qualité et l'action résolue de la BCE y contribue. Mais cette hausse de la dette fait suite à une augmentation quasi ininterrompue depuis dix ans et toute dette doit un jour être remboursée : elle ne peut s'évaporer ni être totalement mutualisée ou monétisée - ce n'est pas la mission de la BCE. Nous devons donc faire preuve de vigilance et d'intelligence collective, loin de tout catastrophisme et de tout irénisme.
Je me tiens prêt à répondre à vos questions, dans le cadre de mes fonctions de président du Haut Conseil des finances publiques. À l'Assemblée nationale, ce matin, vos collègues députés attendaient parfois de moi des jugements de valeur et des appréciations personnelles ; cela ne fait pas partie de ma mission, mais j'aurai néanmoins l'audace d'essayer de vous faire part de quelques positions personnelles.