Intervention de Frédérique Puissat

Commission des affaires sociales — Réunion du 10 juin 2020 à 10h00
Proposition de loi adoptée par l'assemblée nationale permettant d'offrir des chèques-vacances aux personnels des secteurs sanitaire et médico-social en reconnaissance de leur action durant l'épidémie de covid-19 — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Frédérique PuissatFrédérique Puissat, rapporteur :

Avant d'aborder l'examen de ce texte, il me revient de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution.

Je considère que ce périmètre comprend des dispositions relatives à la possibilité pour les travailleurs de donner des jours de repos et de les monétiser afin que le montant en soit reversé à l'extérieur de l'entreprise ou de la collectivité concernée ; aux modalités de la solidarité des personnes physiques ou morales en faveur des personnels des secteurs sanitaire et médico-social mobilisés dans la lutte contre l'épidémie de Covid-19, du recueil et de la distribution de dons à cette fin, notamment sous la forme de chèques-vacances.

En revanche, j'estime que ne présenteraient pas de lien, même indirect, avec le texte déposé, des amendements relatifs à toute autre disposition relative au temps de travail et au droit au repos des salariés ; à l'encadrement du dispositif des chèques-vacances destiné aux travailleurs et à leur famille ; au statut, aux carrières et à la rémunération des personnels des secteurs sanitaire et médico-social ; à l'organisation du système de santé ; et au régime fiscal des dons aux associations.

J'en viens maintenant à la proposition de loi.

Nous sommes nombreux à avoir applaudi les soignants tous les soirs à 20 heures, sans pouvoir contribuer à la lutte contre l'épidémie autrement qu'en restant chez nous. Certains de nos concitoyens souhaitent aujourd'hui exprimer leur reconnaissance de manière plus concrète, et on a mis en avant la possibilité de donner des jours de repos. Des propositions de loi ont été déposées en ce sens, par exemple par notre collègue sénateur Édouard Courtial ou par le député Maxime Minot. L'idée a été reprise par le député Christophe Blanchet, qui y a ajouté un mécanisme de conversion en chèques-vacances.

En première analyse, renoncer à un jour de repos en signe de reconnaissance envers des personnels qui n'ont guère eu l'occasion de se reposer au cours des derniers mois semble intéressant et généreux. Dans la mesure où les personnels soignants n'ont souvent pas l'occasion de prendre les congés auxquels ils ont droit, l'idée d'une monétisation peut sembler séduisante, même si elle se distingue nettement des possibilités de don de jours de congé qui existent déjà. Enfin, le recours aux chèques-vacances permet de flécher les dépenses vers l'industrie touristique, qui a subi de plein fouet le confinement.

Pour autant, la proposition de loi déposée par Christophe Blanchet me semble appeler des précisions importantes pour pouvoir être applicable. J'avoue mon étonnement à la lecture attentive du texte adopté par l'Assemblée nationale. S'agissant d'un texte pour lequel le Gouvernement a décidé d'engager la procédure accélérée et dégage du temps sur son ordre du jour pourtant déjà bien chargé, je m'attendais à un dispositif un peu plus abouti et opérationnel. Or, le texte tel qu'il nous est transmis soulève plusieurs questions sérieuses, auxquelles les débats à l'Assemblée nationale n'ont apporté aucune réponse.

Premièrement, le texte ne précise pas quels jours de repos pourraient faire l'objet de dons. Il ne pourrait s'agir des quatre premières semaines de congés payés, ce serait contraire au droit européen. Il ne pourrait pas non plus s'agir de la cinquième semaine, à moins de prévoir une dérogation au code du travail. Il s'agirait donc des jours de réduction du temps de travail (RTT) et des jours de repos conventionnels dont disposent notamment les salariés au forfait. De nombreux salariés n'en disposent pas et l'ampleur du dispositif se trouve donc réduite. Au demeurant, beaucoup ont été incités, voire contraints, à poser des jours de RTT pendant la période de confinement.

Deuxièmement, j'ai eu du mal à comprendre ce que signifie, au-delà de l'intention généreuse, le mécanisme de don de jour de repos et sa monétisation. Dans les dispositifs actuels, un salarié peut donner un jour de congé à un de ses collègues proche aidant, dont l'enfant est malade ou vient de décéder et qui a besoin de ce temps. Ce mécanisme est simple : il s'agit de solidarité entre salariés d'une même entreprise, l'un faisant le travail de l'autre à sa place. Pour l'employeur, l'opération est neutre. En revanche, dans le dispositif qui nous est proposé, un salarié donnant un jour de repos irait travailler ce jour-là. Sa rémunération ne changerait pas. Pour sa part, l'employeur verserait, en plus de la rémunération du salarié, l'équivalent d'une journée de salaire à l'Agence nationale des chèques-vacances (ANCV). La journée de travail serait ainsi en quelque sorte payée deux fois par l'employeur : une fois au salarié et une fois sous forme de virement à l'ANCV. Il est vrai que les employeurs privés provisionnent les jours de RTT non pris par leurs salariés ainsi que les charges. L'opération serait neutre pour l'employeur d'un point de vue comptable, mais, d'un point de vue financier, il s'agirait d'un décaissement de trésorerie supplémentaire, à l'heure où celle-ci fait parfois défaut.

L'idée sous-jacente est qu'une journée de travail supplémentaire représente pour l'entreprise un surcroît de production, dont le fruit peut être reversé au bénéfice des soignants. C'est la logique qui a prévalu au moment de la création de la journée de solidarité au profit du financement de la dépendance, dans des circonstances qui ont d'ailleurs des similarités avec la situation actuelle.

Or, il me semble que ce raisonnement, qui est sans doute valable à l'échelle macroéconomique, ne peut pas être reproduit à l'échelle individuelle. Dans certaines entreprises et pour certains postes, une journée de travail supplémentaire correspond effectivement à une production quantifiable. Dans bien des structures, en revanche, le travail est organisé de manière globale, ou partagé au sein d'une équipe, et il est difficile d'identifier la production marginale individuelle d'un salarié pour un jour donné. Concrètement, un cadre au forfait-jours qui travaillerait lundi 13 juillet prochain plutôt que de poser une journée de RTT ne produirait pas une richesse supplémentaire qui pourrait être reversée à l'ANCV.

De plus, dans de nombreuses entreprises, les jours de repos sont posés dans des périodes d'activité moins forte, voire de fermeture des sites de production, et il ne sera pas nécessairement possible à un employeur de donner du travail à un salarié qui choisirait de renoncer à un jour de RTT.

Enfin, ce qui peut être difficile dans le secteur privé l'est encore davantage dans le secteur public ou dans le secteur associatif. En effet, dans une organisation sans but lucratif, le travailleur ne génère pas de chiffre d'affaires, mais rend un service qui n'est pas immédiatement monétisable. Par ailleurs, au plan comptable, les employeurs publics ne provisionnent pas les jours de repos non pris. Dans les faits, le choix par un salarié de renoncer à un jour de congé se traduira plutôt par un versement de l'employeur.

D'ailleurs, si la prise en charge de la dépendance est symboliquement financée par une journée de solidarité travaillée par les salariés, il s'agit dans les faits d'un prélèvement obligatoire, la contribution solidarité autonomie (CSA), acquittée par les employeurs.

Le dispositif qui nous est proposé apparaît donc comme une contribution volontaire pour les employeurs.

Je ne voudrais surtout pas désespérer de la générosité des employeurs, et je suis persuadée que certains sont prêts à jouer le jeu de la solidarité. Néanmoins, tous ne le voudront ou ne le pourront pas. Le succès du dispositif s'en trouve donc sérieusement obéré. Surtout, ce qui nous est proposé ne correspond pas tout à fait à l'idée de solidarité des travailleurs envers les soignants, qui est à l'origine de la proposition de loi.

Je pense que cette solidarité peut s'exprimer de manière plus directe, sans qu'un dispositif de don de jours de congé, nécessairement fictif et complexe à mettre en place, soit nécessaire.

Troisièmement, dans l'hypothèse où, malgré ces difficultés, une somme conséquente serait versée à l'ANCV, le texte ne précise pas les modalités selon lesquelles cette somme serait répartie.

Les bénéficiaires potentiels seraient les personnels publics et privés des établissements de santé, des établissements et services médico-sociaux et des services d'aide et d'accompagnement à domicile, dont le revenu imposable - ou celui du foyer, ce n'est pas précisé - ne dépasse pas trois fois le SMIC et qui ont été, je cite, « mobilisés pendant l'épidémie de Covid-19 ». Je passe sur le fait que l'épidémie n'est pas terminée, et sur le caractère relativement flou de la notion de mobilisation. Cette liste de bénéficiaires apparaît particulièrement large, ce qui risque d'entraîner une forte dillution de l'enveloppe qui serait disponible. Ce risque de dillution doit d'autant plus être souligné que certains d'entre vous pourraient souhaiter, non sans raisons, élargir encore cette liste afin de prendre en considération les efforts d'autres catégories de travailleurs.

Il ressort de mes échanges avec le ministère du travail que le Gouvernement se garde la possibilité de préciser ces points ultérieurement par décret, en fonction des sommes récoltées, afin de ne pas distribuer des sommes dérisoires. Encore faudrait-il que le dispositif soit borné dans le temps, ce qui n'est pas le cas dans le texte qui nous est transmis.

Au-delà de ces interrogations techniques et de l'ampleur des précisions qui devront être apportées par voie règlementaire, je me suis interrogée sur l'opportunité de ce texte.

Certes, les soignants et les travailleurs du secteur médico-social méritent notre reconnaissance. Toutefois, la proposition adoptée par l'Assemblée nationale, et que le Gouvernement nous demande d'examiner, m'apparaît en décalage avec leurs aspirations et leurs besoins, alors que des mesures structurantes doivent être adoptées dans le cadre du Ségur de la santé.

Le choix de passer par des chèques-vacances s'explique par une volonté de soutenir le secteur touristique, particulièrement sinistré en raison de la crise sanitaire. Je partage cet objectif, mais, là aussi, la solution proposée peut sembler dérisoire par rapport aux enjeux.

De plus, si le droit ne permet pas aujourd'hui la monétisation des jours de repos, parce que ces jours ont justement vocation à permettre au salarié de se reposer, je ne suis pas certaine que les moyens pour les Français de se montrer solidaires, par des dons ou des actions, manquent aujourd'hui au point qu'un dispositif aussi flou et complexe doive être imaginé.

Enfin, si les soignants méritent notre reconnaissance, d'autres publics pourraient également en bénéficier. Je pense notamment aux caissières des supermarchés, aux pompiers, aux forces de l'ordre, mais la liste est longue. Certains de nos concitoyens n'ont pas pu travailler et certains se retrouvent aujourd'hui dans une situation de précarité, ayant perdu leur emploi ou une partie de leur chiffre d'affaires.

Nombre d'entre eux en sont à demander, non pas des chèques-vacances, mais des aides alimentaires.

On est en droit de s'interroger, dans ce contexte, sur la pertinence et l'urgence de débattre d'un mécanisme qui permettrait, s'il fonctionne, d'accorder quelques dizaines d'euros aux personnels soignants.

J'ai été tentée de vous proposer le rejet de cette proposition de loi, tant elle contrevient à ma conception du rôle du législateur. Nous ne sommes pas élus pour envoyer des signaux de solidarité, ni pour « rendre possible l'impossible », comme le revendique, en toute modestie, l'exposé des motifs du texte, mais pour écrire des lois qui doivent être utiles, sous peine, comme l'écrivait Montesquieu, d'affaiblir celles qui sont nécessaires.

Toutefois, je mesure la bonne volonté, partagée au-delà des divergences partisanes, qui a présidé à la rédaction de ce texte. J'ai donc choisi d'adopter une position constructive et à défaut de rendre l'impossible possible, de donner un minimum de portée opérationnelle à ce texte.

Je vous en propose donc une réécriture globale.

Premièrement, je vous proposerai de remplacer le dispositif quelque peu baroque de don de jours de repos par un don par le salarié de sa rémunération au titre d'une ou plusieurs journées de travail. La solidarité souhaitée par le salarié serait ainsi effectivement supportée par lui, sans que l'employeur ait son mot à dire. Cette possibilité serait donc ouverte y compris aux salariés qui ne disposent pas de jours de repos.

Il me semble en effet porteur de sens que ce soit en renonçant au fruit d'une journée de travail que les salariés puissent manifester leur reconnaissance envers les personnels soignants qui se sont trouvés en première ligne dans la lutte contre l'épidémie pendant que la population était confinée.

L'employeur pourrait tout à fait participer à la solidarité manifestée par ses salariés en abondant les montants versés à l'ANCV, soit unilatéralement, soit dans le cadre d'un accord permettant d'amorcer une dynamique au sein de l'entreprise.

Le fonds dédié à ce mécanisme, géré par l'ANCV, pourrait également être alimenté par des dons volontaires de toute personne physique ou morale. Cette possibilité pourra par exemple être utilisée par les salariés disposant de jours de RTT monétisables.

Par ailleurs, le dispositif serait étendu aux agents publics dans les conditions déterminées par un décret en Conseil d'État.

S'agissant de la répartition des fonds, je vous proposerai de conserver, sans l'élargir, le champ des bénéficiaires potentiels tel qu'il a été prévu par l'Assemblée nationale tout en laissant au Gouvernement la possibilité de préciser les critères applicables.

Les chèques-vacances seraient versés aux établissements éligibles au prorata de leur masse salariale, à charge pour eux de les répartir entre leurs agents en fonction de la connaissance qu'ils ont de l'investissement de chacun pendant l'épidémie. Il me semble en effet préférable que la répartition soit faite au plus proche du terrain plutôt qu'au niveau national.

La loi préciserait cependant que les bénéficiaires doivent avoir travaillé pendant la période de confinement de la population, soit entre le 12 mars et le 10 mai 2020 et, comme dans le texte actuel, que leur rémunération ne doit pas excéder le triple du SMIC.

Le dispositif que je propose est borné dans le temps, car c'est la condition pour que la somme à répartir soit connue. J'ai retenu la date du 31 août 2020, qui peut être débattue mais qui permet de ne pas trop déconnecter ce mécanisme de la situation à laquelle il vise à répondre.

La mise en oeuvre de ce dispositif suppose la publication rapide des décrets d'application. Je ne doute pas que, dans la mesure où il nous est demandé de statuer en urgence, le pouvoir exécutif aura à coeur de faire le nécessaire. J'ai néanmoins une pensée pour les services de l'État auxquels cette proposition de loi imposera une charge de travail supplémentaire, alors qu'ils ont par ailleurs d'autres sujets, sans doute au moins aussi importants, à traiter.

Sous réserve de l'adoption des amendements, je vous propose donc d'adopter cette proposition de loi.

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