Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, cela a été amplement souligné par mes collègues et moi-même tout au long de l’examen de ce texte, mais il faut le répéter encore et encore, le Gouvernement nous conduit à une situation où le Parlement ne fait plus vraiment la loi.
Au total, près de soixante ordonnances ont été prises depuis le début de la crise du Covid-19, et c’est extrêmement préoccupant. Le présent projet de loi comptait à l’origine pas moins de quarante demandes d’habilitation à légiférer.
Au cours de son examen en séance, Mme la ministre a par ailleurs déposé des amendements d’une portée lourde, aux conséquences qu’il eût fallu évaluer. Il nous est revenu de nous prononcer en quelques minutes sur ces amendements.
Le Gouvernement a pris l’habitude de tordre les institutions et leur pratique pour les adapter à ses projets et à ses priorités. Il ne se soucie pas que ces dernières ne soient pas partagées par les représentants du peuple, qu’il place dans l’impossibilité matérielle d’accomplir leur mission.
C’est une triste performance, qui relève de la même stratégie délétère que celle qui épuise notre hôpital, notre école ou nos services publics ; elle consiste à mettre les institutions qui doivent servir le peuple dans l’impossibilité de faire correctement leur travail.
C’est sans surprise que nous sommes obligés de constater que la philosophie de ce texte n’a pas évolué entre la première lecture au Sénat et la rédaction résultant des travaux de la commission mixte paritaire. Les thématiques hétérogènes qu’il traite sont impuissantes à masquer un projet profond – toujours très « ancien monde » – et une méthode imparfaite qui mettent à mal nos fondamentaux.
Si mes collègues siégeant sur les travées de gauche et moi-même avons salué des décisions que nous savons coûteuses pour le budget de l’État, mais nécessaires – telles que les mesures de chômage partiel –, nous ne pouvons nous en satisfaire tant ce que propose le présent texte est par ailleurs problématique. En effet, il prévoit à la fois des mesures positives et de profondes attaques contre ce qui fait notre État social, singulièrement les acquis des travailleurs.
Visant à préserver l’emploi et les compétences dans les secteurs touchés durablement par une baisse d’activité en ajustant notamment la capacité de production à la baisse en fonction de la demande, la démarche pèche parce qu’elle accroît la pression sur les salariés en jouant sur leur précarisation.
Ce texte a notamment pour objet de permettre aux entreprises de modifier le régime des CDD et des contrats de mission. Les dérogations pourraient ainsi être négociées au niveau des entreprises pour tous les contrats courts signés avant la fin de l’année, dans un contexte où la démocratie sociale est déjà très fragilisée. Il s’agit de graver dans la loi une libéralisation du régime des CDD.
En matière de justice, nous nous sommes fortement émus de l’absence d’évaluation et de recul sur l’extension de l’expérimentation des cours criminelles. Les modalités de la mobilisation des jurys populaires – par ailleurs intéressante –, nous inquiètent, notamment la possibilité d’une limitation du public pour leur tirage au sort.
L’absence de débat parlementaire sur une réforme de la justice des mineurs, reportée par la force des choses, signale aussi une démarche politique à l’emporte-pièce, alors même que des représentants de la magistrature, du barreau ou de la protection judiciaire de la jeunesse appellent à l’abandon de cette réforme extrêmement mal engagée. Rappelons que, alors même que les détails du traitement des dossiers étaient l’objet de préoccupations avant la crise, cette dernière est venue ralentir encore davantage le fonctionnement d’un système déjà engorgé.
Ce texte prévoit également des mesures relatives à la situation des étudiants étrangers. Ces derniers, considérés dans une logique utilitariste, pour répondre à la demande de main-d’œuvre agricole, sont autorisés à travailler jusqu’à 80 % du temps, quel qu’en soit l’impact sur leurs études. La manière dont on envisage le rôle de ces jeunes est tout un symbole.
Il en va de même pour les travailleurs saisonniers étrangers, dont la durée de séjour est portée de six à neuf mois, mais sans droits nouveaux.
En dépit des différents sujets d’inquiétude qu’il comporte – je n’en ai cité que quelques-uns –, nous avons voulu aborder ce texte dans une démarche constructive. Nous avons choisi de répondre par nos amendements aux besoins d’une population qui voit fondre sur elle les conséquences sociales dramatiques de la crise. Nous avons pris le parti de réintroduire dans ce projet de loi cette dimension sociale qui peine à transparaître dans les textes du Gouvernement.
Nos propositions ont porté sur la gratuité des masques et la sécurisation des parcours d’insertion, la prolongation du chômage partiel, la protection des jeunes vulnérables, la sécurisation du droit au séjour, la confirmation du droit à l’interruption volontaire de grossesse, le soutien aux collectivités locales, ou encore le maintien du versement des pensions alimentaires par les caisses d’allocations familiales (CAF) ou la sécurité alimentaire.
Alors que le texte accède à l’une de nos demandes – la prise en compte du chômage partiel pour le calcul des retraites –, nous avons voulu que cette mesure permette une véritable préservation du droit à la retraite, y compris pour les carrières courtes, tant pour le nombre de trimestres que pour le montant des pensions.
Nous n’avons malheureusement pas été suivis par la majorité du Sénat. Pour ce projet de loi comme pour les élections municipales, nous ne pouvons que prendre acte de la grande proximité entre La République En Marche et la majorité sénatoriale.
Le projet que le présent texte dessine en creux témoigne de la difficulté à répondre à l’acuité de la crise sociale qui se profile en fonction des contraintes du réel. Il est particulièrement préoccupant d’observer qu’au sein du Parlement les majorités demeurent arc-boutées sur des modèles passés et dépassés, alors que les situations individuelles des personnes vulnérables ou fragilisées par la crise se dégradent très vite.
Dans ce contexte, nous avons besoin d’un fonctionnement institutionnel serein et efficace ; or nous n’en prenons pas le chemin. La propension à produire des textes fourre-tout dans des délais trop courts qui ne respectent pas le travail du Parlement ne répond pas aux attentes démocratiques de nos concitoyens.
Vous l’aurez compris, pour toutes ces raisons, les membres du groupe socialiste et républicain et les sénateurs qui y sont apparentés voteront contre ce texte.