Intervention de Jean-Luc Fichet

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 28 mai 2020 à 10h00
Examen du rapport sur l'alimentation du futur en téléconférence

Photo de Jean-Luc FichetJean-Luc Fichet, rapporteur :

Lorsque nous avons lancé le sujet au mois de septembre dernier, nous ne pensions pas être aussi en phase avec l'actualité. Nous verrons dans les semaines et mois à venir à quel point l'alimentation a pu jouer un rôle important pendant le confinement, en mal comme en bien. Les Français ont pris en moyenne 2,5 kg durant cette période.

Le sujet est structurant pour nos politiques publiques. L'alimentation doit être pensée de manière large. Elle se trouve, du fait de la multiplicité de ses impacts, à la croisée d'enjeux sanitaires, écologiques et économiques majeurs et fortement interdépendants. Il est impossible d'atteindre les grands objectifs des politiques de santé publique et d'environnement sans prendre en compte l'évolution des systèmes alimentaires.

Dans le rapport, nous explorons le constat des impasses des systèmes alimentaires actuels, issus de la transition alimentaire et de la révolution agricole du siècle dernier. Ce constat nous a conduits à nous demander quelles inflexions ou ruptures pourraient faire émerger des systèmes alimentaires pour demain. Pour y répondre, nous avons mené plus de quarante auditions d'acteurs du secteur, de scientifiques éminents et d'experts, et consulté une abondante bibliographie scientifique. Construire une vision prospective de l'alimentation suppose d'analyser le système alimentaire actuel pour y rechercher des facteurs spontanés de permanence ou d'évolution. C'est l'objet de la première partie de ce rapport, intitulée « le système alimentaire français, état des lieux, tendances et phénomènes émergents ».

Notre alimentation porte encore fortement la marque de la production alimentaire du XXe siècle. Des tableaux présentent nos consommations totales en calories. Entre 1780 et 1980, nous voyons comment, après une forte progression jusqu'au début du XXe siècle, la consommation en céréales et féculents a chuté. La consommation en fruits et légumes, produits animaux, graisses et sucres a quant à elle progressé.

De 1950 à 2008, les aliments consommés deviennent moins nombreux et divers. La consommation de céréales et pommes de terre diminue jusque dans les années 1990. Jusque dans les années 2000, la consommation de viande augmentait. Depuis, elle diminue. Beaucoup de graisses, de sucres rapides et de protéines animales sont consommés. L'alimentation est de plus en plus transformée, voire ultra-transformée. Nous observons un essor de la consommation hors domicile, et une transformation des liens symboliques à l'alimentation. Le mangeur est de plus en plus déconnecté de l'alimentation brute. Les consommations alimentaires s'individualisent. Une forme d'anxiété s'est installée dans le rapport à l'alimentation. Un tableau présente la contribution des aliments ultra-transformés à l'apport énergétique. La France se place dans le tiers supérieur des pays pour cette consommation.

Nous avons également constaté des changements de représentations et de pratiques, à propos desquels on peut se demander s'ils sont annonciateurs d'une nouvelle transition alimentaire. Nous assistons à une redéfinition contemporaine du « bien manger », et à une évolution des valeurs. La santé et le bien-être occupent une place croissante dans les préoccupations. Les priorités citoyennes et éthiques gagnent elles aussi du terrain : manger écologique, respecter les animaux, rémunérer justement les producteurs ou encore soutenir le développement économique local.

Une définition plus complexe du « bien manger » articule plusieurs dimensions. On constate à présent une différenciation dans les termes utilisés en alimentation, entre une classe ouvrière, dans une situation moins favorisée, et une couche de population bien plus aisée, plus soucieuse des produits et d'une alimentation comprenant moins d'additifs, par exemple. L'alimentation devient source de qualité de vie et de santé.

On observe la montée d'un besoin de réassurance et de réappropriation de l'alimentation, ainsi qu'une demande croissante de transparence pour les produits alimentaires, en termes de conditions de production et de transformation, d'origine et de propriétés nutritionnelles et d'impacts potentiels sur la santé, l'environnement ou les territoires. Des initiatives publiques et privées visent à la reterritorialisation des systèmes alimentaires et à la promotion des circuits courts.

Les pratiques évoluent. On constate ainsi un recul de la consommation de produits animaux, surtout depuis les années 1990. La consommation de viande de porc et de bovins diminue. Seule la consommation de volaille progresse. La consommation de viande de mouton et de chèvre reste relativement stable. Le tableau projeté fait état des motivations de la faible consommation ou de la non-consommation de viande. Le premier critère résulte de la constatation qu'il est préférable de manger moins de viande pour être en bonne santé. Les critères suivants portent sur les conditions d'élevage, puis sur la cruauté d'élever des animaux pour les tuer. Il me paraît intéressant de bien identifier le quatrième critère, concernant l'environnement, le réchauffement climatique et l'épuisement des sols. On pourrait imaginer que ce critère se place en première position, de même que l'utilisation des produits liés à la production agricole, tels que les pesticides. Mais ils ne se placent pas dans les premières motivations de non-consommation de viande.

Nous présentons ensuite l'essor du bio et des modes de production durables. Des tableaux font état de l'évolution du nombre d'opérateurs et des surfaces engagées en bio. Jusque dans les années 2000, les projets étaient fortement mis en avant par les différents ministres de l'Agriculture, dans un objectif d'augmentation des surfaces consacrées à ce mode de production. Leur taux ne décollait pourtant pas des 1 ou 2 %. À partir des années 2006-2007, on a assisté à un essor beaucoup plus important. Aujourd'hui, les surfaces consacrées au bio avoisinent les 10 à 15 %. Plusieurs difficultés en découlent, concernant le foncier, la diversification et l'installation des jeunes en agriculture, surtout s'ils ne sont pas issus du monde agricole.

Plusieurs tableaux du rapport illustrent l'essor de l'agriculture bio dans la restauration collective et commerciale et dans la vente directe. Ils soulignent également l'importance des grandes et moyennes surfaces, qui se sont bien saisies du sujet.

En matière d'alimentation, d'autres changements de comportement, tels que le développement des circuits courts et du local ainsi que de l'alimentation fonctionnelle, restent à confirmer dans la durée. Je souligne que le développement des circuits courts et du local, s'il fonctionne au niveau des consommateurs, n'a pas le meilleur bilan carbone. Il s'inscrit dans une dynamique de militantisme économique.

Parmi les critères de confiance, 23 % des consommateurs citent le fait qu'un produit soit directement vendu par le producteur, avant l'existence de labels ou de signes officiels de qualité, que mentionnent 16 % des sondés. 9 % citent la fabrication locale et 7 % le « made in France ». Entre 2007 et 2015, la part des consommateurs de compléments alimentaires est passée de 20 à 29 % chez les adultes. Ces produits sont plus particulièrement consommés par des personnes âgées.

Des changements sont également observés du côté de l'offre. Un impact croissant du numérique est constaté à deux niveaux : de nouveaux modes de distribution apparaissent, et des applications au service de la transparence sont mises sur le marché. Des QR codes permettent d'identifier la qualité et la composition des différents produits. L'arrivée de nouveaux aliments tels que la viande de culture, les insectes ou encore les algues est annoncée, mais reste très hypothétique. Il est par exemple possible de produire 10 kg de steak à partir d'une cellule. Une part de recherche conséquente s'intéresse à cette approche. Pour autant, elle n'intéresse pas prioritairement le consommateur.

Nous avons ensuite constaté que les inégalités face à l'alimentation restent très marquées. Nous y consacrons un développement important dans notre rapport. Nous avons observé que le sujet échappe aux différentes analyses réalisées au niveau européen, ce qui altère la perception que l'on peut avoir des évolutions de l'alimentation.

De fortes différences régionales et socioprofessionnelles persistent en ce qui concerne la consommation d'aliments-clés. De nouveaux marqueurs sociaux sont apparus. Ainsi, on a assisté à une inversion sociale de la consommation de viande, de boissons sucrées et de produits très transformés, devenus marqueurs sociaux des classes populaires.

La partie nord de l'hexagone consomme davantage de viande et produits carnés, tandis que le sud consomme davantage de légumes. Il y a plus de problèmes de santé dans le nord qu'au sud. Un tableau fait état de la consommation de fruits en fonction des revenus. Il est intéressant de voir la place prise par les fruits et légumineuses dans l'alimentation en fonction des classes sociales.

Les différences de régimes alimentaires entraînent de lourdes conséquences en matière de santé. Les habitudes de consommation des ménages du haut de l'échelle sociale correspondent davantage aux recommandations nutritionnelles. Inversement, les éléments déconseillés pour la santé, à savoir la viande ou les boissons sucrées, sont surconsommés dans les milieux modestes. Les personnes des classes élevées ont également une alimentation moins calorique. Cette différence explique le rapport entre obésité et niveau social, comme le montre parfaitement un tableau du rapport.

Le phénomène persistant d'insécurité alimentaire est trop souvent minoré. Il concerne une population bien plus vaste que le seul public des structures d'aide alimentaire et que la population en situation de pauvreté. Il va de pair avec une alimentation de qualité nutritionnelle très médiocre. Les problématiques d'insécurité alimentaire se retrouvent souvent dans des familles aux revenus modestes, ou monoparentales. Parfois, le père ou la mère de famille ne mange pas à sa faim afin de nourrir ses propres enfants. Nous l'avons vu au travers de la réouverture des cantines scolaires après la séquence Covid, permettant à un certain nombre d'enfants de disposer d'un bon repas par jour. La question qualitative se pose également.

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