Intervention de François Molins

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 11 juin 2020 : 1ère réunion
Audition de M. François Molins procureur général près la cour de cassation

François Molins, procureur général près la Cour de cassation :

Je vous remercie de me recevoir à nouveau pour évoquer cette problématique qui me tient à coeur, même si je ne suis plus en première ligne sur le plan opérationnel depuis mi-novembre 2018, comme peuvent l'être mes collègues procureurs sur le terrain. Je continue toutefois à suivre de près le sujet. J'ai ainsi organisé le 15 novembre 2019, à la Cour de cassation, un colloque sur le thème de la lutte contre les violences conjugales, en lien avec l'École nationale de la magistrature (ENM). En tant que procureur général près la Cour de cassation, je suis aussi vice-président du conseil d'administration de l'ENM. Une formation sur la lutte contre les violences conjugales y a été rendue obligatoire, depuis cette année, dans le cadre des stages qui accompagnent un changement de fonction. Je n'ai pas forcément, dans les fonctions que j'occupe désormais, une vue exhaustive du sujet, mais je vous donnerai mon opinion personnelle.

Des efforts ont été faits depuis quelques années, et particulièrement depuis quelques mois, autour de la question des violences. Mais, pour être efficace, cette détermination doit s'inscrire dans la durée. Après le volontarisme des derniers mois, il faut maintenir la pression et continuer à être vigilant.

La circulaire-cadre de la garde des sceaux du 9 mai 2019 relative à l'amélioration du traitement des violences au sein du couple et à la protection des victimes a été véritablement fondatrice. Elle a représenté un geste fort car elle s'est attachée à promouvoir une culture de la protection des victimes. Elle vise à développer les réponses pénales orientées vers la protection de ces dernières et leur prise en charge globale. J'observe que le nombre de féminicides n'a pas chuté en 2019, mais qu'il a diminué ces derniers mois : un féminicide tous les quatre jours depuis le début de 2020, contre un féminicide tous les deux jours et demi auparavant.

On observe aussi une grande hétérogénéité des pratiques en fonction des services de police et de gendarmerie et des parquets. Le Grenelle de lutte contre les violences conjugales, organisé par le Gouvernement de septembre à novembre 2019, a été l'occasion de réels échanges entre l'État et tous les acteurs - associations et collectivités territoriales, notamment. Ce temps était nécessaire. Le Grenelle a permis de pointer un certain nombre de faiblesses dans nos dispositifs de lutte contre les violences.

Si l'action judiciaire est au coeur de ceux-ci, avec de vrais défis à relever, la justice n'est pas isolée et doit s'inscrire dans un continuum avec l'action des services de police et de gendarmerie. Comme dans toute chaîne, il suffit d'un maillon faible pour affaiblir l'ensemble. Le Grenelle a eu le mérite de consacrer cet enjeu sociétal, de renforcer l'information en la matière, de contribuer à l'amélioration des pratiques et à la mise en oeuvre de nouvelles modalités de traitement des faits. Il a aussi favorisé des modifications législatives, comme la loi du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille, dont M. Aurélien Pradié a pris l'initiative, ou la proposition de loi de Mme Bérangère Couillard1(*), que votre assemblée a examinée en première lecture il y a deux jours.

Je me félicite de l'inscription dans la loi de priorités et d'axes forts de la lutte contre ces violences : la notion d'emprise, la création d'une infraction de harcèlement ou de violences ayant pu conduire au suicide, le renforcement des passerelles entre le civil et le pénal, l'exigence d'un rôle accru du parquet dans le processus conduisant à prendre des ordonnances de protection ainsi que du volontarisme affiché pour développer des dernières, la prise en compte des conséquences dévastatrices des violences conjugales sur la famille, à travers la possibilité, pour le juge pénal, de restreindre les modalités d'exercice de l'autorité parentale par un conjoint violent, et, enfin, l'importance accordée au suivi des auteurs.

S'agissant de la proposition de loi visant à protéger les victimes de violences conjugales, je tiens à insister sur l'importance décisive de l'interdiction de la médiation pénale en matière de violences au sein du couple : toute mise en cause de cette interdiction serait très regrettable. La médiation pénale doit être, à mon avis, absolument proscrite, car elle est inadaptée au climat d'emprise qui peut exister dans ces couples. Même si le consentement de la victime est requis, celui-ci ne peut pas être, par nature, éclairé. C'est pourquoi, quand j'étais procureur à Bobigny et à Paris, j'avais interdit au sein de mon parquet de recourir à ce type de réponse pénale.

Une autre piste d'amélioration est le suivi des acteurs : j'y reviendrai.

Même si la diminution du nombre de féminicides dont je parlais à l'instant marque une avancée, celle-ci reste fragile et les conditions du succès ne sont pas réunies à ce jour. L'une des principales difficultés tient aux différences de traitements et de réponses en fonction des parquets. Il appartient au garde des sceaux de donner des directives générales de politique pénale aux trente-six procureurs généraux qui les répercutent ensuite auprès de l'ensemble des procureurs. Toutefois, en dépit du caractère très volontariste de la politique pénale depuis quelques années, et surtout depuis la circulaire de politique pénale de mai 2019 que j'évoquais tout à l'heure, certains points méritent d'être revus si l'on veut pouvoir mesurer l'effectivité des instructions qui sont données.

Il convient d'abord de souligner l'absence de cohérence dans le suivi statistique, entre les faits constatés par les services de police et de gendarmerie et ceux qui sont enregistrés dans le système Cassiopée des parquets. Les services ne fonctionnent pas sur les mêmes bases. Il en résulte dès lors, en raison des items et des applications informatiques spécifiques du ministère de la justice, une déperdition statistique des infractions constatées. Avec les référencements selon la nature de l'infraction (Natinf) et la nature de l'affaire (Nataff), qui servent à désigner les infractions, on arrive à identifier le nombre de violences commises au sein du couple en se référant à la circonstance aggravante du fait commis au sein du couple ; mais si ces violences ont été commises avec deux ou trois circonstances aggravantes différentes, cette indication disparaît et est noyée dans un vocable qui s'intitule « violences aggravées par deux ou trois circonstances ». Il devient donc difficile de comparer les infractions traitées par la police et la gendarmerie et les infractions enregistrées au bureau d'ordre du parquet sur ce sujet, qui sont forcément moins nombreuses que celles qui sont recensées par les forces de l'ordre. Il faudra absolument progresser dans ce domaine. Aujourd'hui c'est tout juste si, pour recenser les violences conjugales, on ne doit pas les compter à la main : c'est paradoxal en 2020 !

Nous devrons aussi progresser pour disposer un jour de comparaisons permanentes entre les notions de mains courantes, de renseignements judiciaires et de procès-verbaux de procédures judiciaires. Ces informations ne sont pas disponibles dans tous les ressorts. Il s'agirait pourtant, à mon avis, d'un indicateur intéressant pour apprécier l'effectivité des instructions qui sont données aux policiers et aux gendarmes de limiter le recours tant aux mains courantes qu'aux renseignements judiciaires et d'appeler le parquet chaque fois qu'une situation, dénoncée par une victime, est suffisamment grave pour être portée à la connaissance du procureur et justifier l'engagement éventuel d'une procédure judiciaire, même si la victime ne porte pas plainte. De même, le nombre de placements en garde à vue décidés par les officiers de police judiciaire, rapporté au nombre de faits constatés, peut constituer un marqueur fort de l'effectivité des politiques pénales engagées dans ce domaine et du volontarisme des différents acteurs de la chaîne pénale. Il me semble que les infractions liées aux violences conjugales sont suffisamment graves pour justifier un placement en garde à vue.

Il faut continuer à proscrire certaines réponses, comme la médiation pénale, et privilégier d'autres approches. Les alternatives aux poursuites - rappel à la loi, classement sous condition, stage de sensibilisation - doivent être réservées aux faits primaires et aux faits de faible gravité. Dès lors que l'on est confronté à des faits graves, même s'ils sont commis pour la première fois, ou à des faits réitérés, il convient de privilégier des réponses pénales fermes avec un défèrement au parquet, soit pour comparution immédiate, soit pour convocation par procès-verbal du procureur assortie d'un contrôle judiciaire, ce qui permet d'avoir l'assurance de faire comparaître la personne devant le tribunal dans un délai de six mois. La convocation par officier de police judiciaire (COPJ) ne semble pas idéale en raison des délais, situation que la crise sanitaire n'a pas arrangée, puisque certains parquets n'ont quasiment plus enregistré de procédures pendant deux ou trois mois. Les COPJ peuvent ainsi se traduire par des délais de convocation devant les tribunaux supérieurs à six mois, sans possibilité de contrôle judiciaire. Il convient aussi de ne pas laisser la victime dans l'ignorance des suites pénales apportées par la police ou la gendarmerie. La pratique consistant à l'en informer n'est pas systématique.

On parle peu des procureurs généraux, qui sont pourtant les garants de l'application efficace et uniforme, dans leur ressort, des consignes de politique pénale données par le ministère. Certains le font très bien, mais il y a parfois des marges de progression et cela peut expliquer que les violences conjugales ne soient pas traitées avec la même rigueur partout. Toutefois, les choses ont changé et je constate une forte implication des procureurs généraux sur cette thématique depuis le Grenelle de lutte contre les violences conjugales.

J'en viens à l'ordonnance de protection, un sujet d'actualité. La loi du 28 décembre 2019 fixe au juge aux affaires familiales un délai de six jours pour statuer sur une demande d'ordonnance de protection. Le décret du 27 mai 2020 impartit au demandeur un délai de vingt-quatre heures, à partir de l'ordonnance du juge fixant la date de l'audience, pour signifier au défendeur la requête aux fins de mesure de protection, et ce sous peine de caducité. Cela a suscité des protestations de certains professionnels. Des responsables politiques ont aussi accusé le ministère de détricoter le dispositif qui avait été voté par le Parlement.

J'ai toujours dit que six jours, c'était très court, d'autant plus lorsque s'intercale un week-end. Je pense que la loi ne doit pas avoir de vertus incantatoires, mais poser des règles normatives. Pour être appliquée, elle ne doit pas se borner à exprimer de bonnes intentions, sauf à se contenter d'une vertu d'affichage. Or, si un délai de six jours semble court, un délai de vingt-quatre heures l'est encore plus.

Le décret ne dit pas non plus si l'ordonnance doit être horodatée. Il serait pourtant pertinent qu'elle le soit. Si le délai de vingt-quatre heures n'est pas respecté, l'ordonnance devient caduque. Finalement, la brièveté du délai se retourne aussi bien contre la victime que contre celui qui est mis en cause et dont il faut aussi garantir les droits. Le contradictoire doit être assuré dans la procédure civile, pour que chacun puisse faire valoir ses arguments et se défendre. De plus, le droit commun prévoit que si un délai expire le samedi, il est prorogé jusqu'au lundi. Mais que se passe-t-il si le délai de vingt-quatre heures expire un vendredi soir à vingt-deux heures ? Ces questions restent en suspens. La brièveté des délais est un vrai problème. Faut-il garder ce délai de six jours si l'on a la quasi-assurance qu'il ne pourra pas être respecté ? Ne serait-il pas plus raisonnable de le porter à dix ou douze jours ? De même, au lieu d'un délai de vingt-quatre heures, ne faut-il pas prévoir deux ou trois jours ? Enfin, plutôt que de prévoir la caducité, ne serait-il pas préférable de laisser le juge aux affaires familiales apprécier ?

Enfin, il me semble que ce n'est pas le rôle des services de police et de gendarmerie, qui sont déjà très sollicités, de signifier ce genre de mesures d'ordre civil. Il ne faut pas confondre le travail d'un huissier et le métier de policier ou de gendarme.

Il serait donc sans doute plus raisonnable de rallonger un tout petit peu les délais, même si je comprends la volonté d'affichage, afin de s'assurer que les décisions peuvent être signifiées dans les formes, tout en laissant du temps aux victimes et aux mis en cause, plutôt que de prendre le risque, en voulant aller trop vite, de revenir à la case départ.

L'état d'urgence sanitaire fait écho, finalement, aux expérimentations menées en matière d'éviction du conjoint violent du domicile. Dans ce type de situation, en effet, l'idéal n'est pas de faire partir la victime, mais de trouver des solutions pour organiser le départ du conjoint violent. Or l'état d'urgence est intervenu dans des circonstances un petit peu particulières, que certains ont d'ailleurs parfois trouvées un petit peu surréalistes. Le 13 mars, les chefs de juridiction ont été invités à mettre en oeuvre les plans de continuation d'activité qui avaient été préparés et qui limitaient de façon extrêmement drastique les activités judiciaires : au pénal, la priorité était donnée aux enquêtes de flagrance ; les défèrements devaient être limités aux cas où une mesure de sûreté apparaissait indispensable ; de même, les enquêtes préliminaires devaient être limitées aux situations d'urgence. Finalement, il a fallu reporter de deux ou trois mois un certain nombre de rendez-vous qui avaient été pris dans le cadre d'enquêtes préliminaires.

La question des violences au sein des couples s'est posée très vite. La ministre a fait une intervention sur les réseaux sociaux dès le 20 mars. Cinq jours plus tard, une circulaire de la direction des affaires criminelles et des grâces demandait aux parquets d'être vigilants face au risque de hausse des violences intrafamiliales pendant le confinement et leur donnait pour consigne de mettre en oeuvre des mesures de protection adaptées, de renforcer le recours au Téléphone grave danger (TGD) et de faire en sorte que la politique pénale ne perde pas en fermeté et en intensité.

Je ne suis pas en mesure de vous dire si les violences constatées ont baissé ou augmenté pendant le confinement. Les situations semblent, en fait, assez contrastées selon les lieux. Dans un ressort du nord de la France, les faits constatés ont augmenté dans certaines compagnies de gendarmerie, mais baissé dans d'autres. Il semble que ceux qui ont peut-être le plus souffert du confinement, à cet égard, sont les mineurs. Il est possible aussi que le confinement ait surtout entraîné une baisse des signalements, notamment des signalements effectués par les réseaux associatifs, qui n'ont plus pu constater les violences dans la mesure où les personnes ne sortaient plus. Cela illustre l'intérêt des dispositifs de signalements mis en place sur des plateformes, par SMS, dans les pharmacies ou les grandes surfaces.

Le nombre de faits n'a peut-être pas augmenté, mais les cas ont été plus difficiles à prendre en charge en raison de la baisse des signalements. Certains barreaux ont joué le jeu, en désignant des avocats pour les gardes à vue, d'autres ont refusé de le faire compte tenu des contraintes sanitaires. Le Conseil national des barreaux a émis des critiques fortes, car les plans de continuité d'activité, et donc les secteurs d'activité maintenus, variaient beaucoup en fonction des juridictions.

L'éviction du conjoint violent a concentré les difficultés susceptibles de se poser dans ces circonstances. En temps normal, cette question se règle d'elle-même : le conjoint violent à qui on fait obligation de s'éloigner peut trouver à s'héberger chez des membres de sa famille, chez des amis, ou dans un foyer. Le confinement a bien évidemment rendu ces solutions beaucoup plus difficiles et il est apparu assez vite nécessaire de mettre en place un dispositif d'hébergement permettant de garantir l'application des mesures d'éviction. C'est dans ce contexte que la plateforme d'hébergement d'urgence pour les auteurs de violences conjugales a été mise en place par le ministère de la justice, en lien avec le secrétariat d'État chargé de l'égalité entre les femmes et les hommes qui en a assuré le financement. La plateforme a été gérée par le Groupe SOS Solidarités. Fin avril, une soixantaine de conjoints violents étaient ainsi hébergés. Cette plateforme, conçue comme un dispositif exceptionnel et temporaire, a bien fonctionné.

Ce système est en train d'être décliné par certains parquets, par le biais de conventions - je pense notamment au travail très intéressant en cours à Bordeaux, grâce aux initiatives de la procureure de Bordeaux. L'enjeu est désormais de pérenniser ce dispositif d'urgence qui a fait ses preuves et qui permet d'articuler l'éviction du conjoint violent du domicile et son suivi judiciaire. Il semblerait logique, s'il devient permanent, qu'il soit financé par le ministère de la justice, afin qu'il s'inscrive dans la palette des dispositifs proposés par le ministère sur cette question.

Vous m'avez demandé, Madame la présidente, si l'institution judiciaire serait en mesure de rattraper les retards pris pendant le confinement. Je ne peux que vous répondre : oui et non... Les plans de continuation d'activité se sont traduits par une baisse très importante de l'activité, d'environ deux tiers dans le meilleur des cas, jusqu'à 90 % parfois ! Les auteurs de violences conjugales qui avaient reçu des COPJ et dont l'audience a été annulée devront être reconvoqués. Les procureurs travaillent d'arrache-pied pour fixer des priorités dans les ré-audiencements et j'espère que ces dossiers urgents seront traités comme des priorités. Dans de nombreux parquets, les procédures n'ont pas pu être enregistrées pendant deux ou trois mois, car les fonctionnaires ne pouvaient pas venir travailler. J'espère, là encore, que l'enregistrement des procédures liées aux violences conjugales n'en pâtira pas. En temps normal, ces procédures doivent se traiter par téléphone, en temps réel : tous les faits de violences conjugales constatés doivent donner lieu à un appel du policier ou du gendarme au substitut de permanence pour une obtenir une réponse au téléphone. Si les choses fonctionnent sur cette base, les défauts d'enregistrement seront limités. Il faudra toutefois faire un travail de vérification dans les secrétariats pour s'assurer que des procédures n'ont pas été oubliées. C'est un enjeu réel pour les parquets.

Vous m'avez demandé mon avis sur l'intérêt d'un parquet spécialisé. Je ne vois pas la valeur ajoutée de cette spécialisation. Si l'on privilégie la spécialisation, c'est toute la chaîne qui doit évoluer ainsi, pas seulement les parquets. Le modèle français me paraît relativement satisfaisant. On pourrait cependant se poser la question du modèle espagnol, qui repose sur une organisation juridictionnelle très différente : des juridictions familiales sont chargées de traiter tout le contentieux de la famille et abritent, en leur sein, des parquets spécialisés et des juridictions spécialisées. L'approche conceptuelle est vraiment différente. Le même juge traitera une affaire de violences conjugales au pénal, mais aussi au civil. Si l'on devait aller vers la spécialisation, c'est le modèle que je privilégierais. Sinon, créer des parquets spécialisés n'apporterait pas grand-chose par rapport au volontarisme et à l'organisation du ministère de la justice.

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