Mon intervention sera assez longue car le sujet mérite que l'on soit précis. Nous examinons aujourd'hui la proposition de résolution européenne sur le prochain cadre financier pluriannuel (CFP) de l'Union européenne et l'instrument de relance. Cette proposition est présentée sur l'initiative de nos collègues Jean Bizet et Simon Sutour, que je tiens à saluer, et elle a été adoptée par la commission des affaires européennes le 9 juin dernier.
Notre commission a eu l'occasion d'évoquer ce sujet à de nombreuses reprises au cours des deux dernières années, notamment lors de l'examen d'une précédente proposition de résolution européenne sur le sujet, en février dernier.
L'adoption du prochain CFP fixera les plafonds de dépenses annuels de l'Union européenne, et déterminera ainsi l'évolution du montant de notre contribution nationale pour les sept prochaines années, ainsi que le volume des dépenses européennes dont notre pays pourrait bénéficier.
Comme vous le savez, les négociations relatives au prochain CFP durent depuis maintenant deux ans. Nous avons souvent eu l'occasion de rappeler à quel point cet exercice est périlleux car la procédure d'adoption requiert l'unanimité des États membres au Conseil. Alors que les États membres peinaient à trouver un accord, la crise sanitaire et ses conséquences économiques ont redistribué les cartes d'une négociation déjà « difficile », pour ne pas dire, « embourbée ».
Cette proposition de résolution européenne permet aujourd'hui au Sénat de se prononcer sur les nouvelles orientations présentées par la Commission européenne. Nous examinons ce texte à la veille d'un Conseil européen déterminant pour ce sujet, bien que de nombreux observateurs lui prédisent déjà une issue peu prometteuse.
Je vous propose de ne pas revenir sur l'historique des négociations ouvertes depuis 2018, dont le détail figurera dans le rapport. Notre commission a déjà débattu des propositions initiales de la Commission européenne, sur lesquelles le Sénat a exprimé son désaccord à plusieurs reprises, notamment compte tenu des baisses proposées des budgets de la politique agricole commune (PAC) et de la politique de cohésion.
La nouveauté réside dans les nouvelles orientations proposées par la Commission européenne le 27 mai dernier afin de tenir compte des effets économiques de la crise. En effet, dès le mois de mars, alors que la Commission européenne annonçait en urgence plusieurs mesures budgétaires visant à soutenir les dépenses des États membres, il est devenu évident que les négociations relatives au budget pluriannuel allaient devoir intégrer un outil dédié à la relance économique de l'Union européenne.
La mise en oeuvre de cet outil a fait l'objet de débats intenses, notamment parce qu'elle a été associée, dès le début, à la possibilité de pouvoir émettre des titres de dettes communs à l'ensemble des États membres. L'objectif d'un tel dispositif était de permettre de réduire le coût de l'emprunt pour les États membres qui rencontraient déjà des difficultés pour se financer sur les marchés, comme l'Italie et de l'Espagne. Plusieurs États membres se sont toutefois fermement opposés à cette hypothèse, au premier rang desquels se trouvaient l'Allemagne, l'Autriche et les Pays-Bas.
Une solution de compromis a été esquissée par le ministre de l'économie et des finances, Bruno Le Maire, en proposant un fonds temporaire dédié au financement de la reprise à l'issue de la crise sanitaire. Ce principe a d'ailleurs été retenu par l'initiative franco-allemande pour la relance, qui propose un fonds doté de 500 milliards d'euros de subventions, financé à partir de ressources levées sur les marchés financiers.
Par la suite, le Conseil européen du 23 avril dernier a acté le principe de la mise en oeuvre d'un fonds de relance, en précisant qu'il devait être intégré au prochain cadre financier pluriannuel et en chargeant la Commission de présenter des propositions.
Ainsi, la Commission européenne propose un CFP renforcé et articulé avec un nouvel instrument de relance temporaire, appelé « Next Generation EU ». S'agissant du CFP dit « socle », c'est-à-dire hors instrument de relance, la Commission européenne propose un niveau de dépenses fixé à 1 100 milliards d'euros en crédits d'engagement pour la période 2021-2027, soit une position intermédiaire entre le CFP actuel et le plafond proposé en mai 2018. Ce niveau de dépenses est également très proche de celui proposé lors du Conseil européen de février dernier, témoignant ainsi d'une cristallisation des discussions autour de cette valeur.
Toutefois, l'analyse des enveloppes proposées pour chacune des rubriques budgétaires doit tenir compte des crédits issus de l'instrument de relance. En effet, la Commission européenne propose que l'intégralité des crédits provenant de cet instrument transite par le CFP.
Venons-en donc maintenant aux caractéristiques de cet instrument de relance. Doté d'une enveloppe de 750 milliards d'euros, dont 250 milliards d'euros de prêts et 500 milliards d'euros de subventions et de garanties, l'objectif de cet instrument est bien d'augmenter la « puissance de feu » du budget européen de façon temporaire.
L'architecture proposée par la Commission européenne n'est pas des plus lisibles. Nous avions déjà eu l'occasion de souligner les difficultés méthodologiques rencontrées au cours de cet exercice, avec, par exemple, les budgets présentés en euros courants ou en euros constants, la rebudgétisation du fonds européen de développement à compter de 2021, ou encore le retrait du Royaume-Uni qui nécessite de retraiter toutes les données budgétaires. Désormais, il nous faut composer avec un budget reposant sur deux piliers - le CFP « socle » et l'instrument de relance -, sur deux types d'intervention - prêts et subventions -, et les éléments de langage de la Commission européenne qui présentent l'instrument de relance tantôt à partir d'axes « thématiques », tantôt par référence aux rubriques budgétaires du CFP.
D'un point de vue budgétaire, l'instrument de relance peut être présenté comme regroupant deux ensembles : d'une part, une enveloppe de 190 milliards d'euros venant abonder des programmes existants ou nouvellement créés, comme un programme spécifique à la coopération en matière de santé, ou encore « React EU » ; d'autre part, une enveloppe de 560 milliards d'euros, insérée dans le CFP, regroupant les 250 milliards d'euros de prêts de l'instrument de relance, et 310 milliards d'euros de subventions. Cette « poche » spécifique est appelée la facilité pour la reprise et la résilience.
Quel bilan pouvons-nous dresser des enveloppes proposées par la Commission européenne pour les différentes politiques européennes ?
Tout d'abord, il faut saluer l'augmentation des crédits versés au premier pilier de la PAC, à hauteur de 5 milliards d'euros par rapport aux propositions de mai 2018, bien que cette hausse reste modeste. Le deuxième pilier est majoré de 5 milliards d'euros au titre du CFP « socle » et de 15 milliards d'euros au titre de l'instrument de relance, soit une hausse de 20 milliards d'euros par rapport aux propositions de mai 2018.
Le budget de la politique de cohésion apparaît très en hausse parce qu'il intègre en apparence les crédits logés dans la facilité pour la reprise et la résilience. En réalité, le budget alloué au fonds européen de développement régional (Feder) est en baisse de 4 milliards d'euros environ par rapport à 2018, et des baisses similaires sont constatées s'agissant du fonds de cohésion, du fonds social européen, et d'Erasmus. Toutefois, le dispositif « React EU », financé par l'instrument de relance, constitue une « rallonge » de 50 milliards d'euros qui sera disponible au début du CFP.
Le fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (Feamp) ne bénéficie malheureusement pas d'une hausse au titre de l'instrument de relance. Cette proposition me semble réellement dommageable pour le secteur de la pêche, dont l'activité a beaucoup souffert au cours des derniers mois - le Brexit n'arrangeant pas la situation.
De plus, je ne peux que regretter le budget dédié au fonds européen de la défense, s'élevant à seulement 8 milliards d'euros, contre 11,5 milliards d'euros en 2018. La défense, tout comme la recherche et la politique spatiale, constitue un domaine stratégique, emblématique de la valeur ajoutée européenne. Comme je l'avais déjà indiqué en février dernier, ma conviction est que tout ce que les États membres ne parviendront pas à faire ensemble au niveau européen dans ces domaines dans lesquels nous devons développer une autonomie, ils le feront seuls, puisant dans leurs budgets nationaux, et en se privant de synergies précieuses.
J'en viens désormais à la facilité pour la reprise et la résilience, qui constitue la pièce maîtresse de l'instrument de relance.
Regroupant la totalité des prêts et les deux tiers des subventions de l'instrument de relance, la mise en oeuvre de cette facilité répond à une logique différente de celles des programmes du budget européen. La Commission européenne lui fixe comme objectif d'améliorer la capacité de résilience et d'ajustement des États membres, en finançant des réformes et des projets d'investissement publics.
La Commission européenne propose que l'utilisation de cette facilité s'inscrive en conformité avec les recommandations du semestre européen. Ainsi, les États membres qui souhaiteront en bénéficier devront présenter à la Commission un plan spécifique, détaillant les mesures pouvant être financées. Ce plan prendra la forme d'une annexe distincte du programme national de réforme que le Gouvernement nous transmet chaque année. La Commission veillera à ce que ce plan soit cohérent avec les priorités par pays recensées dans le cadre du semestre européen, et qu'il réponde à un certain nombre de critères détaillés dans la proposition de règlement.
S'agissant du volet subventions, les États membres pourront recevoir une contribution d'un montant maximal, fixé par application d'une clé d'allocation. Cette clé est calculée selon la population de l'État membre, en proportion inverse du PIB par habitant, et sur la base du taux de chômage constaté entre 2015 et 2019. D'après ce calcul, la France pourrait recevoir jusqu'à 32 milliards d'euros de subventions, ce qui en ferait le troisième bénéficiaire après l'Espagne et l'Italie, mais ce montant n'est pas encore arrêté selon les dernières informations dont je dispose.
Je regrette que ces critères ne permettent pas de prendre en compte les besoins de financement des économies les plus touchées par la crise sanitaire.
S'agissant du rôle de la Commission européenne, il est prépondérant dans l'évaluation des plans présentés par les États membres. Ce rôle appelle à la plus grande vigilance de notre part dans l'octroi des subventions. En outre, au regard des masses budgétaires en jeu, il apparaît nécessaire que les parlements nationaux soient étroitement associés à l'élaboration de ces plans.
Permettez-moi d'exprimer toutefois quelques réserves sur la capacité de la facilité à produire des effets contracycliques pour répondre à la crise. En effet, si la Commission européenne propose d'engager au moins 60 % des dépenses avant la fin de l'année 2022, seulement 22 % des crédits de paiement seront effectivement versés avant cette date. En se basant sur le montant maximal de subventions qui pourra être alloué à la France, cela signifierait que notre pays ne bénéficierait que de 7 milliards d'euros environ en crédits de paiement d'ici à la fin de l'année 2022.
En outre, la ligne dédiée à l'instrument budgétaire de convergence et de compétitivité, auparavant dénommé budget de la zone euro, a disparu des propositions de la Commission européenne. Demande forte portée par la France depuis de nombreuses années, la mise en place de cet instrument apparaissait justifiée en ce qu'elle permettait d'apporter une réponse propre à la zone euro en cas de crise économique.
Au-delà de la facilité, le financement de l'instrument de relance concentre les principales interrogations.
Tout comme l'a prévu l'initiative franco-allemande, la Commission européenne propose que l'instrument de relance soit financé par un emprunt sur les marchés, ce qui constitue un réel changement de paradigme pour l'Union.
Toutefois, force est de constater que les modalités de remboursement de cet emprunt ne sont pas encore étayées.
Il est proposé d'initier le remboursement du capital à compter de 2028 jusqu'en 2058, au plus tard. Ce calendrier présente l'avantage majeur de permettre une hausse significative de la puissance de feu du budget européen à brève échéance, sans que les États membres doivent augmenter leurs contributions nationales. Toutefois, à compter de 2028, deux scénarios sont possibles : soit une hausse massive des contributions nationales, soit la mise en place de nouvelles ressources propres de l'Union européenne.
Pour l'heure, les propositions de la Commission européenne sur le volet « ressources propres » sont décevantes. Ne pas trancher ce débat revient à repousser un accord sur le remboursement de l'emprunt. Or, sans accord sur les modalités de remboursement, il n'est pas possible d'anticiper avec précision la quote-part du remboursement assumé par chaque État membre, ce qui constitue un angle mort des négociations.
Outre les ressources fondées sur les quotas carbone, et une autre fondée sur les déchets plastiques, la Commission européenne évoque désormais les pistes suivantes : une ressource issue d'un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières ; une ressource fondée sur les « activités des grandes entreprises », qui n'est même pas détaillée ; une ressource fondée sur un impôt sur le numérique, c'est-à-dire une « taxe GAFA » européenne. Cette piste est peut-être celle qui a le plus de chance d'aboutir à moyen terme.
Je m'étonne de l'optimisme affiché par la Commission européenne, et mon avis est partagé par les personnes auditionnées. Premièrement, j'ai quelques doutes sur la perspective d'une entrée en vigueur rapide de ces ressources, eu égard aux réticences historiques des États membres sur le sujet. Deuxièmement, même si je partage les objectifs du Pacte vert européen, il peut être rappelé que la pérennité des recettes issues des quotas carbone repose sur une tendance haussière du prix du carbone... Or, l'abandon de la trajectoire carbone en France en 2019 a montré toute la difficulté d'une telle mesure. De plus, une taxe basée sur le prix du carbone est appelée, par nature, à se traduire par des recettes fiscales décroissantes. Nous pouvons faire la comparaison avec la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TIPP) attribuée aux régions, alors même que l'on incite à la baisse de la consommation des énergies fossiles...
Dans cette perspective, je partage pleinement les dispositions de la proposition de résolution européenne qui rappellent que les nouvelles ressources propres ne doivent pas peser sur les ménages et les entreprises, afin de ne pas dégrader le tissu économique européen.
Dans le même temps, l'augmentation des contributions nationales ne peut constituer l'unique réponse. En février dernier, je vous avais indiqué que les propositions de la Commission européenne de 2018, donc uniquement pour le CFP « socle », se traduiraient par une hausse annuelle moyenne de 6,9 milliards d'euros par rapport au cadre financier pluriannuel actuel. Une telle augmentation apparaît d'autant plus significative aujourd'hui, dans un contexte de dégradation de nos finances publiques.
Pour la France, la suppression du système de rabais permettrait de contenir la progression de sa contribution nationale. Or, la suppression des rabais est de nature à augmenter significativement les contributions nationales de plusieurs États membres déjà contributeurs nets. Je crains que cette proposition fasse l'objet d'une monnaie d'échange avec les pays dits « frugaux » pour trouver un accord sur le CFP et l'instrument de relance.
Afin de tenir compte de l'ensemble de ces remarques, je vous proposerai plusieurs amendements qui ne modifient pas l'équilibre général de la proposition de résolution européenne, mais qui rappellent certaines priorités qui sont au coeur de la compétence de la commission des finances.
Outre deux amendements rédactionnels, je vais vous présenter des amendements visant à rappeler que les conséquences budgétaires du Brexit restent des enjeux centraux dans la conduite des négociations, et que la mobilisation accrue du budget européen ne doit pas éclipser les objectifs d'une utilisation efficace de la dépense et d'un renforcement de la lutte contre la fraude aux fonds européens, laquelle constitue un point de fuite du budget.
S'agissant de l'instrument de relance, je vous présenterai : un amendement appelant à faire preuve de prudence sur l'appréciation des volumes financiers proposés, qui pourraient être insuffisants si la crise économique devait être plus durable et profonde qu'anticipée ; un amendement pour regretter la disparition de l'instrument budgétaire de convergence et de compétitivité ; et enfin un amendement réaffirmant que la suppression des rabais doit constituer une priorité.