Intervention de Alain Joyandet

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 24 juin 2020 à 9h50
Projet de loi organique et projet de loi ordinaire relatifs à la dette sociale et à l'autonomie — Examen du rapport pour avis

Photo de Alain JoyandetAlain Joyandet, rapporteur pour avis :

Le Gouvernement a présenté le 27 mai dernier, un projet de loi organique et un projet de loi relatifs à la dette sociale et à l'autonomie.

Ces deux textes doivent répondre rapidement aux problèmes de financement rencontrés par les régimes sociaux depuis le début de la crise sanitaire. C'est une urgence que l'on peut comprendre. Ils abordent également la question de la dette des hôpitaux publics et préparent la prise en charge d'un risque « dépendance », en vue du prochain projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS).

Ils ne contiennent en revanche aucune disposition liée à la réforme annoncée du système de santé. Le PLFSS pour 2021 devrait, en principe, intégrer les réformes envisagées dans le cadre du Ségur de la santé, en particulier la revalorisation des salaires, l'organisation de la filière de soins et la révision de la tarification à l'activité (T2A).

Notre commission s'est saisie pour avis de ces deux textes en raison de leurs effets sur nos finances publiques.

Ils prévoient en premier lieu une nouvelle reprise de la dette sociale par la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades) à hauteur de 136 milliards d'euros : 31 milliards d'euros correspondrait à la reprise de la dette de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) au 31 décembre 2019, cette somme couvrant le déficit de la branche maladie du régime général (16,2 milliards d'euros), celui du Fonds de solidarité vieillesse (FSV) (9,9 milliards d'euros), celui de la branche vieillesse du régime des non-salariés agricoles (3,5 milliards d'euros) et celui de la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL) (1,2 milliard d'euros). 92 milliards d'euros seraient ensuite repris au titre des déficits cumulés de la branche maladie du régime général, du FSV, de la branche vieillesse du régime des non-salariés agricoles pour les exercices 2020 à 2023. Enfin, les textes prévoient la reprise d'une partie de la dette des établissements publics de santé au 31 décembre 2019, soit 13 milliards d'euros. Les modalités de cette prise en charge sont appelées à être précisées à l'occasion du prochain PLFSS. Elle viserait, en tout état de cause un tiers de l'encours actuel - 30,1 milliards d'euros fin 2019 - et des frais financiers annuels, pour un montant de 8,6 milliards d'euros en 2019. Au final, cette reprise importante peut rappeler celle qui a été opérée en 2011 et qui prévoyait un transfert progressif de 130 milliards d'euros de dettes jusqu'en 2018.

La reprise programmée vise donc, en premier lieu, les déficits liés à la crise actuelle. La crise sanitaire et son volet économique résultant des mesures de confinement se traduisent, en effet, pour l'heure par un déficit agrégé de 52 milliards d'euros pour le régime général et le FSV à la fin de l'exercice 2020, au lieu des 5,1 milliards d'euros initialement prévus. Un tel déficit constitue une première : la dégradation annuelle du solde n'a dépassé le seuil de 10 milliards d'euros qu'une seule fois depuis la création du régime général. En 2009, le déficit agrégé du régime général et du FSV avait ainsi atteint 14,1 milliards d'euros.

Les dépenses à la charge de l'assurance-maladie ont été majorées de 8 milliards d'euros depuis le début de la crise de la covid-19, du fait de l'achat de dispositifs médicaux - gel, respirateurs, masques - pour le personnel soignant à hauteur de 4,5 milliards d'euros et de mesures de revalorisation des personnels soignants, pour 3 milliards d'euros.

Les recettes du régime général et du FSV se sont, dans le même temps, effondrées en raison du report et de l'exonération de charges sociales liés à l'arrêt de l'activité, de la baisse du rendement de taxes affectées à la sécurité sociale - fraction de taxe sur la valeur ajoutée, taxe sur les salaires -, mais aussi de la contraction de 9,7 % de la masse salariale. S'agissant de celle-ci, on estime que 1,2 million d'emplois seront perdus à la fin de l'année par rapport à l'année dernière, que l'emploi salarié aura reculé de 4,1 % et le salaire moyen de 5,7 %.

D'après la commission des comptes de la sécurité sociale (CCSS), les pertes brutes de ressources pour le régime général s'élèveraient à 42,8 milliards d'euros en 2020, dont 25,1 milliards d'euros au titre des recettes pour les salariés du secteur privé ; 2,2 milliards d'euros au titre des recettes venant des indépendants, du secteur agricole et des particuliers employeurs ; 9,8 milliards d'euros au titre des recettes fiscales ; et 5,7 milliards d'euros en raison de la dégradation de la qualité du recouvrement.

La majoration des dépenses de santé pour lutter contre l'épidémie et la contraction concomitante du montant des cotisations perçues devraient porter l'encours de la dette de l'Acoss à plus de 50 milliards d'euros dès la fin de l'exercice 2020. Cette estimation reste cependant à affiner, le Gouvernement ayant fondé son calcul sur une estimation du déficit agrégé du régime général et du FSV de 41 milliards d'euros en 2020.

La capacité d'emprunt de l'Acoss a d'ores et déjà été relevée. Elle est ainsi passée de 39 milliards d'euros à 95 milliards d'euros le 20 mai dernier. Les besoins de financement devraient être stabilisés autour de 90 milliards d'euros à la fin du mois d'août. Face aux difficultés rencontrées sur les marchés en avril, un plan de financement de l'Acoss a été mis en place. Il s'appuie en majorité sur le secteur bancaire.

Le montant total de la dette transférée à la Cades s'élève, depuis sa création, à 260,5 milliards d'euros. Il restait, fin 2019, 89,1 milliards d'euros de dette à amortir. Après avoir amorti 16 milliards d'euros en 2019, la Cades prévoyait un apurement de l'ordre de 16,7 milliards d'euros en 2020 - 188,2 milliards d'euros auraient ainsi dû être remboursés à la fin 2020. La reprise par la Cades d'une nouvelle partie de la dette sociale et d'une partie de la dette hospitalière devrait augmenter l'encours de 65 milliards d'euros (+ 90 %) sur le seul exercice 2020 ; la dette restant à amortir atteindrait alors 137,4 milliards d'euros.

Le législateur organique et la jurisprudence du Conseil constitutionnel ont imposé que toute nouvelle reprise sans changement d'horizon ne saurait être effectuée sans augmentation des ressources de la Cades. La majoration de celles-ci ne devant avoir d'effet sur l'équilibre des comptes sociaux, elle ne peut intervenir qu'en cas de situation excédentaire ou si cette condition n'est pas respectée, qu'à la suite d'un relèvement des prélèvements obligatoires dédiés à la sécurité sociale. Le Gouvernement ne souhaitant pas activer ce levier, l'article 1er du projet de loi organique reporte la date d'extinction de la Cades du 31 décembre 2025 au 31 décembre 2033. Cette prorogation nous fait paraître bien loin le temps où nous envisagions ce que nous pourrions faire des 24 milliards d'euros dédiés au financement de la Cades que l'on nous annonçait disponibles à compter de 2024...

Si je peux comprendre la reprise de la dette de l'Acoss, je note que le Gouvernement y met, en plus de la dette issue des dépenses d'assurance-maladie, des dettes liées des dépenses d'investissement - dette des hôpitaux - et à des revalorisations salariales des personnels hospitaliers intervenues à la suite de la pandémie. Une telle évolution remet en perspective la notion de dette sociale, que la Cades est chargée d'apurer. C'est particulièrement net pour la dette des hôpitaux, assimilée à une conséquence des dépenses d'assurance-maladie, alors qu'elle relève de dépenses d'investissements, en majeure partie immobiliers. Elle conduit, par ailleurs, à une inégalité de traitement avec les établissements de santé privés qui assurent le service public hospitalier, notamment les établissements de santé privés d'intérêt collectif (ESPIC).

Il était, en outre, possible de cantonner la dette Covid-19 et de la laisser à la charge directe de l'État. Le montant - environ 50 milliards d'euros - peut paraître limité au regard de la dette de l'État et les conditions de son apurement plus satisfaisantes, l'État bénéficiant de meilleures conditions sur les marchés financiers que la Cades. Je m'interroge particulièrement sur le transfert de la dette liée au financement des mesures destinées à lutter contre la pandémie et des mesures de revalorisation des traitements des personnels soignants, qui ne sont pas, par nature, des dépenses d'assurance-maladie. Je dois donc déplorer, comme je l'avais fait à l'occasion du dernier projet de loi de finances, une confusion des rôles entre ce qui doit être pris en charge par l'État et ce qui doit l'être par la sécurité sociale. Je l'avais dit pour le transfert injustifié des crédits des agences sanitaires vers la sécurité sociale, car l'Agence nationale de santé publique, Santé publique France, et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ne relèvent pas d'une logique contributive qui justifierait leur rattachement au budget de la sécurité sociale.

Concernant la prorogation de la Cades jusqu'en 2033, je m'interroge sur l'hypothèse optimiste du Gouvernement, qui table sur un rendement de 2 % des ressources de la caisse et sur un scénario macro-économique - celui qui a été utilisé pour le deuxième projet de loi de finances rectificative - qui est déjà obsolète. Le contexte économique paraissant plus sévère qu'escompté, les ressources de la Cades risquent de diminuer au moment même où elle verra son encours augmenter de façon conséquente. Il y a là un nouveau risque d'effet ciseaux...

Ces éléments de fragilité, comme l'augmentation conséquente de l'encours, pourraient aussi dégrader les conditions d'emprunts de la Cades sur les marchés financiers. La Cades emprunte aujourd'hui à des taux relativement bas, même si un renchérissement est observé depuis 2016 : son taux de financement s'établissait à 2,14 % au 30 juin 2019 contre 1,61 % en 2016. L'augmentation constatée du taux de financement, dans un contexte de politiques monétaires non conventionnelles très accommodantes, tenait jusque-là au fait que la Cades émettait beaucoup moins de dettes qu'elle n'en remboursait et ne bénéficiait donc que peu des taux très bas actuels. L'étude d'impact des projets de loi table désormais sur une poursuite du renchérissement du coût de l'endettement, estimé à 2,25 % sur la période 2020-2033. On est d'ailleurs loin des taux observés pour l'État, même si la dette de la Cades est, comme celle de l'État, gérée par l'agence France Trésor.

La reprise de la dette de l'Acoss ne doit pas, par ailleurs, conduire à geler toute réforme du financement des régimes sociaux. La reprise de la dette mise en oeuvre en 2010 n'a pas été accompagnée de mesures pour réduire les déficits courants du régime général et du FSV. Seul un retournement de conjoncture a laissé entrevoir, en 2018, un rapide retour à l'équilibre. La crise actuelle ne peut servir de blanc-seing à une nouvelle dérive des comptes sociaux, qui conduiraient à de nouvelles prorogations de la Cades.

La prolongation de huit années de la durée de la vie de la Cades remet en question une nouvelle fois des engagements pris envers les générations futures. La diminution des prélèvements obligatoires attendue en 2024 avec la disparition annoncée de la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) est, quant à elle, abandonnée.

S'agissant de la création de la cinquième branche « autonomie », je crois qu'elle relève avant tout d'une logique d'affichage, puisque ces textes ne changent pas les modalités de financement des prises en charge, pas plus qu'ils ne créent de prestations nouvelles.

Le financement prévu à compter de 2024, via l'affectation d'une partie de la fraction de la contribution sociale généralisée (CSG) initialement dédiée à la Cades, peut, en outre, apparaître insuffisant face à la montée en charge du risque de dépendance. Ce montant est estimé à 2,3 milliards d'euros par an, quand le rapport de Dominique Libault, publié l'an dernier, évalue les besoins entre 6 et 9 milliards d'euros par an. Ce transfert risque aussi de fragiliser les ressources de la Cades et il devrait contribuer à dégrader un peu plus la dette publique. Il faudra donc être attentif aux résultats du Ségur de la santé, qui doit, notamment, identifier des financements complémentaires. Je rappelle que l'affectation d'une ressource initialement dédiée à l'apurement d'une dette, qui n'est plus une dépense, à une nouvelle dépense dégraderait le solde public, au sens de la comptabilité nationale et des critères de Maastricht. S'agissant de ces textes, il est évident que la dette doit être inscrite quelque part, de même que nous comprenons bien que la crise sanitaire s'accompagne de dépenses nouvelles. Il est cependant question d'autre chose ici, ce qui rend notre prise de position plus délicate. D'après les informations dont je dispose, la commission des affaires sociales est sur la même ligne que nous, et elle déposera probablement des amendements. Même si j'émets de fortes réserves, je vous propose un avis favorable sur ces deux textes.

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