Intervention de Jean-Marie Vanlerenberghe

Commission des affaires sociales — Réunion du 24 juin 2020 à 9h35
Projet de loi organique et projet de loi ordinaire relatifs à la dette sociale et à l'autonomie — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Jean-Marie VanlerenbergheJean-Marie Vanlerenberghe, rapporteur général :

Nous devons tout d'abord définir le périmètre des deux projets de loi relatifs à la dette sociale et à l'autonomie. Je vous propose d'en rester à un périmètre qui inclurait, d'une part, les mesures relatives au transfert de la dette sociale à la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades) et à la gestion par cette caisse des moyens qui lui sont alloués à cette fin et les mesures dont l'objet direct est d'assurer l'extinction de cette dette à bonne date, et d'autre part, la structuration de la gestion du risque de perte d'autonomie au sein de la sécurité sociale, les modalités de son examen en projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et l'information du Parlement en la matière. À l'inverse, les mesures générales sur les ressources de la sécurité sociale - cotisations, contributions, taxes affectées, compensation par l'État des pertes de recettes, etc. - dépassent ce périmètre et pourront être examinées lors du prochain PLFSS.

Il en est ainsi décidé.

Si les deux projets de loi que nous devons examiner sont brefs, ils n'en sont pas moins très lourds par leur impact sur les comptes de la sécurité sociale. Ils comportent deux volets très distincts : d'une part, l'organisation de nouveaux transferts massifs de dette « sociale » à la Cades et, de ce fait, la prolongation de l'existence de cette caisse jusqu'en 2033 au lieu de 2024, et, d'autre part, diverses dispositions relatives à l'autonomie, qu'il est proposé d'ériger en risque et en branche de la sécurité sociale, qui serait gérée par la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA). Cette caisse serait, de plus, dotée d'une fraction de contribution sociale généralisée (CSG) actuellement affectée à la Cades à compter de 2024.

La crise actuelle a un impact très fort sur les comptes de la sécurité sociale. Par une cruelle ironie, alors qu'il y a un an à peine, nous croyions atteindre l'objectif du retour à l'équilibre, les dernières prévisions du Gouvernement font craindre un déficit de 52 milliards d'euros en 2020 - le précédent record, en date de 2010, s'établissait à 28 milliards d'euros.

Tous les fondements sur lesquelles reposait la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2020 ont été chamboulés : niveau des recettes, niveau de l'objectif national des dépenses d'assurance maladie (Ondam), solde des branches, découvert de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), etc. Néanmoins, le Gouvernement n'a pas estimé nécessaire de déposer un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale qui nous aurait permis de faire le point et de réviser la trajectoire.

C'est la fragilisation de la trésorerie de l'Acoss qui nous vaut le dépôt des deux projets de loi que nous examinons aujourd'hui. Le Gouvernement a porté par décret l'autorisation de découvert de l'Acoss de 39 à 70 milliards d'euros, puis à 95 milliards d'euros. Mais il s'agit d'un niveau difficilement soutenable, qui pourrait rendre délicate la gestion de l'organisme d'ici à la fin de l'année. D'où la nécessité de soulager la trésorerie de l'agence au moyen de transferts massifs à la Cades qui se montent à 136 milliards d'euros, soit plus la moitié de la dette totale transférée à ce jour à la Cades depuis sa création, en 1996.

Cette somme, qui s'ajouterait aux quelque 89 milliards d'euros de dette restant à amortir d'ici à la fin de l'année 2019, se décompose en trois parties : 31 milliards d'euros correspondant aux déficits passés de différents régimes, accumulés de 2011 à fin 2019 ; 92 milliards d'euros destinés à apurer les déficits à venir des exercices 2020 à 2023 ; et 13 milliards d'euros au titre du financement d'un tiers de la dette hospitalière. En conséquence, l'échéance d'extinction de la dette sociale en 2024, jusque-là maintenue par le Gouvernement, n'a plus de sens et l'article 1er du projet de loi organique propose donc de la repousser au 31 décembre 2033.

Outre ces transferts massifs, qui seront étalés entre 2020 et 2024, l'article 3 du projet de loi ordinaire prévoit, ici aussi pour soulager la trésorerie de l'Acoss, un versement unique et intégral avant le 31 juillet 2020 de la part de la soulte du régime spécial des industries électriques et gazières (IEG) gérée par le Fonds de réserve pour les retraites (FRR) pour le compte de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV). Ce versement, qui devait légalement se faire à partir de cette année, mais aurait pu être échelonné, est précipité pour participer au rétablissement de la trésorerie de l'Acoss.

Le projet prévoit une poursuite des versements annuels du FRR à la Cades. Ceux-ci, prévus à hauteur de 2,1 milliards d'euros jusqu'en 2024, seraient prolongés à hauteur de 1,45 milliard d'euros par an à partir de 2025, sans date limite. Si ces prélèvements sont légitimes au regard des déficits vieillesse transférés, la question des missions attribuées au FRR se pose sur le long terme. Le montant du fonds à l'issue de ces opérations dépendra étroitement des conditions de marché. Pour information, selon l'administration du FRR, la plupart des scénarios aboutissent à un solde final compris entre 6 et 10 milliards d'euros. Je vous proposerai seulement un amendement de coordination.

Sur le volet autonomie, la proposition initiale du Gouvernement, assez modeste, est répartie sur trois articles. L'article 4 du projet de loi ordinaire rouvre le chantier d'une prise en charge unifiée du soutien à l'autonomie en prévoyant la remise au Parlement, en septembre prochain, d'un rapport sur les conditions de création d'un cinquième risque ou d'une cinquième branche de sécurité sociale. L'article 2 du projet de loi organique crée une nouvelle annexe aux lois de financement de la sécurité sociale présentant les dépenses publiques liées à l'autonomie, leur évolution ainsi que les prévisions de dépenses. Leur périmètre est élargi à tous les acteurs qui y concourent - la sécurité sociale, mais aussi l'État et les départements. La seule mesure financière concrète est à la fois tardive et partielle : elle figure à l'article 2 du projet de loi ordinaire et consiste à transférer à la CNSA, à compter de 2024, une fraction de 0,15 point de CSG - soit 2,3 milliards d'euros - actuellement perçue par la Cades. De manière paradoxale, le projet de loi prévoit donc de diminuer les ressources de la caisse au moment où il lui confie 136 milliards d'euros de dette supplémentaire. Cette mesure aurait pour effet de prolonger la durée d'amortissement de la dette sociale d'une quinzaine de mois.

Un rapport, une annexe au PLFSS, et le transfert d'une ressource dans quatre ans : telles étaient les réponses du Gouvernement à la crise du secteur médico-social, après l'épidémie de covid-19. L'exposé des motifs prévoit toutefois des concertations destinées à trouver des pistes de financement à plus court terme.

Mais nos collègues députés n'ont pas attendu : ils ont voté la création d'un cinquième risque et d'une cinquième branche de la sécurité sociale et en ont confié la gestion à la CNSA.

Mon analyse sur ces différentes propositions est la suivante.

Sur l'autonomie d'abord, le rapporteur de l'Assemblée nationale évoque à propos de la création du nouveau risque et de la nouvelle branche une « naissance historique », qu'il qualifie même de « vertigineuse ». Le ministre, hier, a été plus modeste en parlant d'une « première pierre ». Ne légiférons pas avec la tête qui tourne. Historiquement, la politique d'aide à l'autonomie est une politique d'aide sociale, donc gérée par les collectivités. L'allongement de la durée de la vie en a multiplié les bénéficiaires. De nouvelles ressources ont dû être créées. L'empilement des dispositifs et le croisement des financements rendent le système complexe et la dépense publique difficile à piloter. Nous n'en avons d'ailleurs qu'une vue tronquée : elle mobilise environ 66 milliards d'euros d'argent public chaque année, mais seule une vingtaine de milliards transite par la LFSS.

Rendre cette politique plus clairement assurantielle et élargir l'horizon du Parlement peut contribuer à la rendre plus efficace. C'est l'objectif de la création d'un cinquième risque et d'une nouvelle annexe au PLFSS.

Reste la question de savoir qui doit gérer ce risque. Y répondre avant de disposer du rapport chargé de faire des hypothèses à ce sujet est peut-être prématuré... Et d'importantes questions restent en suspens, notamment celle qui est relative au rôle que les départements conserveront dans une organisation centralisée imitée des autres branches de la sécurité sociale. L'exposé des motifs du texte se veut rassurant : il précise que les pistes de réforme ouvertes par le rapport respecteront l'intervention des départements et des communes, dont « la libre administration a vocation à être garantie »... Mais le plus dur reste à faire. Ce dont nous avons le plus besoin, ce sont de nouveaux moyens financiers et d'une nouvelle culture de la prise en charge du grand âge. Il faut revoir l'organisation de cette prise en charge.

En ce qui concerne la dette sociale, l'ampleur des transferts proposés et du report de la date d'extinction de la Cades nous invite à nous reposer la question fondamentale formulée par le professeur Pellet jeudi dernier : considérons-nous toujours qu'il appartient à chaque génération de financer sa propre protection sociale, ce qui suppose d'apurer complètement une éventuelle dette ? Ou bien prenons-nous acte de notre échec en léguant notre dette aux générations futures ?

Dans ce dernier cas, il faudrait transférer à l'État la totalité de la dette sociale, ne plus rembourser que ses intérêts et consacrer dès à présent à un autre usage les ressources dévolues à l'amortissement du capital. Mais il faudrait aussi assumer la rupture du pacte entre les générations.

En revanche, si, comme je vous le propose, nous conservons l'ambition de ne pas faire payer le prix de notre protection sociale à nos enfants, nous devons nous montrer cohérents et nous donner les moyens d'atteindre enfin cet objectif. À cette fin, plusieurs questions se posent.

Tout d'abord, les nouveaux transferts envisagés à la Cades sont-ils bien tous légitimes ? La réponse me semble aller de soi pour ce qui concerne les déficits passés. Avec Jean-Noël Cardoux, j'ai déjà souligné à plusieurs reprises qu'il était malsain d'accumuler des déficits au sein de l'Acoss au risque de se retrouver, à l'extinction de la Cades, avec une dette équivalente à celle qui avait motivé la création de la caisse. Même si le transfert proposé est le fruit de circonstances exceptionnelles, il doit donc être accepté.

Je pense, de la même façon, que les déficits à venir des années 2020 à 2023 ne se distinguent pas, par nature, des déficits liés à de précédentes crises économiques qu'il n'a jamais été question de confier à l'État - bien que la sécurité sociale n'en ait pas été responsable. Il est donc normal de les transférer à la Cades. Sinon, une partie de notre dette sociale sera bel et bien transmise aux générations suivantes. À mon sens, l'équilibre de la sécurité sociale doit être atteint sur un cycle économique, au cours duquel les bonnes années permettent de financer les mauvaises.

Je crois, en revanche, que la situation actuelle et l'impérieuse nécessité d'améliorer au plus vite les comptes sociaux doivent nous permettre de tordre le cou à la doctrine du chacun chez soi, qui faisait que l'État ne compensait plus les mesures de baisses de recettes sociales qu'il décidait, voire qui lui permettait de piocher dans la caisse quand il la croyait pleine en diminuant sans raison les flux de TVA... Nous devrons donc veiller à limiter les déficits à venir de la sécurité sociale en exigeant la compensation de toutes les mesures impactant ses comptes qui figureront dans le plan de relance, voire en revenant sur les non-compensations décidées ces deux dernières années sur le fondement d'hypothèses financières périmées.

En revanche, je pense qu'il est illégitime de transférer à la Cades le financement d'un tiers de la dette hospitalière, qui devrait incomber à l'État. Les hôpitaux n'appartiennent pas à la sécurité sociale. De plus, l'essentiel de la dette hospitalière provient d'investissements immobiliers. Cela n'a donc rien à voir avec le financement des déficits de la sécurité sociale. Qu'aurons-nous demain au sein de la Cades sur la base d'un tel précédent ? Et jusqu'à quand maintiendrons-nous en vie cette caisse provisoire ? Je vous proposerai donc un amendement afin d'annuler ce transfert.

Plus fondamentalement, l'extinction de la dette sociale suppose de cesser d'accumuler des déficits. Le schéma que je vous propose est le suivant. Les PLFSS offrent, dans une annexe soumise au vote du Parlement, une vision sur cinq ans des comptes de la sécurité sociale, de l'année en cours à l'année n+4. À l'avenir, la somme des soldes consolidés des régimes obligatoires de base de sécurité sociale (ROBSS) et du Fonds de solidarité vieillesse (FSV) sur ces cinq années devra être positive ou nulle. Cela est à la fois contraignant et souple. De plus, il est prévu que, en cas de circonstance exceptionnelle au sens du traité européen de 2012, comme l'actuelle crise de la covid-19, ce délai pourrait être étendu jusqu'à dix ans. Mais dans tous les cas, chaque génération devra assumer le financement de sa protection sociale. Il reviendra au Haut Conseil des finances publiques et au Conseil constitutionnel de juger de la sincérité de la trajectoire présentée dans les PLFSS successifs.

Cette discipline collective devra commencer dès que nous serons sortis de la crise actuelle. Puisque la Cades devra absorber les déficits prévus jusqu'en 2023, je vous propose d'instaurer cette règle d'or à compter du PLFSS pour 2025, qui fera apparaître une trajectoire pour les années 2024 à 2028. Ce n'est que de cette façon que nous pourrons sortir de la perpétuation sans cesse renouvelée du « trou » de la sécurité sociale.

C'est en raison de l'instauration de ce garde-fou que, par souci d'équilibre, je vous propose de conserver la dérivation d'une fraction de CSG vers la CNSA à partir de 2024, même si, sur le plan des principes, je considère qu'il n'est pas satisfaisant de consacrer à des dépenses courantes, aussi légitimes soient-elles, les sommes dévolues au remboursement de la dette.

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