Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’expertise du Sénat en matière d’application des lois, fruit du travail de suivi mené depuis près de cinquante ans, comme vous venez de le rappeler, monsieur le président, est reconnue.
Le bilan de l’application des lois constitue un temps fort du contrôle de l’action du Gouvernement par le Parlement. Il permet de s’assurer que les textes d’application sont pris en temps et en heure et qu’ils respectent la volonté du législateur.
Les commissions permanentes sont au fondement de ce dispositif. Tout au long de l’année, elles mènent un travail approfondi de veille réglementaire pour les textes d’application relevant de leur compétence. Ce suivi a dû cette année être effectué dans des conditions délicates du fait de la crise sanitaire. Je remercie donc vivement les commissions, qui se sont mobilisées pour continuer à assurer le suivi de l’application des lois.
Cette année aura vu la mise en œuvre de la proposition de résolution tendant à modifier le règlement du Sénat pour renforcer les capacités de contrôle de l’application et de l’évaluation des lois, déclarée conforme par le Conseil constitutionnel le 6 juin 2019. Cette réforme accentue le rôle des commissions, en confiant au rapporteur d’un projet ou d’une proposition de loi la responsabilité du suivi de son application. Il est encore trop tôt pour tirer les conséquences de cette évolution, qui doit permettre d’améliorer le contrôle de la publication des mesures réglementaires.
L’efficacité du bilan de l’application des lois découle également d’un dialogue nourri avec les différentes administrations, ainsi qu’avec le secrétariat général du Gouvernement. Cet échange a fait la preuve de son efficacité, comme en témoigne l’accroissement notable du nombre de décrets publiés quelques jours à peine après les différentes communications des commissions sur le sujet.
Le bilan que je vous présente aujourd’hui analyse la mise en application des lois adoptées lors de la session parlementaire 2018-2019, c’est-à-dire entre le 1er octobre 2018 et le 30 septembre 2019. Durant cette période, 49 lois ont été votées, dont 22 étaient d’application directe. Fait notable, la proportion de lois résultant d’une initiative parlementaire est particulièrement élevée cette année : près de la moitié des lois de la session sont ainsi issues de propositions de loi.
Le taux global d’application des lois est de 72 %, soit un taux légèrement inférieur à celui de la session précédente, où il était de 78 %. Sur les 918 mesures réglementaires attendues, seules 660 ont été publiées. Je regrette d’autant plus ce recul que, si la prise des mesures d’application a été perturbée par la crise sanitaire, elle ne concerne en réalité que peu les textes prévus par les lois adoptées au cours de la dernière session. En effet, le Gouvernement s’engage depuis 2008 à prendre les décrets d’application six mois au plus tard après la parution des lois. Ce délai était déjà écoulé au début de la crise sanitaire.
Il y a un an, je me félicitais de la réduction du délai nécessaire à la prise des mesures d’application. Ce constat ne peut malheureusement être réitéré cette année.
En moyenne, les textes réglementaires ont été publiés cinq mois et douze jours après la promulgation de la loi, soit près d’un mois de plus qu’au cours de la précédente session. Les raisons de ce retard sont parfois liées à des difficultés juridiques apparues notamment lors des consultations obligatoires, de la notification à la Commission européenne, ou éventuellement du passage en Conseil d’État. L’objectif de ce bilan annuel est précisément de permettre au Gouvernement d’expliciter les raisons qui conduisent à l’absence de mise en application de certaines lois.
Cependant, le recours à la procédure accélérée est toujours généralisé et concernait 31 lois sur la session 2018-2019. Par conséquent, il est essentiel que la mise en application complète des lois soit à la hauteur de la rapidité exigée du législateur.
Les principaux points de vigilance demeurent ceux qui avaient été soulevés en 2019. Le rendu des rapports est notamment chroniquement insuffisant : comme les années précédentes, le taux de dépôt des rapports sur la session est très bas. Il se situe à 12 % à peine, contre 35 % l’année passée. Il n’est de plus que de 27 % sur la législature.
La faiblesse du taux de remise des rapports est encore moins compréhensible s’agissant des rapports demandés par le Gouvernement lui-même : seuls 8 % des rapports prévus par un amendement gouvernemental ont été remis depuis 2017. À croire que ce type de disposition avait pour seule vocation de donner une satisfaction de principe à une demande, sans réelle volonté d’aboutir.
Le Sénat a de son côté effectué d’importants efforts pour limiter les demandes de rapports aux seuls cas où ceux-ci sont indispensables à l’information du Parlement. Mes collègues reviendront sans doute sur ce point pour les rapports relevant de la compétence de leur commission.
Les raisons pour lesquelles certains décrets ne sont pas publiés sont parfois confuses. À titre d’exemple, alors que ce sujet avait déjà été évoqué il y a un an, deux textes essentiels pour la gouvernance d’Action Logement et figurant dans la loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, dite « loi ÉLAN », manquent encore. Sophie Primas, la présidente de la commission des affaires économiques, y reviendra certainement.
De même, l’arrêté nécessaire à la mise en place du comité des partenaires réunissant élus et opérateurs du logement social, prévu par un décret de mai 2019, n’est pas paru.
Pouvez-vous nous expliciter les raisons de l’absence de publication de ces deux textes, qui limitent grandement la réforme de la gouvernance de cet organisme ? Pour ma part, compte tenu de l’allongement du délai nécessaire à leur parution, j’ai peine à croire que celui-ci soit dû à de simples raisons techniques.
Cet exemple illustre également les différences d’interprétation dans nos méthodes de décompte des textes d’application. Il en est de la gouvernance d’Action Logement comme de l’ensemble des rapports dits « de l’article 67 » : le véritable bilan ne peut être dressé qu’en prenant en compte les arrêtés. Les dispositions d’un décret, s’il n’est pas suivi de l’arrêté correspondant, sont inopérantes.
J’en viens maintenant à la question des ordonnances, que nous avions déjà largement évoquée lors du précédent bilan. Le sujet est plus que jamais d’actualité, pour deux raisons de nature différente.
Tout d’abord, plus d’une cinquantaine d’ordonnances ont été prises pendant la crise sanitaire. Il y a un an, vous nous aviez indiqué, monsieur le ministre, qu’au cours des six dernières années le nombre d’habilitations à légiférer par ordonnance était supérieur au nombre de lois adoptées par le Parlement.
Pour autant, je réitère le constat effectué lors de ce débat : l’argument de rapidité avancé pour justifier l’utilisation d’ordonnances ne tient pas. En effet, le délai moyen entre la promulgation de la loi d’habilitation et la publication des ordonnances est de près d’un an, soit un délai supérieur au temps moyen d’adoption de la loi.
De nombreuses habilitations sont encore non utilisées. Je n’en citerai qu’un exemple : l’article 17 de la loi pour un État au service d’une société de confiance habilite le Gouvernement à prendre par voie d’ordonnance les mesures pour renforcer la sécurité juridique des entreprises soumises à des impôts commerciaux. Cette ordonnance devait être publiée avant avril 2019, mais le Gouvernement a depuis indiqué y avoir renoncé.
Par ailleurs, la ratification des ordonnances n’est pas toujours effective, faute d’inscription des projets de loi de ratification à l’ordre du jour des assemblées. Depuis de longues années, cela prive le Parlement d’un débat sur la conformité de l’ordonnance à la volonté du législateur.
La décision du Conseil constitutionnel du 28 mai dernier, dite « Force 5 », a donné une nouvelle dimension à cette préoccupation sur la portée du débat parlementaire, en indiquant qu’une ordonnance non ratifiée acquiert une valeur législative à compter de la fin du délai d’habilitation dès lors qu’elle intervient dans le domaine de la loi.