Intervention de Hamza Esmili

Commission d'enquête Combattre la radicalisation islamiste — Réunion du 18 juin 2020 à 9h30
Audition de Me Adélaïde Jacquin avocate au barreau de paris et M. Hamza Esmili sociologue à la demande du collectif contre l'islamophobie en france

Hamza Esmili, sociologue :

Je souhaite partir de ce qui nous réunit. Vous m'invitez en tant que chercheur en sociologie travaillant sur la pratique islamique. Néanmoins, la sociologie ne consiste pas à isoler les phénomènes mais à les attacher autrement, à dire ce qu'ils ont de contemporain et les corrélations qui les lient au reste de l'espace social. Plutôt que de répéter ad nauseam le fameux « pas d'amalgame » qui suggérait précisément ce que l'on prétendait congédier, et permettait par-là les plus inexactes corrélations, je tenterai de saisir avec vous d'un côté la politique incluse dans le fait d'une communauté qui se constitue autour d'un rapport déterminé à sa tradition religieuse et de l'autre la réaffirmation nationaliste qui lui est objectée.

Nous sommes ici pour interroger la « radicalisation » islamiste et les moyens de la combattre. L'étonnement est pourtant permis : à la redoutable faveur de la séquence qui est la nôtre, on ne peut que constater l'inédite profusion de plans, d'initiatives et de commissions déjà constitués par l'État comme autant de réponses. Partant, quelle est la nécessité de reconduire cette trame politique à l'infini ? Une première piste, simple mais exacte, serait celle de la concurrence entre ce que la sociologie nomme les « entrepreneurs de cause » - les uns défendant la radicalisation comme cadre d'analyse, les autres l'islamisme conquérant, chacun affirmant ainsi son pré carré. On s'affronte pour des noms, car à travers les noms transpire une concurrence tout à fait capitaliste sur ce qui est aujourd'hui le marché économique et idéologique de la lutte contre la radicalisation.

Pourtant, ce n'est pas cette voie que je suivrai aujourd'hui avec vous. En effet, il me semble que ce qui nous réunit est plus urgent qu'un simple appel d'offres. Nous devons prendre au sérieux la teneur de ce qui s'énonce dans la société. « Il faut nommer l'ennemi », nous dit-on, pour mieux l'affronter. Un paradoxe, pourtant : ce redoutable pouvoir, celui de nommer lorsque l'on détient la parole officielle, se suffit à lui-même. Entre les tenants de la thèse de la radicalisation islamiste et ceux des écosystèmes islamistes, les noms sont si exorbitants que les préconisations que l'on nous a faites sont systématiquement en deçà de leur violence. On se borne alors à suggérer des mesures déjà existantes, feignant une ignorance très justement relevée par vous dans les auditions précédentes lorsque vous observiez, à plusieurs reprises : « C'est déjà ce que l'État fait. »

Le premier de ces noms est donc la radicalisation. Si la fulgurante émergence de ce concept est d'abord liée à la légitime volonté de rendre intelligible ce qui nous frappait si durement, nous n'en disposons d'aucune définition stable et sérieuse. Tantôt elle désigne une idéologie par essence radicale, tantôt une déviance psychopathologique. On a ainsi pu parler de « fous » et « d'esprits faibles » aisément manipulés par d'invisibles recruteurs.

De fait, si nous ne savons pas définir la radicalisation, la lutte contre la radicalisation est pleinement opérante. Depuis 2014, 72 000 individus ont été dénoncés via l'interface stop-jihadisme.gouv.fr et l'on ne cesse de s'interroger sur les « signes faibles » qui rendraient le repérage encore plus facile et plus large.

Pourtant, nous savons aujourd'hui que plus de 90 % de ces personnes signalées n'avaient aucune intention violente, et le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) ne fournit pas de données précises pour les 10 % restants. Mais ces signalements sont souvent effectués par les travailleurs sociaux, à qui l'on demande d'être, selon un vocabulaire guerrier, « à l'avant-poste » dans les quartiers. Ainsi, des perquisitions violentes - plus de 3 600 depuis 2015 dont seulement six aboutirent à des enquêtes pour terrorisme -, des brutalisations policières, des fichages et des traumatismes familiaux à long terme sont-ils produits sur la seule base d'une barbe trop longue, d'un voile trop ample ou, plus simplement, d'un air suspect.

En réalité, cette évolution était contenue dans le nom en lui-même, ladite radicalisation. On l'a dit, il n'en existe pas de définition satisfaisante, mais l'on sait néanmoins que l'on est radical par rapport à une norme de modération. Charge alors à celui qui énonce le jugement en radicalité de définir son critère. Ainsi, un ministre a pu déclarer devant la Représentation nationale que celui qui avait une pratique trop affirmée pendant le ramadan était déjà radical. À l'évidence, il était ainsi énoncé une normativité extra-légale qui n'engageait que celui qui la prononçait et le pouvoir qu'il détenait. Mais il est vrai que par la question de la radicalisation, l'enjeu n'était plus seulement celui de la survenue d'attentats sur le territoire national, mais l'injonction de repérer ce qui rongerait la société de l'intérieur.

D'où le second nom : « l'islamisme ». Celui-ci est plus ancien que la radicalisation. Jusqu'au début du XXe siècle, il désigna communément l'ensemble de la religion musulmane ; puis le terme « islam » fut adopté et son prédécesseur abandonné, jusqu'à ce que la succession des actualités se charge de combler le vide. Les « islamistes » furent alors tour à tour les ayatollahs iraniens dont le gouvernement français, en 1983, croyait repérer l'influence chez les ouvriers marocains en grève à Aulnay-sous-Bois, puis les Frères musulmans, des moudjahidine d'Afghanistan, certaines confréries soufies, etc., tous ensemble « islamistes ». Le terme a servi à regrouper des pratiques absolument distinctes sous une seule et unique paresseuse catégorie.

Il ne faut pourtant pas s'y tromper : contrairement à la radicalisation, le nom « islamisme » est univoque. Son sens réel et exclusif est « l'ennemi ». Aussi, partant de l'affrontement civilisationnel et biologique, une opinion de plus en plus commune affirme qu'une portion du pays a été conquise par l'islamisme. Si la thèse relève à l'évidence du délire, au sens le plus psychique du terme, il faut pourtant entendre le propos sous-jacent : la simple existence d'une communauté musulmane suffit à troubler l'ordre régulier de la gestion étatique. Surtout, la thèse de l'islamisme conquérant attribue ainsi à la main de l'extérieur la pratique islamique contemporaine. On affirme que les mosquées sont construites par des émirs du Golfe ou des généraux d'Algérie et qu'il y a conjuration de l'étranger pour briser le pacte social national - étant entendu que la présence des musulmans affaiblit la collectivité.

De fait, la dimension complotiste à l'oeuvre dans la thèse de l'islamisme conquérant doit être soulignée. Une célèbre éditorialiste a affirmé que les Frères musulmans étaient aux portes du pouvoir. Un autre a cru voir parmi les gilets jaunes des islamistes dissimulés. De même, toute apparition d'une jeune femme voilée dans le débat public, telle syndicaliste étudiante par exemple, était une preuve d'entrisme. On procédait ainsi depuis la matrice directement héritée de l'antisémitisme moderne.

Menée à son terme, la quête de l'ennemi islamiste qui se dissimule parmi nous régresse au lourd legs du racisme colonial et biologique dont une dernière mouture est le récit du grand remplacement. Nous nous accordons tous et toutes sur le caractère proprement scandaleux de cette thèse. Pourtant, elle figure l'air du temps. Ainsi a-t-on tôt fait de décréter la reconquête républicaine, cette catégorie nouvelle de l'action publique destinée aux quartiers populaires. Le retour du refoulé est ici transparent : de la reconquête à la Reconquista, le lien et le ressentiment qu'ils entraînent sont advenus.

Pourtant, une fois évacués ces deux noms, la très labile radicalisation et le très belliqueux islamisme, un fait demeure, aussi massif que tragique : la survenue, sur le territoire national, de la violence théologico-politique. Aussi, en ce point de mon intervention, permettez-moi de développer un récit alternatif à la psychopathologisation d'un côté, et à la réponse guerrière de l'autre. Il faudrait alors partir du renouveau islamique : le fait est indéniable, mais loin d'un retour à une pratique réputée immuable, les musulmans contemporains, en particulier immigrés ou issus de l'immigration, ont réinvesti la tradition islamique par une voie intimement liée au vécu de l'immigration postcoloniale et à la condition socio-économique qui lui est attachée. Dire cela n'est pas céder au déterminisme naïf. À l'évidence, la pensée religieuse a ses singularités, mais il faut aussi rappeler que cette même pensée se déploie dans une configuration sociohistorique qui en est la condition de possibilité.

Un mot de cette si fréquente interrogation : islam « de » France ou islam « en » France ? Cette question n'a absolument aucun sens pour le sociologue, si ce n'est la réaffirmation du pouvoir des uns sur les autres. Dès que les individus et les groupes qu'ils composent sont socialisés en France, dès qu'ils ont été à l'école de la République - le fondateur de la sociologie française, Émile Durkheim, ne disait-il pas que la plus grande conversion est l'école ? - dès qu'ils sont des produits finis de la collectivité, ils sont des enfants de notre société, qu'ils partent étudier au Yémen ou combattre Bachar el-Assad en Syrie.

Aussi peut-on repérer dans la pratique islamique contemporaine quelques caractéristiques générales. D'abord, elle intervient comme réaffiliation de populations marginalisées par le fait de l'immigration, de la crise de la condition ouvrière et du vécu de la cité. Autrement dit, la constitution d'un collectif musulman atténue les effets d'une existence historiquement conduite au plus bas de l'échelle sociale. Partir de là nous permet de mieux saisir le grand mouvement de construction des mosquées en France à partir de la fin des années 1980. Face à la thèse si doxique et si peu avérée du financement étranger, il faut admettre que ce sont bien les ouvriers immigrés, ceux que l'on nomme trivialement les anciens, qui ont joint leurs efforts pour la fondation des lieux de culte. Le fait est d'une immense importance sociologique : le passage des salles de prière dans les foyers Sonacotra aux mosquées dans les quartiers où vivaient désormais les musulmans figure ainsi la possibilité de la transmission et de la solidarité intergénérationnelles. Autrement dit, la constitution d'une communauté musulmane territorialisée a permis la réparation des liens collectifs mis à mal par le vécu de la marginalité.

Mais le renouveau n'est pas seulement la marque d'une réaffiliation, car celle-ci est opérée à travers une pensée théologico-politique à la fois singulière et diverse par les devenirs qu'elle engage. Il existe des libéraux musulmans, des socialistes musulmans, des conservateurs musulmans, des utopistes musulmans, des féministes musulmanes et ainsi de suite, tous procédant de la tradition islamique. Pour autant, par-delà le constat de la variété, certaines constantes peuvent être repérées.

D'abord, le rapport au sacré emprunte moins au registre identitaire qu'à une quête dont le postulat de départ est l'accessibilité de la révélation divine et la visée, la transformation de soi. Partant, la pratique islamique contemporaine n'est pas l'oeuvre d'une Église, que ce soit sur le territoire national ou à l'étranger, mais une prescription subjective qui vise à la lente élaboration d'une forme de vie pieuse. Ainsi en va-t-il de ce voile dont la moindre apparition déchaîne les esprits : il est pourtant moins le marqueur de l'appartenance à une communauté figée que l'affirmation par le corps du caractère existentialiste de l'adoration divine.

Qu'en est-il pourtant de la violence ? On a dit du renouveau islamique qu'il était collectivement oeuvre d'apaisement et subjectivement quête d'utopie pieuse. Si l'on admet cela, les départs en Syrie signent autant de ratés relatifs de cette entreprise. Tout se passe alors comme si l'échec, dans ces cas, de la réaffiliation via l'islam de communautés profondément marginalisées par l'immigration dans un État vigoureusement national où elles occupent, par surcroît, le bas de l'échelle sociale, aboutissait à une autre utopie : l'émigration vers la Syrie en révolution depuis 2011. Mais ceux qui partent ainsi depuis la France vers la promesse d'une société autre sont alors happés par le déchaînement des violences. Depuis les forces de Bachar el-Assad et de ses alliés qui ont fait un million de morts et mis en fuite la moitié de la population du pays jusqu'à l'émergence de l'État islamique, la quête régresse progressivement à la rationalité étatique : face à l'impossible réalisation de l'utopie dans le cours de la guerre, la quête se trahit elle-même jusqu'à finir de regagner ce qu'elle fuyait pourtant. C'est l'embrigadement dans l'État islamique, quand il devint un gouvernement territorialisé en 2014. Celui-ci, reproduisant un raisonnement géopolitique ordinaire, dit alors que la guerre est entre nations ennemies, chacune incarnée par son État.

Au plan individuel, le vécu de la violence aboutit à l'abandon de toute médiation subjective et régresse alors à un geste strictement juridique. Les sujets musulmans sont définis par leur appartenance à l'État islamique et, inversement, seuls ceux qui y appartiennent sont présumés musulmans. Il se constitue ainsi une théologie de l'appartenance nationale. Alors, dans le déni d'humanité propre à la guerre, la commission d'attentats apparaît aux yeux de certains parmi eux comme une arme légitime, tout à fait similaire au demeurant aux bombardements de la coalition internationale à Raqqa, Manbij, Deir ez-Zor ou Baghuz. Nulle limite n'est plus opposée aux massacres. Face au double échec de l'utopie - celui de la piété en France et celui de la société autre en Syrie - seule demeure la raison d'État. De l'autre côté, la dernière actualisation de cette rationalité belliqueuse et qui ne cède à aucune norme morale est dans le refus de rapatrier les femmes, les enfants et détenus de guerre incarcérés extra-juridiquement dans les mouroirs de Hassaké, al-Hol, Aïn Issa, ces lointains héritiers de l'infâme Guantanamo.

L'unique manière de sortir de ce cycle de violence est de refuser la guerre sans cesse reconduite par la rationalité étatiste et nationaliste, et de nous défaire ainsi collectivement des noms qu'elle génère. Alors seulement la si cruciale interlocution sera possible.

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