Intervention de Adélaïde Jacquin

Commission d'enquête Combattre la radicalisation islamiste — Réunion du 18 juin 2020 à 9h30
Audition de Me Adélaïde Jacquin avocate au barreau de paris et M. Hamza Esmili sociologue à la demande du collectif contre l'islamophobie en france

Adélaïde Jacquin, avocate :

Je ne vous parlerai pas de terrorisme, mais la notion de radicalisation recouvre justement ce qui peut relever du terrorisme et parfois simplement ce qui relève de la religion. Même en milieu pénitentiaire, la catégorie de personnes radicalisées est beaucoup plus large que celle des personnes accusées d'association de malfaiteurs à caractère terroriste. Elle est indicative de la manière dont est pensée la lutte contre la radicalisation : c'est pourquoi elle me semblait éclairante dans votre enquête.

Le juge pénal n'a pas à sa disposition de définition juridique de la radicalisation ; et pourtant, en matière d'antiterrorisme, il existe une notion d'association de malfaiteurs à caractère terroriste définie très largement, et caractérisée par des faits matériels qui, eux non plus, ne sont pas juridiquement définis. Or la radicalisation peut être utilisée par le juge comme une preuve de l'intention de commettre un acte ou de la participation à un groupement ou une entente. Cela complexifie la défense des personnes concernées, puisque les avocats ne peuvent apporter de contre-preuve à la notion de pratique radicale de la religion : on ne connaît pas le degré à partir duquel la radicalisation est avérée.

Dans le droit administratif, on retrouve cette articulation entre des définitions juridiques trop larges et une notion de radicalisation peu clairement définie. Ainsi de l'arsenal législatif de l'état d'urgence : la loi du 20 novembre 2015 a autorisé des mesures de police administrative - pointage au commissariat, assignation dans un périmètre géographique restreint, interdiction d'entrer en contact avec certaines personnes - au motif qu'il existait des « raisons sérieuses » de penser que le comportement d'un individu constituait un risque pour la sécurité et l'ordre public. Or ces raisons sérieuses ne sont pas définies, ce qui autorise le juge, au regard du contexte politique, à faire entrer des notions juridiquement impalpables dans un cadre juridique.

C'est aussi le cas pour la radicalisation : un grand nombre de mesures de police administrative sont fondées sur la notion de pratique radicale de la religion, alors même que ce degré n'est pas défini. Aucun garde-fou juridique ne nous empêche de glisser vers un terrain politique, d'où un risque de stigmatisation et d'assimilation entre islam, radicalisation et terrorisme.

Cela trouve un écho en milieu pénitentiaire, où il existe une catégorie opaque et non définie de détenus radicalisés ou susceptibles de radicalisation, assujettis à des mesures de sécurité très restrictives. La radicalisation est appréciée à la discrétion de l'établissement pénitentiaire. Pour certains, il existe un lien avec l'infraction reprochée, comme l'association de malfaiteurs à caractère terroriste ; mais des détenus de droit commun peuvent aussi être considérés comme radicalisés. Il n'existe pas de grille de lecture pour déterminer le seuil de la radicalité dans la pratique religieuse, par exemple. Or l'appartenance à cette catégorie floue, sans critères définis, a des conséquences majeures : fouilles corporelles à nu après chaque parloir famille, fouilles mensuelles des cellules, déplacements systématiquement accompagnés, correspondance lue, conversations téléphoniques écoutées, interdiction d'activité professionnelle, privation d'école et d'activités socio-culturelles, etc.

Ces détenus, emprisonnés avec les terroristes islamistes (TIS) dans une aile dédiée des établissements pénitentiaires alors qu'ils sont parfois incarcérés pour vol de voiture ou trafic de drogue sans lien aucun avec une infraction à caractère terroriste, peuvent nourrir un sentiment de stigmatisation. La catégorisation comme détenu radicalisé peut aussi concerner des prévenus. Alors qu'ils sont parfois acquittés en cour d'assises, le statut qui leur a été attribué pendant leur incarcération leur pose de grandes difficultés de réinsertion.

Les quartiers d'évaluation de la radicalisation (QER) reposent sur le principe de séparation des détenus radicalisés pour éviter tout prosélytisme au sein de la prison. Ces détenus sont donc incarcérés à part, mais, encore une fois, comment leur caractère radicalisé est-il estimé ? Sur un fondement incertain, ils sont soumis, pendant quatre mois, à des entretiens quotidiens avec des conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation, des psychologues et des éducateurs spécialisés, dont la synthèse constituera la pierre angulaire de la décision qui sera prise quant à leur mode de détention. Or, vous l'aurez compris, les détenus dits radicalisés ne disposent pas des mêmes droits. Qu'en est-il, du reste, de l'efficacité des dispositifs de lutte contre la radicalisation en prison ? Dans son rapport paru récemment sur les QER, la contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL) observe qu'aucun suivi des détenus n'est réalisé après leur sortie du dispositif. Les mesures consistant à regrouper les détenus qui partagent une idéologie radicalisée pourraient, au contraire, s'avérer contreproductives. Par ailleurs, le fait de mélanger des personnes aux profils très hétérogènes pourrait en conduire certaines, après quatre mois de marginalisation et de mesures contraignantes, à épouser une idéologie dont elles étaient initialement éloignées.

Le dispositif pose également des difficultés de réinsertion, puisque les personnes concernées n'auront pu bénéficier, au cours de leur détention, d'aucune formation ni du droit à exercer une activité professionnelle. Pour elles, la part de la peine visant à la réinsertion, telle que la prévoit le droit pénal, aura été inexistante. À cela s'ajoutent parfois, à leur libération, des mesures de police administrative dont l'objectif, loin de favoriser la réinsertion, vise à restreindre leur liberté. Yaël Braun-Pivet prône un accompagnement renforcé pour éviter les sorties sèches dans le cadre de la proposition de loi instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes à l'issue de leur peine, mais il apparaît contradictoire avec l'application, pendant une période pouvant aller jusqu'à vingt ans après la sortie de prison, de mesures strictes comme l'obligation de pointage, l'interdiction de quitter la commune ou de certains contacts. La lutte contre la radicalisation doit comprendre un volet de réinsertion et de resocialisation pour qu'un vivre-ensemble soit possible. Il convient d'éviter la stigmatisation d'une population, tout en assurant la sécurité de chacun. À cet effet, cette politique doit être fondée sur une définition claire et précise de la radicalisation, afin d'éviter que les circonstances politiques ne conduisent à dévoyer le droit au détriment des justiciables.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion