Merci de m'accueillir. Je voudrais d'abord resituer le point de départ de mon enquête. En 2015, au moment des attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher, je me projetais dans l'étude sur le djihadisme français avec l'idée que celui-ci relevait d'une lame de fond en train de monter en France. Lors d'un entretien en 2013 avec un candidat aux élections législatives de 2012 dans le Nord, celui-ci m'avait indiqué que des jeunes du département commençaient à partir en Syrie. De même, à Marseille, quelques jours plus tard, un autre candidat m'a dit que des prédicateurs commençaient à vanter les mérites du djihad au Levant dans les quartiers Nord. Jeune chercheur, j'avais ainsi été frappé de constater qu'aux deux extrémités du territoire on faisait le même constat de l'implantation du djihadisme dans la société. Dans certains quartiers, certains territoires, ce phénomène se développe au vu et au su de tous. Les quartiers marqués par des départs de djihadistes pour la Syrie entre 2012 et 2018 ont donc constitué le premier terrain d'enquête de mon ouvrage intitulé Le jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons.
Ceux qui partaient en Syrie disaient qu'ils allaient au Cham, le Levant, car le terme a une dimension religieuse et eschatologique importante. Ils sont devenus le lien entre la réalité française et la réalité syrienne, qui était marquée par le début de djihadisation du conflit. Alors que je me demandais comment enquêter sur ces deux terrains est apparu un improbable espace tiers : les prisons françaises. Elles sont devenues un terrain d'investigation formidable, car elles abritaient les djihadistes revenant de Syrie, ou qui avaient été interpellés avant d'y arriver, ainsi que tous ceux qui s'ouvraient au djihadisme sous l'influence de leurs voisins de cellule. Donc les trois territoires - Syrie, quartiers, prisons - sont complémentaires et permettent de couvrir toute la trajectoire des djihadistes. Certains se radicalisent en prison, sortent, essaient d'aller Syrie et sont interpellés. D'autres font du prosélytisme dans leur quartier avant de partir en Syrie. Cela permet de rompre avec une analyse surindividualisée qui domine souvent dans le débat public sur ce sujet.
Les attentats du 13 novembre 2015 ont donné lieu à de nombreuses interprétations et à une querelle assez violente entre universitaires mais avec, finalement, peu d'éléments objectifs. Mon but a donc été d'étudier le terrain en profondeur pour trouver des données objectives. Je suis d'ailleurs aussi surpris qu'aucune autre étude ne soit parue depuis cinq ans sur le sujet ; cela illustre le déficit de connaissances sur ce sujet, à cause sans doute du poids de l'idéologie ou du déni dans notre pays. On a trop tendance à penser que le déni permet d'éviter l'hystérisation du débat public. J'ai fait le choix inverse, en cherchant à objectiver les faits pour casser les fantasmes.
Entre 2012 et 2018, 2 000 Français sont partis pour rejoindre des filières djihadistes. La France a été le premier exportateur de djihadistes européens, puisque 40 % des djihadistes européens sont Français. Les autres principaux pourvoyeurs sont l'Allemagne, la Belgique ou le Royaume-Uni - ces quatre pays fournissant 80 % des djihadistes européens -, ce qui montre qu'il faut sortir du cadre franco-français laïque et républicain. Il y a un lien de cause à effet entre le nombre de Français partis faire le djihad et les attentats en France. Ces faits sont l'aboutissement d'une évolution profonde depuis vingt ans et non un point de départ. Je le montrerai à travers l'étude de trois événements, sous-estimés par les pouvoirs publics.
Tout d'abord, les attentats du 11 septembre 2001, événement majeur, bien connu pour ses conséquences politiques ou diplomatiques, mais peu pour ses conséquences sociologiques sur une partie des populations d'origine arabo-musulmanes. Les 80 détenus que j'ai rencontrés m'ont tous dit que le 11 septembre avait constitué un élément déterminant dans leur engagement. À partir de cette date, dans certains territoires, les djihadistes - des anciens du djihad afghan ou bosniaque, ou des anciens du Groupement islamique armé (GIA) algérien - qui étaient jusque-là très peu nombreux, repliés en microcosmes, rejetés par les autres habitants, ont commencé à avoir plus d'audience. Ainsi, Olivier Corel, dont le vrai nom est Abdel Ilah Al-Dandachi, est un Frère musulman de Syrie, issu d'une famille de militants islamistes syriens. Il avait créé un phalanstère à Artigat, près de Toulouse. Quand celui-ci a décliné, à cause de la rigidité des règles salafistes, celui-ci s'est retrouvé seul et est parti alors, avec sa femme et ses enfants, s'installer à Toulouse à la fin des années 1990, chercher à convertir les jeunes dans le quartier du Mirail. Il est alors rejeté, car le souvenir de guerre civile algérienne est encore vivant et sert de repoussoir. Avant le 11 septembre 2001, il était considéré comme un takfiri, un extrémiste, mais à partir de là, ses prêches ont commencé à recueillir l'audience d'une dizaine de jeunes, dont les frères Clain. Ce groupe a aussi été rejeté par les autres musulmans, qui l'appelaient le clan Belphégor. Toutefois, ils diffusent la pensée d'Olivier Corel et ouvrent leurs portes à des prédicateurs de Belgique, animent des séminaires, créent de petites structures pour mailler le territoire, identifient des relais, font du prosélytisme sur les marchés, dans les salles de sport, fédèrent et embrigadent des dizaines de jeunes, etc. Peu à peu, ils diffusent leurs normes. L'arrestation de Fabien Clain en 2006 ne met pas un terme à l'aventure, car la machine était déjà lancée. C'est pourquoi l'analyse en termes de filières n'est pas pertinente.
Le djihadisme s'apparente d'abord à un militantisme de base. Il se construit dans le sillon du salafisme et profite de la dynamique de salafisation de l'islam. Il faut aussi analyser le rôle des écoles privées hors contrat tenues par les Frères musulmans puisque les frères Clain y ont scolarisé leurs enfants. Le même mécanisme est à l'oeuvre dans d'autres territoires, à Trappes, en région parisienne, à Lille-Roubaix-Tourcoing, à Strasbourg, à Bruxelles, etc. Ces petits écosystèmes se sont banalisés. Ils ont permis de requalifier l'islam et le 11 septembre leur a donné une nouvelle audience, leur donnant le sentiment d'appartenir à un mouvement beaucoup plus global, et leur permettant de toucher, avec un discours plus politique, des individus qui ne voyaient pas l'intérêt, jusque-là du salafisme et du djihadisme.
Le deuxième événement marquant est constitué par les attentats de Mohamed Merah en mars 2012. La police l'a considéré, à tort, comme un loup solitaire, mais il est plutôt le produit de 10 ans de salafisation dans le quartier des Izards à Toulouse. Mohamed Merah était à la fois un délinquant et un salafiste. Il n'a pas été pris au sérieux par les policiers. Pourtant ses cibles n'ont pas été choisies au hasard : des militaires d'origine musulmane, à l'image d'Imad Ibn Ziaten, considérés comme des apostats, car ils servent la France, ou l'école juive. Mohamed Merah n'était pas un loup solitaire : son geste a été parfaitement compris par d'autres salafistes, sans lien pourtant avec Toulouse, comme Larossi Abballa, auteur du meurtre de Magnanville contre des policiers en 2016, qui expliquait devant les enquêteurs qu'il était inutile de faire des milliers de kilomètres pour rejoindre la Syrie, alors que la France était remplie de mécréants et qu'il suffisait d'agir ici. Or les deux ne se connaissent pas, et ce témoignage est le signe d'une dynamique profonde à l'oeuvre en France. Mars 2012 marque aussi le début des départs vers la Syrie des pionniers du djihad, car ces milieux ont vite compris que le conflit au Moyen-Orient marquait l'expansion de l'État islamique, fondé en 2006 en Irak.
La proclamation du califat par l'État islamique en 2014 constitue le troisième événement majeur, un signal fort à l'attention de tous les salafistes qui s'agitent dans leur quartier pour le convertir, la promesse de la réalisation de la prophétie islamique au Levant. Ses membres invitent les salafistes à faire venir des volontaires. Les autorités ont laissé faire, persuadées qu'ils allaient se faire tuer, et les a négligés par idéologie, voyant en eux des nihilistes ; mais ces pionniers du djihad savaient très bien ce qu'ils allaient faire. Ils ont établi des passerelles avec la France. C'est pourquoi il ne faut pas avoir l'image d'un réservoir de djihadistes constitué et se vidant progressivement au fil des départs ; il s'agit plutôt de cellules souches qui grossissent continuellement : ainsi lorsque, Jean-Michel Clain part en Syrie, son frère reste en France pour recruter.
L'État islamique est un État militaire et ceux qui se distinguent au combat sont sélectionnés pour monter dans la hiérarchie ou commettre des attentats en Europe. Daech a utilisé ses bases arrière en Europe, comme Molenbeek. Les attentats du 13 novembre 2015 ont été meurtriers, mais ils marquent aussi le début du déclin de Daech face à l'action militaire conjuguée des alliés, des États-Unis, de la France ou de la Russie. Toute l'économie politique de Daech se trouve mise en question par cet attentat. Ainsi, lors d'un entretien avec douze détenus, se réclamant de Daech ou d'Al-Qaida, seuls deux soutenaient ces attentats, les autres se montrant plus réservés à l'idée de frapper potentiellement les populations qu'ils cherchaient à recruter. Un clivage est apparu entre les jusqu'au-boutistes et ceux qui étaient partisans d'actions plus ciblées. De fait, Daech a fini par se replier et par s'effondrer de l'intérieur.
Les revenants de Syrie savent très bien qu'ils seront interpellés à leur retour. Ils adoptent différentes stratégies de dissimulation, dont il ne faut pas être dupes, pour réduire leurs peines - la France leur offrant, d'ailleurs, d'excellents avocats, mais je tiens aussi à souligner qu'il est essentiel de ne pas nier l'État de droit. En prison, ils se retrouvent souvent aux côtés de leurs camarades de katibas en Syrie ou Irak ou de leurs anciens relais. Finalement la prison apparaît comme un point de passage obligé qu'il faut exploiter. Les djihadistes s'efforcent ainsi de convaincre ceux qui ont été convertis au salafisme en prison, car on constate une salafisation de l'islam carcéral, depuis le 11 septembre 2001, selon une dynamique indépendante du djihadisme, et les jeunes délinquants de banlieue, récidivistes, incarcérés dans les prisons d'Ile-de-France qui abritent le plus de djihadistes.
La prison devient ainsi un espace dans lequel l'activisme djihadiste peut se prolonger et permettre aux djihadistes de toucher les deux publics qu'ils cherchaient à convaincre dans les quartiers : les salafiste et les délinquants. Des idéologues s'affirment, car ils ont du temps. Il sera dur de prendre en charge ces individus qui sont très malléables, et qui s'adaptent parfaitement aux mesures de prise en charge. L'État a tendance à considérer qu'il n'a affaire qu'à un phénomène de radicalisation et qu'il n'y a pas de spécificité djihadiste, ce qui aboutit à négliger le contexte carcéral, baigné de salafisme, avec des individus très réceptifs. On n'a pas compris que ces individus allaient chercher systématiquement à contourner les mesures de prise en charge. Voilà pourquoi je m'oppose au terme de radicalisation, car on est confrontés à des parcours militants qui se reconfigurent en fonction des contextes. Le djihadisme est une matière très complexe à traiter. Il n'y a pas de solution magique. Il est frappant de constater à quel point, si l'on se réfère aux exemples toulousains ou strasbourgeois, l'information que l'on possédait sur les djihadistes était précise. Le mode de pensée de l'État, qui réfléchit en silos, a empêché de construire une vision d'ensemble. On aurait ainsi compris que Mohamed Merah n'était pas une personne à recruter, comme cela a été tenté en 2012, mais, au contraire, une personne à judiciariser, comme le préconisait le renseignement territorial à l'époque.
Le djihadisme ne se réduit pas à des attentats, mais se construit dans des environnements qui ont été identifiés par les acteurs. Parfois le phénomène prend, parfois il ne prend pas. Il faut comprendre pourquoi.
Les djihadistes sont aussi capables de mettre en sourdine leurs projets temporairement pour élargir leurs alliances. Ils ont parfaitement conscience qu'ils ont perdu, que Daech a été vaincu militairement, a perdu son territoire physique et sa capacité opérationnelle. C'est pourquoi la prison est devenue, avec 500 djihadistes, le premier territoire humain de la mouvance et constitue un enjeu d'avenir. Mais il ne faut pas limiter l'action aux prisons. Celles-ci ne sont qu'un réceptacle de dynamiques plus profondes dans la société.