On n'aura effectivement sans doute pas de seconde chance, mais nous sommes capables de répondre à la menace. Daech est allé trop loin avec ses attentats : en rendant visibles des dynamiques sourdes, ils ont permis l'émergence de nouveaux travaux. J'ai constaté chez certains de mes étudiants un engouement pour ces questions. Certains choisissent de se consacrer à la recherche sur ces sujets au lieu de s'orienter vers des carrières plus lucratives, en finance ou ailleurs. Il y a donc une réaction.
Toutefois, la société civile a trop tendance à se défausser sur l'État. La société civile doit s'emparer du sujet. Un recruteur djihadiste m'expliquait qu'il faisait la même chose que les éducateurs dans les quartiers mais alors que ces derniers cherchent à intégrer dans la République et le monde du travail, lui cherchait à saper les bases de la société et à intégrer dans une organisation avec une idéologie et une finalité très claires. Après les attentats du 13 novembre 2015, François Hollande avait évoqué la constitution d'une armée de réserve. Celle-ci peut comprendre des cadres supérieurs, mais elle est d'abord constituée des milliers d'intervenants qui travaillent quotidiennement dans ces quartiers et qui connaissent bien le phénomène. J'ai été frappé à Argenteuil, une des portes d'entrée du djihadisme, de voir que la question religieuse était sur toutes les lèvres, y compris dans les milieux associatifs et de la part d'éducateurs socialisés, par ailleurs, à l'extrême gauche. Ils me disaient qu'ils avaient vu les djihadistes arriver, faire et comment, tout à coup les discours avaient changé. C'est pourquoi je parle de « machine de prédication » et de « territoires ». Cela permet de cartographier le phénomène et de sortir des analyses censées nous rassurer, mais qui sont trop grossières et peu éclairantes, selon lesquelles la radicalisation concernerait n'importe qui, n'importe où, et pourrait simplement se faire sur Internet. Il faut identifier les territoires concernés et les individus qui mettent en place des machines de prédication. Il faut casser ces machines. Pour cela, il faut identifier les acteurs. Certains territoires sont plus avancés que d'autres, à l'image de Roubaix.
La société civile peut permettre de faire remonter les problèmes, mais il ne faut pas avoir peur de l'engager très concrètement sur ces sujets, en étant très vigilants à l'égard du secteur associatif. Les frères Clain ont ainsi monté des dizaines d'associations loi de 1901. Les Frères musulmans font de même. Attention aussi aux logiques clientélistes dans certaines communes, de gauche comme de droite. Elles permettent au djihadisme de se déployer derrière une façade républicaine. Il appartient aux élus d'être vigilants. Sinon, comme à Molenbeek, ils n'auront plus d'autres interlocuteurs que les religieux qui avaient pris le contrôle sur les secteurs associatif ou socio-éducatif. Dans cette ville de 50 000 habitants, les mosquées peuvent accueillir 10 000 fidèles et chacune est dotée de son école coranique. Et lorsque l'on demande aux habitants sur place ce qu'il faut faire pour éviter les départs en Syrie, ils répondent qu'il faut plus de religion et plus de religieux ! Comme si la ville en manquait... La norme islamique n'y est nullement remise en cause, nul ne parle d'extrémisme, dans une ville qui a connu plus de 100 départs de djihadistes pour la Syrie ! C'est ainsi toute la société locale qui se construit, dans sa dimension symbolique, en rupture par rapport aux codes de la société belge. Des responsables associatifs de la mosquée font de l'entrisme dans toutes les associations, avec l'idée de casser toutes les courroies d'intégration dans la société. Il faut donc prendre ce phénomène au sérieux, car il a été nourri par des dynamiques électorales.
Je vous rejoins, madame la présidente, la loi de 1901 me paraît plus importante à cet égard que la loi de 1905. Cette dernière est contestée dans ses fondements, mais elle est très claire, tandis que l'État ne dispose pas toujours des outils de contrôle pour savoir ce qui se passe dans les associations, notamment en ce qui concerne le financement.
L'aspect sécuritaire est peut-être le mieux traité. Les services de l'État savaient faire et un individu qui clignote en rouge sur les radars des services de police sera très vite pris dans les filets. Un recteur d'académie me confiait qu'il savait bien gérer les cas sécuritaires, mais qu'il était beaucoup plus difficile de gérer l'individu qui clignote en jaune, qui tient des discours très inquiétants, qui influence ses camarades, mais qui ne peut être judiciarisé, faute de délit. Il convient au législateur de réfléchir à une doctrine plus large permettant de traiter les discours de rupture et leur apparition dans certaines institutions. L'école, à cet égard, constitue un espace très important.
J'en viens enfin aux Frères musulmans et au salafisme. Le salafisme en Europe s'est autonomisé de la tutelle saoudienne. Il y a un salafisme européen qui se construit souvent en opposition à la ligne saoudienne, considérant que les Saoudiens ont trahi l'idéal wahhabite.
Le mouvement tendanciel que l'on observe est un rapprochement entre les réseaux salafistes et un certain nombre de réseaux de Frères musulmans, avec une répartition des rôles : aux salafistes la surenchère dans la pureté religieuse et le dogme, et aux Frères musulmans l'action politique. À Molenbeek, un chef salafiste m'a dit que le salafisme était le modèle doctrinal qui devait être exporté partout en Europe, notamment en France. Mais, que quand les Frères parlent aux maires, ils permettent de capter le politique.
Pour cette raison, il faut faire très attention aux manifestations contre l'islamophobie. La banalisation de ce terme est importante. Je pense à des recherches en cours à l'ENS, que je supervise. L'islamophobie est le terme qui, sur les réseaux sociaux, fait le lien entre toutes les communautés militantes, en ayant bien en tête que le salafisme et le djihadisme sont avant tout des armes tournées contre les autres musulmans, qui ne pensent pas comme eux. Il y a deux guerres idéologiques : une à l'intérieur de l'islam et une autre contre la société française - sur ce plan, les avis divergent entre les différents groupes sur les méthodes à employer.