La question des réponses très concrètes à formuler est toujours délicate pour un chercheur, dont le travail consiste plutôt à établir un diagnostic. Il ne s'agit pas de frilosité de ma part. Je ne suis pas sûr d'être la personne la plus à même de penser les politiques publiques. C'est un domaine qui échappe largement à mes compétences.
Sur les retours de Syrie, je considère que la politique menée jusqu'alors a surtout consisté à gagner du temps, avec un relais kurde qui était relativement fiable dans une atmosphère extrêmement volatile et qui permettait surtout d'éviter de réintégrer le djihadisme dans les prisons françaises, où il s'est très bien plu. Cela a commencé à être compris en 2016. Avec 1 300 radicalisés de droit commun derrière les barreaux, selon l'administration pénitentiaire, et 3 000 personnes suivies et quand on considère qu'il y avait 2 000 Français dans Daech, ce qui posait déjà un énorme problème sécuritaire, on comprend que l'arrivée de 100 djihadistes supplémentaires n'est pas la meilleure chose qui puisse arriver à la France...
Ceux qui sont encore sur place sont des jusqu'au-boutistes. Ils ont laissé passer tous les trains retour. Ils n'ont pas voulu partir. Cela vaut aussi pour les femmes. Un biais genré nous amène souvent à considérer les femmes comme moins idéologisées que les maris. En fait, comme j'ai pu le constater en prison, les femmes sont plutôt à la tête de la dynamique. Elles n'ont pas été exposées au combat. Elles ont vécu dans une bulle cognitive et n'ont pas démonétisé le djihad sur le front.
D'ailleurs, le discours que l'on entend, c'est que Daech, en tant qu'organisation, c'est mal, mais que le djihadisme, en tant qu'idéologie, c'est l'avenir. Il ne faut vraiment pas être dupe sur ce plan.
Le risque de voir ces individus passer aux mains de Bachar al-Assad, qui est tout de même présent dans la région où les Kurdes ont leurs prisons, est aussi une énorme menace pour la France. Pour avoir vécu en Syrie et pour m'être beaucoup intéressé à cette question, je pense qu'il y a un énorme potentiel de cynisme du côté des Syriens, qui seraient capables de nous faire payer la reconstruction des villes entièrement détruites par les bombardements russes, en nous demandant des excuses, pour ensuite nous proposer de rapatrier nos djihadistes, en en perdant un ou deux en route par inadvertance... C'est aussi un danger important.
Il n'y a pas de bonne solution pour l'instant. Cela dit, il est possible que je manque d'informations. Peut-être en aurez-vous davantage. Je sais que le Quai d'Orsay réfléchit énormément sur ces questions. Pour l'instant, l'idée de gagner du temps et, surtout, de documenter le plus possible l'identité des gens sur place et de repérer les éventuels leaders permettra d'avoir la réponse la plus fine possible.
Si les mineurs reviennent, comme l'envisage la Belgique, il ne faudra pas seulement une prise en charge par l'aide sociale à l'enfance. Les mineurs ont été élevés dans la doctrine que n'importe quel Français est un ennemi ontologique de l'islam.
Sur l'impréparation totale des services, je manque d'éléments. Il a fallu attendre une série d'attentats pour qu'il y ait un réveil des consciences. On est à l'an V de ce réveil des consciences. On a donc encore beaucoup de choses à faire.
De manière générale, je pense que le problème fondamental a été l'ignorance. Il y a eu une volonté de ne pas comprendre. Cela vaut au plus haut sommet de l'État comme sur les questions ultralocales.
Par exemple, le maire d'une petite commune, élu depuis plus de dix ans, m'a dit avoir vu totalement changer le paysage musulman dans sa commune : port du voile, discours extrêmement hostiles à la République... Il en concluait que le problème était l'islam. Mais il ne s'était pas interrogé sur ce qui se passait au sein d'une partie de sa population. Il n'était pas capable d'identifier les raisons des changements.
Il y a, en France, une difficulté à considérer que des dynamiques religieuses ont un impact politique, et pas seulement le jour du vote. Les djihadistes disent être en campagne tous les jours. Ils labourent le terrain sans cesse et non, comme nous, une fois tous les cinq ans. Il est important de prendre en compte ces dynamiques au niveau local et de voir qui sont les acteurs et les réseaux à l'oeuvre.
Oui, il y a eu une réaction au 11 septembre. À vrai dire, c'est le début d'un débat autour de l'islam qui va devenir assez malsain dans le débat public. On ne va pas plus réussir à en parler aussi sereinement qu'on le devrait. Mais c'est aussi le début d'une pudeur universitaire qui considère que tout le travail sur l'islamisme revient à créer du fantasme. C'est également le début de la dynamique salafiste, qui se nourrit de l'exclusion en même temps qu'elle cherche à la produire. C'est pour cela que la rupture est symbolique. Elle est extrêmement importante, à travers l'habillement, les discours...
Il est important de prendre conscience que plus le repli sur soi augmentera dans les « entre-soi » communautaires, plus la question du salafisme entrera dans le débat public, parce qu'elle entre fondamentalement en collision avec les valeurs du vivre-ensemble, avec les valeurs fondamentales de la République, comme la mixité ou la liberté de conscience, plus la question de l'affrontement s'imposera aussi dans les cercles salafistes. Si l'on s'intéresse au salafisme en tant que tel, on note un moment de bascule en 2009-2010. C'est le moment où l'on voit des groupes comme Forsane Alizza s'affirmer. C'est également le moment où les salafistes n'ont jamais été aussi nombreux dans l'Hexagone et aussi organisés. Pourtant, ils se considèrent comme persécutés par l'État français. Plus ils se développent, plus ils deviennent visibles, plus l'attention publique se porte sur eux et veut mettre en place un certain nombre de garde-fous, comme la loi contre le port du voile intégral, plus ils se sentent victimisés, plus le repli communautaire gagne, plus la logique de confrontation s'impose dans des cercles marginaux, mais tout de même de plus en plus importants, des milieux salafistes.
Le djihadisme n'a pas d'avenir en France sans le salafisme. Il n'a pas de capacité d'action propre. Il lui faut une crise d'une ampleur exceptionnelle, en Syrie, pour émerger sous la forme d'un califat. Il lui faudra une autre déflagration géopolitique - ou des politiques totalement idiotes dans la région - pour essayer de reprendre pied quelque part, mais nous n'en sommes pas là. Il lui faudra des relais. C'est pour cela qu'il faut s'intéresser à la question de la salafisation de l'islam. Une manière de s'y intéresser est déjà d'essayer de comprendre. Si l'on est dans le déni, on laisse l'islam en pâture aux salafistes. C'est ce qui en jeu quand on regarde les tendances sur l'ensemble du monde arabe et musulman depuis trente ou quarante ans.
Il va falloir se former à ces questions. Un décideur public compétent sur un certain nombre de projets autoroutiers ou sur les questions d'écologie doit aussi être formé sur les enjeux qui travaillent une partie de la population et, d'ailleurs, de l'électorat.