Intervention de Hugo Micheron

Commission d'enquête Combattre la radicalisation islamiste — Réunion du 21 janvier 2020 à 15h05
Audition de M. Hugo Micheron docteur en sciences politiques chercheur à l'école normale supérieure

Hugo Micheron, docteur en sciences politiques, chercheur à l'École normale supérieure :

Les actions locales doivent encore être pensées, mais un certain nombre d'éléments nous permettent d'avoir des retours.

La première chose est de cartographier. La cartographie que j'ai évoquée ne recoupe pas la cartographie administrative, française, belge ou européenne. Il faut comprendre comment les acteurs ciblent des territoires. Artigat, au milieu de l'Ariège, a été un phare pour la mouvance djihadiste européenne, en relais avec les enclaves salafistes du Caire ou de Dammaj, au Yémen. C'était un centre très reconnu de formation idéologique pour les meilleurs djihadistes européens. Disposer de cette cartographie militante va déjà nous permettre de resserrer considérablement le phénomène.

Outre les lieux, il faut cartographier les acteurs. De ce point de vue, il est absolument fondamental de ne plus être dupes sur l'itinérance des prédicateurs salafo-fréristes à l'échelle européenne.

Parmi les actions qui peuvent être menées, sans trahir le principe laïc républicain, mais en acceptant de mettre un peu les mains dans le cambouis, il faut mettre sous le nez des prédicateurs ce qu'ils disent et ce qu'ils font dire. Je parle là aussi des lieux de culte. Dans certaines mosquées de Mantes-la-Jolie, des chauffeurs Uber demandent s'il est licite pour eux de conduire une femme dévêtue dans un endroit diabolique, comme un bar. Surtout pas, leur répond-on. Mais, devant le désarroi de l'assistance, on finit par leur répondre que oui, si cela est nécessaire pour qu'ils puissent nourrir leur famille et vivre leur vie de musulman, mais en la traitant mal - en ne lui disant pas bonjour... -, le prêche étant évidemment teinté de tout un tas de références islamistes, qui permettent de le justifier religieusement.

On a laissé faire, parce qu'on a considéré que l'on ne pouvait pas entrer dans les lieux de culte. Il faut arrêter d'être naïfs. Il existe des discours de rupture, prônés sous couvert de religion, qui posent des problèmes de vivre-ensemble. Ce sont des troubles à l'ordre public.

Au reste, ces gens ont très peur de l'État. Ils considèrent, à tort ou à raison, que l'État français est très puissant. Il ne faut pas considérer que l'on n'a pas une carte à jouer en étant très forts sur nos assises républicaines.

Je pense aussi au réseau des préfectures. J'ai vu des individus très brillants, souvent sortis de l'École nationale d'administration (ENA), avec des parcours exemplaires, qui n'ont aucune connaissance du terrain ou du fait religieux. La République envoie sur le terrain les personnes les mieux formées selon ses propres critères, mais très mal formées aux réalités qu'elles vont devoir aborder.

Il y a une réorientation des capacités et une vraie recension des ressources humaines sur le sujet, notamment dans la capacité à aborder les enjeux.

Il faut également réinvestir le terrain associatif, ce qui risque de beaucoup déranger.

À Roubaix, une association très intéressante a décidé de se mobiliser sur les enjeux religieux. Elle montre, en ayant recours à la doctrine, que l'islam a toujours soutenu la liberté de conscience, tenu un discours très équilibré sur l'homosexualité... Bref, elle fait concurrence dans le champ du religieux. Je ne suis pas sûr que ce soit à des fonds publics ou à l'État d'engager ce genre de conversations, mais il faut être bien conscient de ce qui se fait à l'échelle locale et considérer véritablement cela comme une lutte, un rapport de forces idéologique, et pas seulement sécuritaire. Il y a beaucoup à faire à cet égard.

La question des sortants de prison est un énorme enjeu. Il ne faut pas le sous-estimer. Les perspectives de ces individus ne sont pas toujours très bonnes, loin de là ! Quand ils se projettent dans dix ans, leur idée est d'étendre leur réseau. Ils pensent que s'ils parviennent, à 2 000, à faire bouger les fondations de l'État français, ils pourront peut-être faire beaucoup plus à 20 000 ou 200 000. De ce point de vue, ils sont obsédés par les rapports de forces. Quand ils voient les manifestations des gilets jaunes ou les destructions de cortèges de la CGT dans Paris, outre qu'ils considèrent que c'est la fin de notre monde, avec des mécréants qui s'entretuent, ce qui correspond à leur vision religieuse des choses et à ce qui est écrit dans les textes, ils observent aussi la manière dont l'État est mis à l'épreuve.

Les « gilets jaunes » sont une autre forme d'impensé territorial. Je vous invite à faire le lien... Il faut réintégrer le djihadisme à ce genre de réflexions, car il a lui aussi été un impensé territorial. Il n'y a pas que Paris, sa banlieue et le périurbain : il faut réussir à prendre en compte d'autres géographies en France. Je pense notamment aux travaux de Fourquet sur l'archipel français, qui évoquent cette question sans déni.

Les djihadistes ont été confrontés à l'État, qui a été le plus fort. Ils ont également été confrontés à la résistance d'un certain nombre de musulmans français pétris d'idéaux républicains, qui les a beaucoup peinés. Je pense notamment à un idéologue, qui éprouvait à leur égard une haine viscérale : il les considérait comme des apostats. Selon lui, le problème avec la France est que les musulmans sont encore trop français. En fait, leurs discours sécessionnistes ne prennent pas, aussi parce que l'État, en France, est encore un État providentiel. Qu'on le veuille ou non, c'est un État qui est très redistributif. Je crois vraiment que l'existence d'un État fort, présent, qui mène une politique sociale ambitieuse n'est pas totalement inutile dans la lutte contre le communautarisme.

De fait, les salafistes sont très à l'aise dans les modèles britannique et belge. D'ailleurs, leur propagande consiste à dire que la France devrait, comme les Anglo-Saxons, reconnaître les spécificités musulmanes - autrement dit, l'entre-soi salafo-frériste. Il faut souligner la responsabilité de certains chercheurs, qui ont reproduit cette idée, sans aucun recul, dans leurs travaux universitaires, affirmant que la France devrait lâcher sa laïcité islamophobe pour se tourner vers le modèle britannique. Je pense que l'on en est très loin. Pour moi, le modèle français est beaucoup plus confrontationnel. De ce fait, il s'expose à davantage de haine et à un discours beaucoup plus belliqueux, mais il met aussi les salafistes en porte-à-faux avec tous ceux qui leur reprochent d'aller trop loin, alors que le même discours, en Grande-Bretagne, peut prendre beaucoup plus profondément, transformant les sociétés, beaucoup plus qu'en des archipels, en des petites enclaves, disposant de de moins en moins de passerelles entre elles. Pour forcer un peu le trait, ce n'est pas pour rien que le modèle belge, avec un État faible, cassé et des régions très puissantes, est devenu leur espace privilégié pour s'organiser en Europe. Il y a donc aussi un travail de coopération internationale à mener.

2 commentaires :

Le 13/05/2022 à 14:51, aristide a dit :

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"De fait, les salafistes sont très à l'aise dans les modèles britannique et belge. D'ailleurs, leur propagande consiste à dire que la France devrait, comme les Anglo-Saxons, reconnaître les spécificités musulmanes "

C'est déjà largement fait, dans les faits, dans les cantines scolaires, les hôpitaux, les cimetières, les écoles (avec l'apprentissage de l'arabe facilité dès le primaire), l'abattage halal, la formation des imams... la France reconnaît activement la religion musulmane pour lui accorder plein de facilités anti-laïques.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 13/05/2022 à 14:53, aristide a dit :

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"Qu'on le veuille ou non, c'est un État qui est très redistributif. "

La CAF et la CPAM sont les garants de la paix civile...

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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