Merci pour vos questions et commentaires, qui sont tout à fait pertinents. Je tenterai de faire ressortir une dimension géopolitique qui n'a pas été soulevée jusqu'à présent, parce qu'elle me paraît essentielle dans la compréhension de l'islamisme, qui est par essence un mouvement transnational.
Concernant votre question sur la responsabilité politique, l'islam politique est un phénomène politique. Comment peut-on imaginer régler une question politique sans passer par des politiques ? L'égarement a consisté précisément à ne pas considérer cette question comme une question politique, mais exclusivement comme une question sociale et économique, et à acheter une paix sociale dans les territoires. Pendant longtemps, il a été considéré qu'inonder des associations de subsides et les reconnaître permettrait de gagner la paix. En réalité, nous n'avons rien gagné, et nous avons de surcroît déshonoré la République, qui est avant tout un pari colossal : celui de la possibilité de se soustraire à ses origines pour aller vers l'émancipation et la citoyenneté. Nous devons, femmes et hommes de gauche et de droite, nous unir au-delà des clivages politiques pour le devenir de la République, qui est aujourd'hui en jeu. Nous avons face à nous un monstre à plusieurs têtes, et nous avons la République à défendre. Le rôle de la France dans cette bataille est encore plus important, car elle incarne dans le monde le modèle républicain que d'autres pays essaient de défendre, mais difficilement. Le courant néolibéral anglo-saxon, qui consiste à réduire la dimension de l'État à son expression la plus faible, a conquis des territoires et des continents. Au-delà du problème français, il se pose donc une question internationale, entre le modèle anglo-saxon et le modèle républicain. Si la France ne parvient pas à incarner ce modèle, qui d'autre le fera ? Je vous renvoie à la citation du grand écrivain égyptien Al-Aswany, qui évoquait la France avec beaucoup de tendresse lorsqu'il parlait des manifestations en Égypte à partir de 2011, et qui indiquait que la France était un modèle de liberté.
Lorsque l'on commence à décrypter l'islam politique, sa rhétorique et ses stratégies, l'on constate que cette rhétorique, qui consiste par exemple à culpabiliser la société d'accueil, est la même dans tous les pays. Pour autant, les relations historiques ne sont pas du tout les mêmes, le Canada ou la Belgique n'ayant par exemple pas de passif à l'endroit des populations maghrébines. Ce phénomène démontre l'existence d'une internationale islamiste, d'un discours, d'une fabrication et d'une tête pensante. Les revendications, quels que soient les pays, à partir de 1989, consistent en une attaque frontale en direction de l'école laïque, car c'est à l'école que s'est posé le problème du port du voile. Le problème d'égalité des femmes et des hommes et celui de l'éducation sont deux sphères que les islamistes ont investies massivement, en Algérie et en Égypte. Ces deux sphères sont névralgiques dans la constitution de la stratégie islamiste. La confrérie des Frères musulmans a conçu son projet en direction de la société, dans toutes ses sphères, en faisant le pari qu'en investissant la sphère familiale et éducative, l'ensemble de la société pourrait être islamisée. Ces revendications portent également sur la condition des femmes, heurtant de plein fouet le principe d'égalité entre les femmes et les hommes. Nous avons aussi vu une volonté de revendiquer son droit à la différence, tout simplement pour basculer dans la différence des droits. Cette stratégie fonctionne dans les pays anglo-saxons, comme en témoigne l'exemple britannique, où il existe des lois religieuses islamiques qui s'appliquent à des sujets anglais musulmans. Cette expérience a fait l'objet d'une tentative d'implantation au Canada en 2004, qui a heureusement échoué en raison de la mobilisation extrêmement importante de politiques mais aussi de femmes de culture musulmane. À partir de 1989, les attaques frontales ont aussi porté sur la liberté d'expression, à travers la fatwa contre Salman Rushdie. La force de l'islamisme est sa capacité à s'intégrer à tout modèle social et économique, quel que soit le régime organisationnel. Aucune autre doctrine au monde ne peut s'adapter à n'importe quel régime social. Il a beaucoup été question de l'islam, de l'islamisme, de la crise de l'islam et de l'islamisme, mais il s'agit en réalité d'une crise de la démocratie et de l'occident, à partir des années 1990, parce qu'il est incapable d'inventer son propre discours et de défendre un certain nombre de principes et de valeurs, et parce qu'il a été dans une grande ambiguïté vis-à-vis de l'islamisme. Comment penser pouvoir entretenir des relations de proximité avec certains pays sans en subir les conséquences ? L'Arabie saoudite a été le pôle de diffusion principal de l'islam politique à travers le monde, du wahhabisme et du salafisme, à travers deux leviers. La Ligue islamique mondiale, constituée en 1962, est une grande caisse de financement de l'ensemble des grandes organisations à travers le monde. Le forum étatique de l'organisation des États musulmans, l'OCI, mis sur pied par l'Arabie saoudite en 1969, vise quant à lui à rendre les débats plus religieux et à faire reculer les modèles de sécularisation existant dans les pays arabes et musulmans. Malheureusement, les ambiguïtés des États démocratiques et occidentaux en particulier ont conduit à la crise que nous connaissons, qui est non seulement une crise qui a ciblé le monde musulman mais aussi les États occidentaux.
Concernant la langue arabe, elle véhicule certainement l'islamisme, mais la force de ce dernier réside précisément dans la capacité de véhiculer le message dans toutes les langues, y compris dans des territoires très éloignés, comme les territoires du Nord du Canada. Certes, pendant très longtemps, la langue arabe a été instrumentalisée par les organisations islamistes mais aussi par les États. Ceci nous démontre bien que le projet islamiste est un projet politique. Comme tout projet de domination politique, il emporte également un projet culturel de domination idéologique. Je suis une disciple de Gramsci, qui affirme que toute domination politique repose sur une domination culturelle.
S'agissant de la question de savoir pourquoi l'islamisme a été si bien accueilli par les États européens, je pense que ceux-ci n'ont pas compris ce qui se jouait dans les années 1990, tout comme ils n'ont pas compris ce qui se jouait en Iran dans les années 1980. L'être humain, par ailleurs, est toujours en mesure d'anticiper le meilleur et jamais le pire. Une forme d'arrogance consisterait ainsi à considérer que les Européens sont immunisés contre l'islam politique ou la violence. Or la terrible réalité nous démontre que cette violence peut frapper n'importe où. Heureusement, il y a partout dans le monde des femmes et des hommes héritiers de ces grandes valeurs universelles, qui se battent courageusement avec leurs mots et leurs idées. Il se joue ici l'universalité. L'une des questions principales qui se posent est celle de savoir si l'être de culture musulmane peut aspirer à cette universalité. Cette question centrale depuis le XVIIIe siècle continue d'occuper beaucoup de nos énergies.