Intervention de Haoues Seniguer

Commission d'enquête Combattre la radicalisation islamiste — Réunion du 28 mai 2020 à 11h00
Audition conjointe de Mm. Mohamed-Ali Adraoui marie sklodowska curie fellow at the london school of economics centre for international studies et haoues seniguer maître de conférences en science politique à sciences po lyon chercheur au laboratoire triangle ens-cnrs umr 5206 lyon directeur adjoint de l'institut d'études de l'islam et des sociétés du monde musulman ehess-cnrs ums 2000 paris

Haoues Seniguer, maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon :

Merci beaucoup. Je souhaiterais revenir sur trois points principaux au cours de cette présentation. Premièrement, je souhaite revenir sur le fondement de mes analyses. Deuxièmement, il s'agira de définir les mots pour s'orienter au mieux et objectiver le phénomène qui nous intéresse et peut constituer un risque pour la sécurité de notre pays ou pour la cohésion sociale. Troisièmement, je reviendrai sur les perspectives critiques sur lesquelles nous pouvons travailler.

Mon expertise se fonde sur 20 ans d'étude de la pensée musulmane, en commençant par une étude systématique de la pensée musulmane et de l'islam, suivie d'une quinzaine d'années consacrées à l'étude de l'islamisme, à partir notamment du cas marocain, puis de dix années sur l'islam de France. Mon axe principal était la politisation de l'islam et les acteurs principaux de cette dernière.

L'islamisme est un phénomène social, sociopolitique et religieux global. Il ne concerne pas seulement l'hexagone, mais est un phénomène mondialisé. La définition à en donner est importante, puisqu'elle permettra de savoir qui nous désignons comme islamiste ou héritier de la pensée des Frères musulmans. L'islamisme est une politisation exacerbée ou une idéologisation de l'islam. Les acteurs individuels et collectifs qui s'inscrivent dans ce courant des Frères musulmans, né au cours de la première moitié du XXe siècle, sont mus par un idéal : celui de fonder un ordre social basé sur le primat des catégories religieuses. Cependant, leurs modes d'actions sont pluriels. Certains utilisent des modes d'action pacifistes et légalistes, et n'enfreignent pas la loi. En effet, le prosélytisme de la plupart des courants religieux ne consiste pas nécessairement à enfreindre la loi. Ces islamistes, ou néo-islamistes, sont très pragmatiques et font la distinction entre le souhaitable et le réalisable. Ils savent qu'ils ne peuvent agir comme ils le souhaitent en fonction du lieu où ils se trouvent. C'est pourquoi la plupart des islamistes sur le territoire français sont légalistes. Ils ne prônent pas ou n'ont pas la prétention d'établir un État islamiste en France. Ainsi, beaucoup de partis islamistes sont institutionnalisés et n'ont pas modifié en profondeur les sociétés dans lesquelles ils ont inscrit leur action. À titre d'exemple, le parti de la justice et du développement du Maroc, parlementarisé en 1997, n'a aucunement réussi à renverser l'ordre établi ou à faire advenir un ordre religieux absolu. Il a en effet face à lui un ordre social et sociopolitique qu'il ne peut modifier, sauf à entrer en guerre ouverte avec lui. Ces islamistes, au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, sont généralement des conservateurs et liés par un rigorisme moral. Ils seraient ainsi favorables à l'injection de davantage de normes religieuses, mais se heurtent à l'ordre institutionnel, qu'ils ne peuvent modifier. Ils sont en outre très libéraux du point de vue économique, puisqu'ils sont des capitalistes. Concernant la France, l'UOIF, devenue Musulmans de France en 2017, est héritière des Frères musulmans, mais la plupart de ses acteurs sont légalistes. Leurs discours, en effet, ne contiennent pas de trace d'une remise en cause de la laïcité. L'ordre idéal qui serait le leur serait celui d'une société régulée majoritairement par une norme religieuse, mais se trouvant dans la situation française, ils tirent plus d'avantages de la laïcité que s'ils la combattaient. Par ailleurs, l'ex-UOIF représente environ 200 associations en France, avec des structures d'enseignement qui ne sont pas connues pour avoir formé des activistes ou des djihadistes, c'est-à-dire des acteurs sociaux convaincus du primat de la norme religieuse, qui combattraient sur les territoire orientaux, en Syrie ou en Irak, ou auraient le désir de mettre en cause l'ordre public en France. Seul un cas qui a fréquenté l'Institut européen des sciences humaines serait parti en Syrie. Par conséquent, l'islamisme tel qu'il est incarné par l'UOIF ne fournit pas de contingent djihadiste.

La radicalisation est par ailleurs un terme délicat. Il s'agit en effet d'un processus qui devrait conduire à un acte violent ultime (mise à mort, mise en danger d'autrui, assassinat, etc.). Celui-ci ne peut cependant être connu qu'a posteriori. Or les convertis, entrés dans l'islam avec du zèle, peuvent faire marche arrière, compte tenu du contexte national. Par ailleurs, un islamiste peut ne pas connaître d'acte violent, de même qu'un radicalisé peut n'avoir jamais appartenu à des structures islamistes mais passer à l'acte final, ce que l'on appellerait « l'innommable ».

Enfin, nous devons être lucides. Il s'agit ainsi de ne pas placer dans la catégorie « islamistes » des comportements publics de musulmans qui seraient rigoristes. Par exemple, sur la question des femmes voilées, vous pouvez, à titre individuel, considérer que le voile consiste en un asservissement de la femme. Vous ne pouvez néanmoins mécaniquement considérer qu'une femme, parce qu'elle porte le foulard, serait le cheval de Troie de l'islamisme. Il est possible d'être rigoriste moralement et pratiquement tout en étant opposé au courant islamiste. De nombreuses femmes musulmanes qui portent le hijab respectent la laïcité, par exemple en le retirant sur leur lieu de travail ou au lycée. J'ai également beaucoup travaillé sur le sujet du burkini. Il apparaît qu'aucun acteur musulman prêcheur ou prédicateur n'accepte l'idée qu'une femme se rende sur la plage avec un burkini. De nombreux conservateurs estiment qu'il s'agirait déjà d'une concession de trop. J'ai donc été étonné de lire que le burkini serait le résultat d'une volonté islamiste. Nous devons discuter de cette position, puisque la plupart des prêcheurs se présente dans un espace mixte. Par ailleurs, un rappel strict et systématique de la laïcité telle qu'elle s'applique me semble suffisant. Je ne pense pas qu'il soit pertinent d'étendre de manière illimitée les domaines de laïcité. Cette action a un effet pervers, puisqu'elle s'accompagne d'une extension des domaines d'islamité. En donnant le sentiment à une partie minoritaire des musulmans que la laïcité est orientée contre eux, celle-ci estime que leur présence même dans l'espace public peut susciter l'ire. Enfin, un phénomène intéressant s'est fait jour : après les phénomènes terroristes de 2015, nous avons vu, au sein des structures fréristes, une prise de conscience qu'il n'y avait plus de place possible pour l'ambiguïté. Après 2015, de nombreux prêcheurs et prédicateurs issus de ces structures ont adopté un discours non pas de rupture vis-à-vis du conservatisme qui est réel, mais de responsabilité dans la prise en compte des craintes des concitoyens et dans la nécessité d'être beaucoup plus explicite dans la condamnation du phénomène terroriste.

Merci pour votre attention.

1 commentaire :

Le 04/07/2020 à 22:55, aristide a dit :

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"Vous ne pouvez néanmoins mécaniquement considérer qu'une femme, parce qu'elle porte le foulard, serait le cheval de Troie de l'islamisme."

Surtout si elle porte le foulard et qu'elle n'est pas musulmane...

Rappelons que définir la nature religieuse ou non d'un foulard selon le type physique de la personne qui le porte est assimilable à du racisme.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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