Intervention de Mohamed-Ali Adraoui

Commission d'enquête Combattre la radicalisation islamiste — Réunion du 28 mai 2020 à 11h00
Audition conjointe de Mm. Mohamed-Ali Adraoui marie sklodowska curie fellow at the london school of economics centre for international studies et haoues seniguer maître de conférences en science politique à sciences po lyon chercheur au laboratoire triangle ens-cnrs umr 5206 lyon directeur adjoint de l'institut d'études de l'islam et des sociétés du monde musulman ehess-cnrs ums 2000 paris

Mohamed-Ali Adraoui, Marie Sklodowska Curie Fellow at the London School of Economics Centre for International Studies :

Merci de m'avoir sollicité pour cette audition. Merci à mon collègue pour ses propos, sur lesquels je ne reviendrai pas. Je fais partie des chercheurs qui travaillent sur la forme d'islam fondamentaliste et puritaine, à prétention orthodoxe, que l'on appelle le salafisme. Depuis le début des années 2000, alors que j'étais étudiant en master à Sciences Po, je m'étais lancé dans l'étude des communautés salafistes, plus particulièrement françaises et dans un cadre mondial et transnational. J'ai donc une vingtaine d'années d'expertise sur le salafisme et le djihadisme et j'ai pu voir, sur le plan longitudinal, les tendances et changements de différents discours et manières de vivre l'islam salafiste. Actuellement, je suis à Londres. La question des porosités entre le salafisme et le djihadisme est un de mes sujets de travail. La Fondation Maison des sciences de l'homme a depuis quelques années un projet de réflexion. Dans mon groupe de travail, « Salafisme, djihadisme et radicalisation, nous abordons la question des porosités avec des spécialistes mondiaux. Je m'attèle en outre à l'écriture d'un ouvrage sur l'histoire de la politique étrangère américaine envers les Frères musulmans et l'islam.

D'abord, d'un point de vue méthodologique, il n'y a pas de caverne islamiste ou salafiste. Ces mouvements existent depuis des décennies. Des chercheurs travaillent sur ces questions dans de nombreux pays. Certaines personnes travaillent et voyagent auprès de ces communautés, dans le cadre de la « migration salutaire », qui est une pratique très populaire chez les salafistes français. J'appelle « salafisme », de la racine arabe salef, le phénomène de retour aux sources. Le terme khalifa, qui découle de l'arabe khalif, désigne ce qui vient après, et salef ce qui vient avant. La personne salafiste souhaite ainsi revenir à la source de l'islam et mettre ses pas dans ceux des premiers musulmans (s'habiller, parler, pratiquer la religieux, comprendre le dogme comme eux). Sur le plan de l'éthique vestimentaire, vous verrez cette tenue ample pour les hommes, qui a aujourd'hui une visibilité importante. Un certain nombre de femmes qui portent le voile dit intégral sont d'obédience salafiste. Or ces communautés s'expriment, et nous conduisons des entretiens. J'ai pu par exemple m'entretenir avec plus d'une centaine de salafistes et plus d'une vingtaine de djihadistes.

Ensuite, en ce qui concerne la vision et l'évolution de ces mouvements, il est difficile de dire que les salafistes sont aujourd'hui des acteurs politiques. Ils sont des acteurs du débat social, et ont une vision sur certains sujets, tels que la moralité au sein de la famille, en termes de comportements sexuels, d'éthique économique (avec l'interdiction de l'usure, de vente ou de consommation d'alcool), etc. Ils ont donc une narration sur l'état de la société qui n'est pas politiquement correcte puisqu'il y a le Bien et le Mal. Or le Bien doit être défendu corps et âme, de leur point de vue. Sur le plan de la stratégie et de la philosophie sous-jacente à ce désir puritain, le militantisme politique, au sens institutionnel, est non seulement qualifié d'inefficace et inutile, mais sur un plan doctrinal, le plus souvent, il est frappé d'illégitimité. Par exemple, il est extrêmement difficile, sur une vingtaine d'années d'observation du salafisme en France et dans le reste du monde, d'affirmer que les salafistes se constituent en parti politique. En dépit d'événements majeurs, tels que le 11 septembre 2001, la guerre en Irak, les révoltes dans les banlieues, les printemps arabes, etc., il n'y a jamais eu de constitution d'un mouvement salafiste institutionnalisé avec une velléité de s'introduire dans le champ politique institutionnel. L'islam salafiste, tel qu'il se conçoit majoritairement en France, se distingue ainsi d'une organisation comme l'UOIF qui, en plus d'être un mouvement de prédication, n'hésite pas à recourir au lobbying politique. Ils s'inscrivent dans le cadre de prédications élitistes, et non d'une prédication de masse. Sur le plan des valeurs de la société, leur vision est défensive. Nous parlons en outre de salafisme mondialisé, avec des clercs, savants, docteurs de la foi et de l'islam dans le monde musulman, à commencer par le Golfe, et une audience dans le monde entier. Il s'agit d'un élément extrêmement important. S'il est fondamentaliste sur le plan doctrinal, le salafisme est sociologiquement très moderne. De même qu'il est difficile de voir dans le salafisme l'islam traditionnel, par exemple celui des primo-migrants, le salafisme procède de cet islam qui est à l'aise avec l'appétence pour la réussite matérielle et mal à l'aise, sur le plan des principes et des valeurs, avec la mixité, la nudité ou la séparation entre religion et politique. Il est également mal à l'aise avec l'idée que se fait le reste de la société de l'islam, il nourrit un certain sentiment de persécution. Enfin, il est mal à l'aise avec le système démocratique. Au lieu de l'investir de façon à en tirer un bénéfice, il s'en tient ainsi à l'écart. Aujourd'hui, il y a ainsi au sein du salafisme l'émergence d'un fondamentalisme mainstream.

Alors qu'un certain nombre de points doctrinaux pourraient laisser penser qu'il existe des similarités conceptuelles entre salafisme et djihadisme, sur le plan sociologique, comme le démontrent de nombreuses études, il existe une forme d'autonomisation du djihadisme. Le passage au djihadisme aujourd'hui semble assez largement, et de façon croissante, déconnecté de la socialisation fondamentaliste. Il ne s'agit pas seulement d'un phénomène français, qu'il est indispensable de comprendre pour percevoir le djihadisme du futur. Ainsi, l'on passe au champ de bataille sans être nécessairement socialisé dans les communautés fondamentalistes, comme le sont les communautés salafistes.

Le djihadisme évolue donc. Au début des années 2000, je suis entré plusieurs fois dans des librairies distribuant de la littérature salafiste, rue Jean-Pierre Timbaud notamment, où se trouvent de nombreuses mosquées salafistes. Au début des années 2000, j'y rencontrais des leaders djihadistes, ce qui est impensable aujourd'hui, du fait de cette autonomisation sociologique. Les espaces sociaux, par ailleurs, ne sont plus les mêmes. Au niveau européen, 51 % des djihadistes ou des adeptes qui seront recrutés dans des mouvements djihadistes passent par un milieu carcéral. Cette porosité prison-djihadisme est beaucoup plus importante qu'entre les communautés salafistes et les mouvements djihadistes. Je réalise de l'analyse longitudinale. J'en suis désormais à plusieurs centaines de profils salafistes observés sur le temps long. Deux ou trois ont évolué vers le djihadisme. Nous assistons donc à l'émergence d'une violence politique d'inspiration religieuse, sans l'appétence pour le rigorisme et l'orthodoxie. Toute personne qui n'arriverait pas à articuler de nouvelles catégories d'analyse sur les phénomènes auxquelles nous essayons de réfléchir manquerait un élément important.

En conclusion, il est nécessaire de distinguer les problèmes. Le traitement du fondamentalisme est suffisamment intéressant et important en lui-même, et déconnecté sociologiquement de la violence politique, pour donner lieu à un discours global. Aucun discours global ne serait susceptible de solutionner l'ensemble des problématiques auxquelles mon collègue a fait référence (burkini, cuisine hallal, lobbying local de certains mouvements islamistes, appétence pour le rigorisme, etc.). Il est nécessaire d'articuler, notamment sur le plan de la lutte contre la violence politique, l'idée selon laquelle les porosités n'existent pas d'elles-mêmes. Nous sommes tous aujourd'hui dans une société atomisée, et les phénomènes de recrutement s'opèrent largement de manière interpersonnelle. Il n'existe pas d'embrasement de masse, en France, en Tunisie, en Égypte ou ailleurs. Il ne faut jamais perdre de vue le phénomène d'intégration sociale.

Le salafisme est à la fois défensif et offensif. Il s'intègre et se nourrit des mécanismes et dynamiques de mondialisation, mais il apporte des solutions. Nous ne pourrons comprendre les phénomènes radicaux que si nous acceptons l'idée que ces mouvements peuvent, dans la trajectoire d'un acteur, apporter des réponses. Il est ainsi nécessaire d'occuper l'espace (politique, médiatique, symbolique) sans entrer dans un référentiel oppositionnel, afin d'offrir à tous les acteurs de la société un chemin, une intégration sociale, un accès aux ressources politiques, économiques et médiatiques, de façon à éviter tout effet d'opportunité de certains mouvements radicaux à destination de certains profils sociaux.

Je vous remercie de m'avoir écouté.

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