Parler de laïcité est un réflexe français. Tous les pays, lorsqu'ils ont le sentiment que leur contrat social est attaqué par les mouvements radicaux, n'ont pas ce réflexe. Au Maroc, l'antidote est l'islam modéré et traditionnel. En Arabie saoudite, les champs radicaux sont en opposition avec le véritable islam saoudien ancré dans les institutions. Le fait que la France présente la laïcité comme l'antidote à ces déviances dogmatiques peut être intéressant, mais il est nécessaire de penser par-delà les questions constitutionnelles ou juridiques et revenir à des facteurs, voire des solutions d'ordre plus matériel.
J'évoquais l'accès aux ressources politiques, médiatiques et sociales. Ce point est fondamental. Le salafisme ne semble aujourd'hui prospérer en France qu'au sein de certains groupes sociaux très précis. L'idée d'un grand islam unifié et homogène, au sein duquel le fondamentalisme gagnerait la partie, n'est donc pas corroborée par les faits. Les pays qui ont l'occasion de se démocratiser n'hésitent pas à le faire. L'idée d'un triomphe de la Charia est-il un élément parmi d'autres ou l'élément que l'on choisit de garder à l'esprit pour oblitérer le reste ?
Aujourd'hui, le salafisme prospère dans des groupes qui présentent des caractéristiques : la jeunesse, ou encore le fait de provenir de familles plus maghrébines que turques, qui sont les plus acculturées à la France. Là où se présente le religieux le plus traditionnel, le salafisme est moins présent. Le salafisme est également très influent chez les convertis, à raison de 25 à 35 % des effectifs, selon les chercheurs qui ont travaillé sur cette question. Cette tendance est corroborée dans tous les pays occidentaux. Il existe une mondialisation du salafisme et des idéaux démocratiques, raison pour laquelle Mohammed ben Salmane est contraint d'affirmer qu'il applique la démocratie, alors qu'il reprend en réalité la main sur l'appareil d'État saoudien. Aujourd'hui, il existe une forme de mise au pas des savants religieux d'influence saoudiens, qui sont contraints de présenter une lecture plus flexible du religieux : ouverture de boîtes de nuit, ouverture de lieux de culte non musulmans sur la terre des lieux saints, nécessité de se séparer des djihadistes, qui sont les « mauvais musulmans », etc. Mohammed ben Salmane aura de l'influence auprès des personnes qui lui accordent de l'importance. L'idée d'une société fondamentaliste islamique globale en train de gagner la partie ne peut être retenue. Il existe des réseaux d'influence ; ceux-ci peuvent gagner, perdre, se recomposer, adhérer bon gré mal gré aux principes démocratiques. Vous évoquez la Tunisie ou la Turquie ; ces mouvements ont gagné démocratiquement. La lecture pathologique, dès lors, ne suffit pas. Ces mouvements parviennent à donner un semblant de solution aux sociétés dans lesquels ils évoluent. Il convient donc de les prendre au sérieux et d'expliquer, derrière les préjugés culturalistes et sociologiques, que ces acteurs sont parfois plutôt bons dans la proposition de solutions sur le plan géopolitique mondial, des rapports de domination, de l'accès aux ressources économiques, etc.
Nous pouvons avoir un regard extrêmement dur sur ces mouvements radicaux, à condition de les restituer dans une interaction entre certains groupes sociaux et l'État. Il a été mis en évidence il y a quelques mois qu'au sein des familles musulmanes, les personnes diplômées sont les plus discriminées. Il est nécessairement de reconnecter ces groupes sociaux à la République et à la société française, à travers une approche pragmatique et matérialiste. Je ne crois donc pas du tout à ces hypothèses selon lesquelles le préjugé théologique ou culturel nous sauverait. Les musulmans sont des citoyens et participent au débat. L'intégration des groupes sociaux au contrat social républicain est passée par l'ouverture d'un espace politique vers lequel transitent des demandes sociales, qui ont droit de cité dès lors qu'elles sont formulées d'un point de vue démocratique et républicain.