Monsieur l'Ambassadeur, cher Ismaïl Hakki Musa, nous sommes heureux de vous accueillir ce matin car, lorsque des crises et des tensions surviennent entre amis, la moindre des choses est de s'en expliquer avec franchise, sans naïveté, afin que l'on puisse agir utilement à la diminution de la tension qui agite actuellement la relation entre la France et la Turquie. Je veux rappeler les liens traditionnels, historiques, amicaux, que nous avons avec ce pays, ainsi que les liens économiques très nombreux. Nous avons eu de nombreuses occasions, par le passé, de partager des analyses communes.
Depuis un certain temps, toutefois, tant vis-à-vis de nos alliés de l'OTAN que vis-à-vis de la France elle-même, un certain nombre de points de divergence se font jour, avec pour point culminant l'incident naval qui a eu lieu au large des côtes de Libye. Cet incident fait suite à une série de questions. Le fait que la Turquie se lance dans l'acquisition de missiles russes S400, qui risquent de menacer l'interopérabilité entre alliés, avait été diversement apprécié au sein de l'OTAN. Il y a eu l'offensive turque en Syrie et en Irak contre les milices kurdes, nos alliées dans la lutte contre Daesh. Il y a eu les forages gaziers illégaux dans les eaux chypriotes. Vous aviez été invité à vous expliquer sur le sujet, en présentant un certain nombre d'éléments. L'analyse internationale qui est faite de ce problème démontre notamment que le droit de la mer ne semble pas avoir été respecté. D'autres incidents se sont produits.
Ces différents évènements nous ont inquiétés. Plus récemment, nous avons pris connaissance de ce très grave incident survenu entre les forces navales turques et la frégate française Courbet, laquelle était en service commandé dans le cadre d'une mission de l'OTAN. Je rappelle qu'elle protégeait l'embargo sur les armes au large de la Libye, le 10 juin. Cette mission de la frégate Courbet s'inscrivait dans l'opération OTAN Sea Guardian, qui vise à contrôler cet embargo. Elle a voulu procéder au contrôle d'un navire sous pavillon tanzanien, qui était suspecté de transporter des armes à destination du théâtre libyen. Or ce bâtiment tanzanien, censé transporter des denrées humanitaires, était entouré de trois bâtiments de la marine turque qui escortaient ce bâtiment de commerce. Comment expliquer cette présence très militarisée autour de ce bateau « humanitaire » ? Comment par ailleurs expliquer l'utilisation abusive de l'indicatif OTAN par les navires turcs, alors qu'eux-mêmes n'étaient pas en mission pour l'Alliance ?
Lors de la prise de contact avec le cargo suspect, un navire militaire turc qui l'escortait a, à trois reprises, illuminé la frégate française, c'est-à-dire qu'il a fait usage de son radar de conduite de tir, ce qui est tout à fait inhabituel et constitue, je le rappelle, la manoeuvre ultime avant l'ouverture du feu, ce qui est tout de même assez étrange entre alliés de l'OTAN. Des membres de l'équipage se sont également postés en casque lourd et armés sur le pont du navire turc. Ce n'est que grâce au professionnalisme et au sang-froid de l'équipage du Courbet que le niveau de violence a pu baisser.
Vous savez que la France a protesté. La ministre des Armées, Florence Parly, a immédiatement saisi les instances de l'OTAN, la semaine dernière. Deux jours avant l'incident, vous vous réjouissiez vous-mêmes, par un tweet, d'un exercice de formation entre une frégate turque, deux frégates italiennes et la frégate Courbet au sein du groupe maritime permanent OTAN-2. La marine turque ravitaille un jour la frégate Courbet dans un exercice conjoint, la menace d'un tir de missile le lendemain : c'est assez troublant ! Vous comprenez donc l'émotion qu'a suscité cet incident et notre incompréhension, ce qui appelle des explications. Comme vous le savez, la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat s'efforce d'être la plus objective possible. Nous souhaitons comprendre ce qu'il s'est passé et entendre votre interprétation de cet incident.
Je rappelle que la Turquie a souscrit un certain nombre de principes lors de la conférence de Berlin en janvier dernier. Elle s'était engagée à respecter l'embargo des Nations unies sur les armes à destination de la Libye ainsi que le principe de non-ingérence dans le conflit qui sévit dans le pays. Or les évènements contredisent cette prise de position, puisqu'il est manifeste que la Turquie cherche à disposer de nouveaux points d'appui en Libye. Je pense notamment aux bases militaires de Misrata et Al-Watiya. Vous nous direz quelles sont les ambitions de la Turquie en Libye (qui se trouve à une quarantaine de kilomètres des côtes européennes) et si la Turquie a l'intention d'appliquer l'accord de Berlin ?
Comme vous le savez, l'OTAN a déclenché, à la demande de la France et sous l'impulsion de son secrétaire général, une enquête afin de faire toute lumière sur l'incident maritime. D'une façon générale, la France a demandé que soit réexaminée la situation de la Turquie par rapport à ses alliés au sein de l'OTAN, car c'est toute l'alliance atlantique qui risque d'être fragilisée si les incidents de ce type se multiplient.
Ce contexte ne cesse de se détériorer puisque les dépêches d'hier faisaient état de déclarations de votre ministre des Affaires étrangères particulièrement agressives vis-à-vis de la France, estimant que la France cherchait à installer la Russie en Libye. Nous conduisons certes un dialogue avec la Russie mais sommes en contradiction totale avec les Russes à propos de l'Ukraine et de la Crimée. Je ne vois pas pourquoi nous aurions intérêt à faciliter leur implantation en Libye ! La France a toujours la même politique : elle parle à tous les acteurs. Reconnaissant le gouvernement de Tripoli, il n'est guère étonnant qu'elle ait eu des contacts avec le maréchal Haftar puisque ce sont deux entités qui cherchent, l'une et l'autre, à s'imposer en Libye. La France a tenté d'organiser des conférences internationales, dont l'une a eu lieu à Paris, sous l'égide du président Macron. Nous considérons que les attaques répétées du ministre des Affaires étrangères turc sont disproportionnées par rapport aux efforts que la France tente d'accomplir pour amener la paix dans une région du monde qui en a bien besoin : la Libye est devenue le champ de manoeuvre et d'affrontement nombreux intérêts, avec pour conséquence d'alimenter les trafics de toutes sortes en direction du Sahel, où la France assume, là aussi, des responsabilités complexes.
Si la Turquie cherche à faire valoir ses intérêts dans cette partie du monde, la manière dont elle procède nous paraît inamicale. C'est la raison pour laquelle j'avais souhaité que vous soyez entendu, afin que nous en débattions. Je vous laisse la parole, Monsieur l'Ambassadeur.