Intervention de S.E. M. Ismaïl Hakki Musa

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 1er juillet 2020 à 9h35
Audition de s.e. M. Ismaïl Hakki musa ambassadeur de turquie en france

S.E. M. Ismaïl Hakki Musa, ambassadeur de Turquie en France :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie pour votre accueil. Je dois dire que j'ai toujours reçu un accueil chaleureux sous ce toit. Vous avez évoqué certains éléments de l'actualité mais je suis plus sensible à votre propos de départ, lorsque vous qualifiez le contexte en prenant l'image des tensions et querelles qui peuvent survenir dans une famille. Je me situe dans le même état d'esprit. Il nous incombe à nous tous, personnes responsables, de voir et revoir tout ce qui nous préoccupe, avec beaucoup de responsabilité, en ayant à l'esprit le fait que la France et la Turquie entretiennent des relations qui s'étendent dans de nombreux domaines. Près de 2 000 entreprises françaises opèrent en Turquie. Nous avons des relations économiques, commerciales, politiques, scientifiques, historiques. Il faut gérer les tensions susceptibles de se faire jour en ayant tout cela à l'esprit.

Je suis l'actualité en France et la presse est préoccupée par ce qu'il se passe en Libye, en Syrie et ce qu'il s'est passé en Méditerranée entre les bâtiments maritimes français et turcs. J'ai voulu préparer un propos qui réponde à ces préoccupations de l'opinion publique française. Il couvre les éléments que vous avez eu l'amabilité de partager avec nous dans votre propos introductif.

De nombreuses questions tournaient manifestement autour de la compréhension des motivations de la présence de la Turquie en Libye. Nous connaissons la situation sur le terrain : depuis 2011, il n'existe quasiment plus d'autorité centrale. Le pays est engagé dans une guerre interne qui a des imbrications externes, rendant la situation douloureuse. En 2015 est intervenu un accord politique, à Skhirat au Maroc. Nous l'avons tous endossé (Turquie, France, Nations unies et tous les pays concernés).

En dépit de cela, des tensions internes sont apparues en Libye. Une personnalité qui se désigne comme général, Monsieur Haftar, a tout fait pour déconnecter cet accord politique de son contexte. Monsieur Haftar s'est lancé dans une attaque militaire dont le tournant est survenu en avril 2019. Il y a encore deux ou trois mois de cela, si nous n'avions rien fait, Tripoli serait tombée dans les mains de Monsieur Haftar. Y sommes-nous prêts ? Nous reconnaîtrions l'autorité politique d'un gouvernement tout en restant dans l'expectative alors qu'il est attaqué de toutes parts. C'est bien cela qui explique la présence de la Turquie en Libye. La Turquie n'était d'ailleurs pas le seul pays invité par le gouvernement légitime de Tripoli. L'OTAN y a été invitée, ainsi que quatre autres pays, dont la France, pour aider ce gouvernement. Il ne faut pas être ambivalent : soit nous assumons nos responsabilités en soutenant ce gouvernement légitime, soit on le laisse se démener seul. La Turquie a répondu par l'affirmative en soutenant ce gouvernement légitime que nous avons tous reconnu, dans la communauté internationale. Elle se situe ainsi dans la stricte légalité, en répondant à une invitation qui émanait du gouvernement légitime à Tripoli.

Sans cette intervention turque, ce gouvernement légitime ne serait pas présent actuellement à Tripoli. Pourrions-nous le tolérer ?

Que veut le gouvernement légitime de Tripoli ? Il veut - et nous le comprenons - que les forces de Monsieur Haftar se retirent aux frontières, à la ligne de démarcation de 2015, au moment où l'accord de Skhirat, au Maroc, a été signé. Cette ligne de démarcation passerait quelque part à l'Est de Sirte et au Sud de Jufra, qui sont encore contrôlées par les éléments d'Haftar. Le gouvernement central libyen demande le retrait des forces d'Haftar de ces deux localités. Il demande aussi qu'une véritable feuille de route soit établie et mise en oeuvre. De surcroît, alors le pays s'appauvrit et ne peut vendre de pétrole, Monsieur Haftar applique un embargo qui empêche la société nationale libyenne d'exporter du pétrole vers l'étranger pour subvenir aux besoins de la population. Les demandes de ce gouvernement, que nous avons tous reconnu, sont donc légitimes.

Je voudrais revenir au point qui semble le plus sensible, pour vous, monsieur le président et mesdames et messieurs les sénateurs, à savoir cet incident entre les navires français et turcs. J'ai essayé d'établir la séquence des évènements. Elle apparaît à l'écran. Comme le savent les marins, ainsi que les forces armées d'une façon générale, les usages maritimes ne prévoient pas que l'on interroge un navire trois fois dans la même journée. Le navire turc a été interrogé à quatre reprises en 24 heures. C'est du jamais vu. C'est comme si l'on doutait des intentions de la partie turque.

Dans un premier temps, le navire turc est interrogé par un navire grec qui opère dans le cadre de l'opération Irini, HS Spetsai, à 3 heures 43 Zulu. Quelques heures plus tard, le navire italien ITS Carabinieri interroge également, dans le cadre d'une mission de l'OTAN, le navire turc. Dans les deux cas, tout se déroule normalement. La troisième fois que le navire est interrogé, à 16 heures 48, les pratiques employées ne sont pas habituelles au regard des usages maritimes. On observe une vitesse extrêmement élevée de 20 noeuds, avec un grand angle de gouvernail. J'attire votre attention, mesdames et messieurs les sénateurs, sur la carte projetée, qui a été diffusée à l'OTAN. Au début, la frégate Courbet a une vitesse de 15 noeuds. Le navire français suit le tracé rouge, passe entre deux navires, puis contourne le Goko. Lorsque, sur la route, on vous fait une queue de poisson, vous êtes énervé et cela risque de provoquer un incident. La manoeuvre de la frégate Courbet s'apparente à une queue de poisson, une manoeuvre très rapide pour se positionner devant le navire turc, Oruçreis. Celui-ci n'éclaire pas la frégate Courbet, qu'il a ravitaillée le même jour. Il a seulement désigné le Courbet pour surveiller les manoeuvres, car il ne sait pas ce qu'il se passe. Voyant manoeuvrer le Courbet à une vitesse accélérée, il faut qu'il l'observe et tourne la caméra vers la frégate. Dans le système embarqué sur ce navire, le radar et la caméra sont incorporés et changent d'orientation en même temps. Il n'y a toujours pas d'illumination. Il n'active pas le radar de contrôle du tir. Nous avons remis ces éléments à l'OTAN. Je vous invite, mesdames et messieurs les sénateurs, à observer cela de près. Toute l'appréciation de la situation repose sur ces données techniques.

Vous voyez sur la partie gauche de l'écran les éléments qui caractérisent une situation de désignation. À droite sont listés les éléments qui caractérisent une situation d'illumination. En cas de désignation, seules la date et l'heure apparaissent sur l'écran. Aucune donnée relative à la distance entre l'objet observé et vous-même n'apparaît sur l'écran. Lorsqu'il s'agit d'une illumination, le mot tracking apparaît sur l'écran. La distance apparaît également, ainsi qu'un cadran, au milieu, qui vous oriente pour viser. Ces éléments ne sont pas présents sur l'écran du navire turc.

Dans ce contexte, deux versions se sont opposées. Le secrétaire général de l'OTAN a ordonné une investigation dont les conclusions viennent d'être rendues. Selon les informations dont je dispose, cette enquête n'est pas concluante. Il semble que les experts de l'OTAN ne parviennent pas à la même conclusion que nos amis français. Peut-être avez-vous cette information, monsieur le président. Elle m'est parvenue hier. Il semble qu'en attendant, le Courbet se retire de l'opération de l'OTAN.

Un autre motif d'incompréhension, par vos amis turcs, doit être mentionné. Il existe une cellule de communication entre les forces armées turques et françaises, entre nos états-majors. Nos amis français n'ont pas daigné passer par ce canal. Le commandant de la frégate Courbet n'a pas souhaité entrer en communication avec le commandant de l'Oruçreis ni passer par les instances de communication nationales, préférant s'en référer directement à l'OTAN, sans procéder à des vérifications préalables. Notre état-major ne l'a pas compris et notre attaché militaire a fait part de cette incompréhension à ses interlocuteurs institutionnels à Paris lorsqu'il a eu l'occasion d'échanger avec eux. Je crois que ce dialogue s'est d'ailleurs très bien déroulé : de part et d'autre, on a compris qu'il existait un besoin de communiquer davantage. Cet incident ne constitue pas un acte inamical ni a fortiori hostile et nous n'avons pas compris pourquoi cette tournure lui avait été donnée, en particulier dans les médias. Les experts de l'OTAN ne parviennent pas non plus à cette conclusion.

J'ajoute qu'il y a des éléments turcs qui sont armés sur le navire, comme sur tout navire. Néanmoins, leurs fusils, de même que les mitrailleuses du navire, n'étaient pas orientés vers la frégate Courbet, comme le montre la photo projetée actuellement à l'écran, qui a d'ailleurs été prise par nos amis français. Les canons sont orientés vers le ciel. La caméra électro-optique est en mode désignation, sans activation du radar de contrôle de tir et sans illumination. En cas d'illumination, les radars ne peuvent être observés de cette manière.

Je me suis quelque peu attardé sur cette séquence mais je crois qu'elle le méritait. D'autres photos montrent le ravitaillement. Il semble qu'il y ait un problème technique.

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