Intervention de S.E. M. Ismaïl Hakki Musa

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 1er juillet 2020 à 9h35
Audition de s.e. M. Ismaïl Hakki musa ambassadeur de turquie en france

S.E. M. Ismaïl Hakki Musa, ambassadeur de Turquie en France :

Je remercie mesdames et messieurs les sénateurs et sénatrices de me poser ces questions afin que nous discutions en toute amitié et en toute franchise.

Le Gouvernement d'Accord national n'a pas été élu mais nommé. Un exemple est toujours un exemple, monsieur le sénateur. J'ai voulu souligner que nous devions être cohérents dans nos approches. On ne peut, au nom d'un principe, soutenir une position ici (concernant Saint-Pierre-et-Miquelon par exemple) et s'en éloigner là (à propos de Chypre) parce que cela nous convient davantage.

Madame la sénatrice évoquait la déclaration hier, de notre ministre des Affaires étrangères, demandant si le soutien, par la Turquie, du gouvernement légitime en Libye n'avait pas des motivations économiques. Bien sûr, mesdames et messieurs les sénateurs, les hommes politiques font des déclarations. Notre ministre des Affaires étrangères a fait hier une déclaration très nette, qui venait en réponse à d'autres déclarations effectuées un jour plus tôt à Mesebeg, en Allemagne. Ces déclarations de la veille étaient tout aussi inflammatoires, voire davantage. Lorsqu'un ministère des Affaires étrangères est accusé de porter une responsabilité historique et criminelle, l'accusation n'est pas légère, et appelle naturellement une réponse. Il faut relativiser les choses.

Pour autant, ce ne fut jamais l'orientation politique de notre pays. Nous n'avons jamais mis en avant des considérations économiques, où que ce soit. Si tel était le cas, nous l'aurions affirmé sans ambages. Il est légitime d'entretenir de bonnes relations de coopération avec tout interlocuteur, en tout point du monde. Cela ne doit pas conduire à considérer qu'une prise de position politique n'est animée que par des considérations économiques. C'est sous-estimer la politique étrangère de notre pays.

Je vous remercie, monsieur le sénateur Bockel, pour votre amitié, de même que tous nos amis sénateurs et sénatrices ici présents. Notre pays est l'un des piliers de l'OTAN et nous en sommes conscients. J'avais eu le plaisir de le dire dans d'autres contextes avec d'autres amis français : lorsqu'on parle de la Turquie dans l'OTAN, on n'est pas toujours à la hauteur des enjeux. La Turquie n'est pas un pays quelconque au sein de l'OTAN. J'invite ceux qui questionnent la présence de la Turquie dans l'OTAN à imaginer deux secondes à quoi ressemblerait cette organisation internationale de sécurité et de défense sans la Turquie. Pourrait-elle même se maintenir dans cette hypothèse ?

Certes, des désaccords peuvent se faire jour de temps à autre. Nous avons gardé le flanc Est et Sud de l'OTAN durant la guerre froide, au prix de nombreux efforts et parfois au détriment de la prospérité de notre nation. Nos amis européens doivent en avoir conscience. Nous les avons soutenus durant des décennies. Aujourd'hui, à la moindre hésitation ou à la moindre difficulté, questionner notre appartenance à l'OTAN est un grand tort fait à votre ami et allié. Sans la Turquie, vous n'aurez plus d'OTAN. Vous ne saurez pas traiter l'Iran, l'Irak, la Syrie, le Sud de la Méditerranée ni le Caucase, la Libye ou l'Egypte. Tout cela vous échapperait dans une large mesure. Nous devons communiquer. C'est parce qu'il y a des malentendus et des difficultés que nous devons dialoguer davantage. Mettre en cause notre présence dans l'OTAN me paraît très osé et exagéré. La Turquie n'est pas un pays membre de l'OTAN qui n'a que quelques centaines de milliers d'habitants.

La situation en Libye est complexe. La base tribale ne facilite pas les choses. Nous n'avons d'autre choix que faire avec et trouver des solutions politiques adéquates. C'était la question posée par l'un des sénateurs, qui me demandait quelle était ma vision d'une solution en Libye : ce ne peut qu'être une solution politique qui passe par une négociation. Pour que ces négociations puissent avoir une portée lointaine, durable et applicable, il faut que la situation se rééquilibre sur le terrain. Je n'ai pas été étonné mais je m'attendais à ce que l'un de nos amis sénateurs admette que la Turquie avait rééquilibré la situation en Libye, empêchant la chute du gouvernement légitime. Cela ne coûte rien. On aurait pu le dire. Je ne suis pas triste pour autant. Je ne veux pas être triste devant des amis que j'apprécie et que je respecte.

C'est en tout cas un fait : si la Turquie n'était pas intervenue, il n'y aurait pas de gouvernement légitime à Tripoli. Peut-on en déduire que nous sommes prêts à voir un guerrier comme Haftar à Tripoli ? On peut ne pas être d'accord avec les positions turques. Je ne vous critique pas pour cela. Je peux quand même attirer votre attention sur ce qui se présente en contrepartie. C'est bien cela qui est devant nous. M. Haftar n'est pas l'individu le plus démocratique qui se trouve en Libye - s'il est encore en Libye, car des rumeurs évoquent sa présence dans des pays voisins.

Monsieur le sénateur, l'Egypte soutient Haftar et notre position, vis-à-vis de ce dernier, est nette : nous combattons cette position. L'Egypte a pris il y a quelques jours une « initiative », daignant tout de même inviter Sihalla et Haftar, qui se sont réunis au Caire. On dit que c'est pour faire avancer la paix. Ces acteurs n'ont pas daigné appeler Fayez el-Sarraj, qui est quand même le représentant du gouvernement légitime du pays. Une initiative de la sorte est nécessairement mort-née et ne peut mener nulle part. Il y a aussi des déclarations émanant d'autres pays, en particulier l'Egypte. Je crois qu'ils doivent réviser leurs cours de mathématiques. Je me considère comme un diplomate réaliste. En lisant des déclarations émanant de certains pays, dont l'Egypte, je constate qu'elles n'ont aucune assise logique ni aucune faisabilité. Je peux donc me permettre de ne pas les considérer avec autant de sérieux.

Monsieur Guerriau, l'opération en Irak vise les bases du PKK. Les opérations conduites en Syrie (« bouclier de l'Euphrate », « rameau d'olivier » et récemment « source de paix ») ont considérablement réduit l'efficacité du PKK en Syrie et nous avons mis fin à son dessein de création d'une sorte d'État terroriste dans le Nord de la Syrie. Le PKK a essayé de basculer de nouveau vers le théâtre irakien, en déplaçant ses pions des montagnes du Kandil vers le Nord de l'Irak, dans des villes comme Sinjar ou Abdanin. Nous ne pouvions y rester indifférents. Les opérations précédentes ont eu pour but de mettre fins à leurs agissements dans cette perspective.

Monsieur Perrin, je crois que votre question en chevauche une autre. Comme je le disais, des déclarations sont faites de part et d'autre et celles de notre ministre, hier, sont venues en écho à d'autres déclarations assez dures faites à l'égard de notre pays. Convenons-en, monsieur le sénateur. Cela me peine de le répéter. Vous accusez notre ministre de jouer un jeu dangereux en Libye, de porter une responsabilité historique et criminelle. Ce sont des propos très forts. Ceux de notre ministre s'inscrivent dans ce contexte.

Comme je l'ai également souligné, Turcs et Français doivent privilégier la communication directe et non par médias interposés. On n'a pas besoin qu'un journaliste pose une question pour faire état de notre inquiétude vis-à-vis d'un pays allié. Je suis conscient du fait que l'homme politique fait ses déclarations de manière souveraine. Ce n'est pas cela que je questionne. Je ne peux qu'exprimer un souhait devant vous : nous devrions plus nous parler, au lieu de laisser les autres parler sur nous, notamment par médias interposés.

Monsieur le sénateur Laurent, je me souviens que lors de notre dernier échange, dans cette salle je n'avais déjà pas pu vous convaincre. Il nous appartient de diminuer ces divergences. Je vous invite, monsieur le sénateur, à relire l'accord de Zurich de 1970. Nous sommes intervenus à Chypre en tant que pays garant. Nous ne sommes pas un occupant. On parle des résolutions. Vous savez dans quel contexte les résolutions sont conclues et négociées. Ce n'est pas pour autant que je mets en cause les résolutions de l'ONU. Certaines résolutions de l'ONU et de l'Union européenne invitent à mettre fin à cette politique d'isolement des Chypriotes turcs. Les résolutions de l'ONU forment un tout qu'il faut prendre en considération dans son ensemble.

Nous n'avons pas mené une guerre contre notre peuple et nous n'avons aucune intention de la sorte. Je l'aurais mieux compris venant des médias mais venant d'un sénateur de votre niveau, je crois avoir le droit d'en attendre davantage. Qu'on le veuille ou non, la Turquie est un pays démocratique, monsieur le sénateur. On forge la démocratie depuis quatre siècles en Europe. Il existe des démocraties en Angleterre, en France, en Allemagne. Chaque pays démocratique ne redéfinit pas la démocratie mais il existe une version anglaise, française, allemande de la démocratie. Reconnaissez à la Turquie sa manière d'exercer la démocratie, tenant compte de ses difficultés à la fois internes et externes. La démocratie n'est pas un modèle applicable sans la moindre adaptation au contexte, dans les formes. Je crois que nous avons suffisamment de pratiques ensemble pour que nos amis français reconnaissent cette particularité.

Vous évoquez les dirigeants d'associations. Dans chaque pays démocratique existent des débats. Je ne voudrais pas rappeler d'autres débats démocratiques qui existent dans d'autres pays. Il est normal que des débats aient cours et que chacun avance ses positions. Dans tout pays, on n'est pas toujours d'accord avec le gouvernement de même que celui-ci n'est pas nécessairement d'accord avec toutes les positions qui émergent de la société.

J'ai déjà répondu à propos de notre présence dans l'OTAN.

Monsieur le président m'ayant fait l'amitié d'évoquer la question des missiles S400 dans son propos introductif, je voudrais préciser que la position de la Turquie au sein de l'OTAN n'est pas fragilisée par cette décision. Quand nos amis français ou d'un autre pays entretiennent un dialogue stratégique avec la Russie, cela ne pose pas de problème. Lorsque les Trucs communiquent et travaillent avec les Russes, ils s'éloignent de l'Europe et fragilisent l'OTAN. Ce n'est pas juste. Je crois humblement que cette ouverture de la France est à saluer. C'est une démarche diplomatique importante. Là aussi, cependant, je voudrais que l'on soit conséquent. Nous avons avec la Russie, qui était hier encore un pays voisin - désormais la Géorgie nous sépare - des désaccords à propos de la Crimée, en Libye et dans une certaine mesure en Syrie, pour ne citer que quelques exemples parmi de nombreux autres. Cela ne nous empêche pas de travailler ensemble.

Si j'évitais la question de l'espionnage, mes amis sénateurs diraient « connaissant son passé, il ne pouvait faire autrement ». Je vais néanmoins répondre à cette question. Je sais que cette affaire est traitée de près par la DGSE et par le MIT turc. Elle a deux ans et a fait l'objet, alors, d'échanges entre ces deux services. Le fait que des échos lui aient été donnés dans la presse, il y a quelques jours, n'a aucun rapport avec l'actualité, si ce n'est que certaines des promesses faites envers l'un de ces messieurs ne semble pas avoir été honorées. Il était donc fâché et a fait une déclaration à la presse. L'administration turque et a fortiori les services trucs n'ont aucune implication dans cette partie de l'affaire, laquelle n'a aucun rapport avec l'actualité. Je puis vous l'assurer, après m'être renseigné.

Vous m'avez interrogé à propos de Sainte-Sophie, édifice qui fait partie du patrimoine de l'humanité. Après la prise d'Istanbul, il fut transformé en mosquée, puis en musée. Un débat existe aujourd'hui. Qu'il devienne un musée ou une mosquée, le lieu sera toujours ouvert au public. Aucune décision n'est prise. Je suis certain que les autorités turques ont conscience de la signification et de la valeur symbolique de cet édifice qui nous est si cher à tous.

Monsieur Todeschini est aussi un grand ami de notre pays et je me voudrais de ne pas revenir sur sa question. Notre engagement dans les accords de Berlin est total. Nous avons d'ailleurs été présents à Moscou d'abord puis à Berlin. On oublie parfois que s'il y a eu un sommet de Berlin, c'est dans une large mesure grâce à nos efforts. Dans les deux cas, à Moscou puis à Berlin, Monsieur Haftar était absent. Il n'a pas signé de cessez-le-feu, ni à Moscou ni à Berlin. C'est ce qui nous rend perplexes, de même que cela rend perplexe Fayez el-Sarraj : comment donner crédit aux déclarations d'un homme qui n'a, jusqu'à présent, tenu aucune de ses promesses ?

S'agissant de Misrata et de la gestion des ports, je n'ai aucune information officielle à vous communiquer, monsieur le sénateur. Si un accord intervenait pour que les Turcs gèrent le port de Misrata, je ne vois pas en quoi cela constituerait une anomalie puisque des opérations de cette nature ont lieu désormais un peu partout, dans notre monde globalisé. Les Chinois gèrent le port d'Athènes. L'entreprise française ADP et l'entreprise turque TAV gèrent conjointement l'aéroport d'un pays des Balkans et d'un pays africain. Je ne vois donc pas en quoi l'éventualité que vous évoquez serait inacceptable.

Les élections municipales sont révélatrices en effet. Cela prouve que la Turquie est un pays démocratique et que l'alternance est possible et s'effectue de façon régulière dans les urnes.

Il me semble avoir répondu à l'ensemble des questions posées. Vous avez eu l'amabilité de me convier, monsieur le président. Je suis très sensible à votre geste. Il était très important que nous puissions échanger. Puisqu'il y a des choses qui nous chagrinent de part et d'autre, il nous faut dialoguer davantage. Je vous remercie de m'avoir donné cette occasion. J'espère avoir été à la hauteur des attentes. S'il y a des carences, je m'efforcerai de les pallier lors d'une prochaine rencontre, sous ce toit, où je suis très à l'aise, ou chez nous, où ce serait un honneur de vous recevoir.

4 commentaires :

Le 11/07/2020 à 17:09, aristide a dit :

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"Je ne peux qu'exprimer un souhait devant vous : nous devrions plus nous parler, au lieu de laisser les autres parler sur nous, notamment par médias interposés."

Les médias en France sont clairement des propulseurs de haine, ils refusent les démarches argumentées, la réflexion posée et constructive, tout cela pour flatter le populisme le plus bête et trivial.

Considérez les affaires de voile supposé islamique depuis 1989 : la laïcité aurait dû être comprise par quelques syllogismes, et appliquée ensuite; mais non, la pensée argumentée n'a pas cours chez ces journalistes imbéciles, qui préfèrent l'imbécillité à l'intelligence, la guerre à la paix.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 11/07/2020 à 17:10, aristide a dit :

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D'ailleurs, que pense M. L'ambassadeur qu'un foulard soit considéré islamique ou non du seul fait du type physique de la personne qui le porte ?

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 11/07/2020 à 17:13, aristide a dit :

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"Vous m'avez interrogé à propos de Sainte-Sophie, édifice qui fait partie du patrimoine de l'humanité. Après la prise d'Istanbul, il fut transformé en mosquée, puis en musée. Un débat existe aujourd'hui. Qu'il devienne un musée ou une mosquée, le lieu sera toujours ouvert au public. Aucune décision n'est prise. Je suis certain que les autorités turques ont conscience de la signification et de la valeur symbolique de cet édifice qui nous est si cher à tous."

Etant donné que la laïcité est la séparation de l'Etat et de la religion, l'Etat ne peut pas prendre de décisions au nom de la religion, qu'il ne reconnait pas (en France, c'est ainsi). Donc, si M. Erdogan se permet de prendre la décision de transformer un musée en mosquée, c'est qu'il n'y a pas de laïcité en Turquie. M. Erdogan est le chef réel de l'islam en Turquie, on est très loin de la laïcité.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 11/07/2020 à 23:31, aristide a dit :

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"Qu'on le veuille ou non, la Turquie est un pays démocratique, monsieur le sénateur"

Tout à fait, le chef est élu, comme en France, à ce sujet la France et la Turquie sont identiques.

La vraie démocratie, ce sont les référendums, on aimerait voir des référendums autant en France qu'en Turquie.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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