La doctrine me semblait être jusqu'à présent l'engagement dans des guerres asymétriques, notamment contre le terrorisme militarisé. Il me semble que vous nous présentez un changement radical de doctrine, en anticipant des conflits durs, et la possibilité du retour d'un conflit majeur. Vous indiquez notamment qu'il faut réapprendre la grammaire de la guerre de haute intensité. Quels éléments géopolitiques justifient pour vous ce changement radical ?
Général Thierry Burkhard.- Monsieur le sénateur Allizard, concernant le programme P144, il me paraît prioritaire de concentrer l'effort d'innovation vers la prise en compte des nouvelles menaces. Je songe notamment à la lutte anti-drone, ou à la défense antiaérienne. Les éléments majeurs du programme 144 qui concernent l'armée de Terre sont le développement du MGCS et les études concernant le segment de décision : successeur du Véhicule blindé de combat d'infanterie (VBCI) ; successeur du camion équipé d'un système d'artillerie (CAESAR).
Monsieur le sénateur Yung, nous aurons besoin de moyens lourds dans les combats futurs. Mais, principale rupture, nous aurons surtout à mieux synchroniser nos actions dans les champs physiques et informationnels. C'est dans ce cadre que le programme TITAN participera, pour le milieu aéroterrestre, à l'objectif de relier en interarmées et en interallié les différentes composantes. Des plans analogues pour l'armée de l'air et la marine sont nécessairement alignés sur la vision stratégique du chef d'état-major des armées.
Monsieur le sénateur Boutant, nous sommes actuellement en train de définir le cahier des charges du MGCS. La Direction générale de l'armement (DGA) y travaille, en lien avec l'armée de Terre. Dès cet été, deux de nos officiers se rendront à Coblence, où l'équipe de projet franco-allemande définira le cahier des charges et pilotera les études de recherche et technologie communes. Je serai particulièrement vigilant en ce qui concerne le système global d'interconnexion des différents moyens, dont la finalité est de permettre de travailler en haute intensité, et en pleine interopérabilité.
Monsieur le sénateur Cadic, il est difficile d'attribuer les attaques en matière de désinformation. Nos compétiteurs sont plus désinhibés que nous, mais je pense que nous sommes capables d'agir dans ce champ également.
Monsieur le sénateur Le Gleut, l'incident entre frégates turque et française n'est pas lié à l'insuffisance d'exercices entre Européens.
Monsieur le sénateur Cigolotti, tout système a tendance à se complexifier dans le temps. Nous devons donc régulièrement simplifier nos procédures. Par ailleurs, les organisations sont très imbriquées avec les fonctions soutien. Aussi, devons-nous trouver des modes de fonctionnement plus simples. Cela n'implique pas une réorganisation et encore moins un retour en arrière. Il s'agit avant tout d'état d'esprit. Il conviendra peut-être de faire évoluer certaines procédures, mais il ne s'agit pas d'un changement majeur. Monsieur le sénateur Saury, notre doctrine est conçue pour faire face aux principales menaces que nous identifions. Nous nous adaptons cependant aux situations. Lorsque je suis entré dans l'armée, l'armée de Terre s'engageait dans la Guerre du Golfe. Nous avons alors conduit une opération conforme à ce que nous avions prévu du point de vue de la doctrine : divisions blindées ; brigades ; brigades d'artillerie ; appui aérien. En face, l'ennemi mettait en oeuvre exactement la doctrine soviétique. La seule surprise pour nous était que nous avions été obligés de nous projeter, et que nous n'avions pas eu à nous défendre sur nos frontières.
Sans que nous ne changions de doctrine, nous nous sommes par la suite transformés en soldats de la paix dans les Balkans. Il ne s'y déroulait pas de combat interarmes ni d'engagement dans la profondeur même si nous avons déploré des pertes. Nous avons redécouvert véritablement la guerre en Afghanistan. Elle était néanmoins asymétrique, et nous avons fait en sorte de pouvoir répondre à cette menace spécifique. Nous nous sommes optimisés dans la durée, dans la douleur, et dans le sang. Aujourd'hui, en BSS, nous travaillons dans une certaine continuité. Il s'agit de neutraliser l'ennemi au milieu des populations.
Aujourd'hui, la menace qui se dévoile témoigne d'une évolution de la conflictualité et nécessite une évolution de notre doctrine. Cela ne signifie pas qu'il n'y aura plus de conflits asymétriques. L'armée de Terre, par nécessité, s'est adaptée pour répondre aux conflits asymétriques. Mais face aux menaces que nous voyons réapparaître maintenant, nous n'aurons pas, comme en Afghanistan, deux ou trois ans pour monter en puissance. Nous devons être prêts. C'est la raison pour laquelle nous devons réorienter notre doctrine vers la grammaire de la haute intensité.