Intervention de Christian Cambon

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 8 juillet 2020 à 9h30
Audition du général de division pascal facon commandant de l'opération barkhane comanfor

Photo de Christian CambonChristian Cambon, président :

Mon général, merci d'être avec nous en direct du PC de la force Barkhane à Ndjamena, que vous commandez depuis juillet 2019. Tout le monde comprend l'importance de la responsabilité qui pèse sur vos épaules, et avant toute chose je tiens à passer un salut amical et dire notre soutien aux 5 100 soldats qui combattent sous vos ordres ; je pense tout particulièrement à ceux qui ont perdu la vie et à ceux qui ont été blessés. La commission mesure la gravité et l'importance de votre mission. C'est pourquoi nous souhaitions, avant un débat sur l'opération Barkhane qui interviendra à la rentrée, faire le point avec vous sur l'opération au lendemain du sommet de Nouakchott.

La neutralisation d'Abdelmalek Droukdal par les armées françaises constitue un indéniable succès qui vient couronner six mois d'efforts intensifs, depuis le sommet de Pau et les mesures prises pour mieux contrôler la zone des trois frontières.

Autre aspect positif, le mandat de la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) a été renouvelé le 29 juin dernier par le Conseil de sécurité des Nations unies.

Nous avons cependant plusieurs interrogations partagées par l'opinion française, comme en témoigne une enquête publiée cette semaine par un hebdomadaire au sujet de l'engagement de la France au Mali et dans la région.

Quel est aujourd'hui l'état de l'ennemi, quelles sont les forces que vous combattez sur le terrain ? Quels sont les effets concrets, pour Barkhane, de la guerre que se livrent l'État islamique et Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) via leurs « entreprises » franchisées État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) et le Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM) ? Quel jugement portez-vous sur les affrontements intracommunautaires dans le centre du Mali : peuvent-ils être maîtrisés ?

Notre dispositif qui rassemble, autour de Barkhane, les forces armées locales, le G5 et la Minusma est-il mieux intégré, mieux articulé, plus efficace depuis le sommet de Pau ? Les forces armées locales montent-elles en puissance et les Tchadiens vont-ils enfin arriver ?

L'objectif de réinstaller les armées maliennes, en particulier dans leurs postes-frontière du Liptako et du Gourma, est-il atteint ?

La contribution de nos alliés européens, dont notre commission a déploré à de nombreuses reprises le manque de soutien, est-elle désormais satisfaisante ? Le renouvellement de l'appui des Chinook britanniques et les moyens aériens espagnols sont-ils suffisants ?

La force Takuba, dont le noyau franco-estonien sera localisé à Gao, va-t-elle apporter un plus à Barkhane et comment les deux vont-elles s'articuler ? On dit souvent que le nombre important de dispositifs est source de confusion.

Comment pourraient fonctionner Barkhane, Takuba si les Américains retiraient leur soutien en renseignement et en ravitaillement ?

Enfin, voyez-vous un mieux du côté de l'aide que l'Algérie apporte à Barkhane d'une part, au processus politique de l'autre ?

La question centrale est évidemment la capacité à transformer des succès tactiques en victoire stratégique durable. « Nous sommes tous convaincus que la victoire est possible au Sahel », a dit Emmanuel Macron à Nouakchott. Le peut-on sans la volonté politique des États de la région ? Cette volonté est-elle là aujourd'hui ?

Les trafics et les rivalités intercommunautaires qui servent de terreau au terrorisme n'ont pas cessé. Pis, des accusations d'exactions à dimension communautaire sont formulées contre des armées de pays du G5.

Après un bref exposé, mes collègues vous interrogeront.

Général Pascal Facon, commandant de l'opération Barkhane (Comanfor). - Merci de me donner l'occasion de rendre compte du déroulement de cette opération que je commande depuis un an, et pour quelques jours encore. C'est l'occasion de rendre hommage à celles et ceux qui participent à l'opération Barkhane, pour paraphraser Maurice Genevoix : les vivants, les morts, les familles qui ont besoin de comprendre comment est menée cette opération - j'ai une pensée particulière pour le sénateur Bockel.

Cette rencontre est nécessaire, car la crise sanitaire a réduit les interactions entre la représentation nationale et nos forces, or ces interactions sont importantes pour nos élus, mais aussi pour les militaires qui ont besoin d'expliquer ce qu'ils font.

C'est aussi l'occasion de présenter le déroulement particulier de cette campagne. Le sommet de Pau a été, comme vous l'avez dit, un moment clé, un électrochoc. La sécurité, le développement, la gouvernance sont des sujets souvent évoqués ; mais créer les conditions d'opérationnalisation de ce triptyque est une autre affaire. Nous avions donc besoin de la dynamique enclenchée par le sommet de Pau, avec ses quatre piliers qui donnent de la cohérence à notre action et une Coalition Sahel pour porter cette vision et agir. Après une année dans le Sahel, je puis confirmer qu'il y a eu un avant et un après Pau.

Que représente le sommet de Pau pour l'opération Barkhane ? C'est tout à la fois un tournant, un sursaut indiscutable, l'expression d'une vision stratégique permettant d'affronter le totalitarisme terroriste, la redéfinition des objectifs avec une concentration des efforts sur les trois frontières face à l'EIGS, la remobilisation des partenaires et une meilleure compréhension de notre action par les opinions publiques sahéliennes, et enfin c'est une occasion unique de mettre sur pied une architecture de sécurité originale dans le Sahel-Sahara à travers l'opérationnalisation de la force conjointe du G5 Sahel.

Au-delà de la dynamique nouvelle, le sommet de Pau a permis d'engager des capacités supplémentaires au service de trois objectifs : réduire les capacités matérielles et humaines de l'EIGS, opposer à la volonté des groupes armés terroristes (GAT) une masse reposant sur la « sahélisation et l'internationalisation » de la stratégie, et lutter contre l'influence des GAT dans la population en créant localement les conditions d'émergence d'une alternative politique, sociale et économique portée par les États sahéliens.

Quelles ont été les conséquences opérationnelles de ces décisions ? Notre action poursuit toujours le même objectif : mettre les GAT à la portée des forces partenaires et de la force conjointe. Le renforcement capacitaire décidé par le Président de la République et la création d'un mécanisme de commandement conjoint ont permis de créer un effet de saturation et d'opérer en même temps et dans la durée dans le Liptako et le Gourma, ce qui n'était pas possible auparavant. Notre action a restreint la capacité de l'EIGS, qui est passé d'une stratégie d'évitement à la fuite et, localement, à la débandade. Les succès tactiques sont indéniables, nous les devons au courage et l'habileté des unités françaises et alliées engagées au sol et dans les airs. Nous avons stoppé la spirale de la violence, donné confiance à nos partenaires sahéliens et libéré localement les populations de la pression des GAT. La réduction sensible des capacités humaines de l'EIGS a conduit ce GAT à recruter des combattants de plus en plus jeunes. Il s'agit d'une préoccupation importante pour la force et cette exploitation abjecte nous met en difficultés dans le cadre de nos opérations. Bien évidemment, la robustesse de nos procédures d'engagement nous permet de nous prémunir quasi-systématiquement de dommages collatéraux. Pour autant, il arrive que l'on constate, lors d'opérations de neutralisation, la présence de mineurs. Ces situations demeurent extrêmement rares mais il convient d'en avoir pleinement conscience.

Enfin, l'affaiblissement de l'EIGS a profité au Rassemblement pour la victoire de l'islam et des musulmans (RVIM).

Sur le pilier 1 du processus de Pau, nous avons donc obtenu de bons résultats tactiques dans la zone d'action identifiée. Mais ils n'auraient eu qu'un faible effet sans le développement d'une forme assez inédite de partenariat de combat avec les forces partenaires et en particulier la FC-G5 Sahel. On ne peut donc réduire Barkhane à des succès tactiques. L'attrition des GAT est une nécessité, un moyen et non une fin. L'essentiel est de faire monter en gamme nos partenaires. Cette démarche indispensable va bien au-delà des dimensions tactiques, elle est structurante et stratégique. Aujourd'hui, on le voit, « l'épaisseur » de Barkhane, ce sont ses alliés sahéliens regroupés au sein de la FC-G5 Sahel. Au fil des mois, cette force, sous l'impulsion de son chef, le général Namata, est devenue notre complément indispensable, notre « sistership » et, d'une certaine façon, un démultiplicateur de force.

Cela a été rendu possible par la mise sur pied du mécanisme de commandement conjoint (MCC) qui incarne ce partenariat de combat au niveau des états-majors.

Il est constitué de trois composantes.

Un poste de commandement conjoint (PCC), à Niamey, regroupant des officiers français et des officiers sahéliens, mais aussi des officiers de liaison des forces partenaires et alliées.

Une cellule de fusion du renseignement (IFC), essentielle pour orienter l'action et disposer d'un renseignement actionnable, c'est-à-dire immédiatement exploitable par les effecteurs.

Un détachement de liaison et de contact (DLC) armé par trois officiers, un Malien, un Burkinabè et un Nigérien, inséré au poste de commandement de la Force Barkhane, à N'Djamena.

Ce DLC est le pendant du détachement de liaison déployé au sein du PCIAT de la force conjointe, inauguré récemment à Bamako.

Ce mécanisme de commandement conjoint nous a permis de conduire des opérations à grande échelle, avec plus de 5000 hommes, dans la zone des trois frontières et de coordonner l'action de nos deux forces sahéliennes avec des opérations conduites par les forces nationales, notamment l'opération ALMAHAOU des forces armées nigériennes à la frontière malo-nigérienne, dans le Liptako.

Cette coopération poussée a été complétée, en fonction des disponibilités de nos partenaires sahéliens, par l'intégration de détachements malien, nigérien et burkinabè au sein des groupements tactiques désert de Barkhane.

Toutes les opérations conduites avec nos partenaires font l'objet d'une planification au cours de laquelle les règles d'engagement sont rappelées, ainsi que l'obligation faite aux unités engagées de respecter le droit des conflits armés et le droit international humanitaire. C'est un sujet d'attention, géré à travers la planification, la formation, le rappel des règles durant les opérations. Le principe de tolérance zéro à l'égard de comportements déviants est intangible.

La dynamique de Pau a créé une synergie entre les forces présentes au Sahel et nous a permis d'atteindre un ennemi qui a commis l'erreur stratégique, à l'automne dernier, d'attaquer tous les pays du centre en même temps. L'unité d'action s'est ensuite faite assez naturellement, sous la pression des événements.

Le succès de l'opération Barkhane repose sur notre aptitude à réduire les capacités de notre ennemi mais aussi à créer la masse nécessaire pour atteindre la volonté de combattre des GAT. Autrement dit, attaqués séparément, nos alliés sahéliens sont d'une extrême fragilité ; unis à nos côtés, ils sont beaucoup moins vulnérables. Voilà pourquoi, l'action conduite cette année a visé à structurer les plans de nos partenaires, MINUSMA et EUTM, et à les synchroniser avec nous.

Malgré les difficultés, en particulier celles découlant de la crise sanitaire, je crois que nous y sommes parvenus en utilisant deux structures adaptées : l'instance de coordination au Mali (ICM) incluant la FC-G5 Sahel, les FAMa, EUTM, la MINUSMA et Barkhane et, au niveau du G5 Sahel, le Comité Défense et Sécurité réunissant les cinq CEMA/CEMGA du G5 et le CEMA français.

Outre les opérations conduites en commun, un effort particulier a été fait pour accroître les capacités de nos partenaires dans deux domaines essentiels : la protection des camps et la mobilité des unités. Ce faisant, nous contribuons au développement capacitaire de nos alliés au titre du pilier 2 du processus de Pau.

Ainsi, à la demande des Maliens, nous procédons à la reconstruction de camps. Je pense notamment à la ville de Labbézanga, sur l'axe Gao-Niamey : alors que ce poste avait été abandonné, nous y construisons actuellement un camp, dont la conception est inspirée des fortifications en étoile de Vauban. Ce camp offrira de nouvelles capacités et servira de point d'appui pour que l'État malien puisse reprendre pied dans ces zones.

Nous avons par ailleurs renforcé la mobilité des forces maliennes en créant les unités légères de reconnaissance et d'intervention (ULRI). Ces unités, constituées de pick-up et de motos, font appel à des moyens qui peuvent paraître sommaires, mais, tout en complétant des dispositifs plus lourds, elles nous permettent de gagner en mobilité, rivaliser avec les terroristes, se déplacer sur terrains difficiles et éviter les axes, donc les engins explosifs. Ces ULRI seront appelées à travailler avec les unités de la Task Force Takuba à compter du mois de septembre.

Ceci nous amène naturellement à évoquer les actions entreprises au titre des piliers 3 (gouvernance) et 4 (développement).

Dans ces domaines, la force Barkhane n'est que concourante. Nous ne faisons que créer, avec les armées locales, les conditions sécuritaires propices à l'expression d'une alternative étatique à l'influence des GAT sur les populations locales. C'est de loin le chantier le plus difficile à conduire parce qu'il s'inscrit sur le long terme dans l'approche 3D, pour l'AFD dans le cadre de l'Alliance Sahel et plus généralement au sein de la coalition Sahel récemment mise sur pied. Pour Barkhane, tout cela est cependant essentiel si l'on veut enrayer le recrutement par les GAT.

Outre les projets portés par l'AFD, cette année a été consacrée à la structuration de la démarche sur la base d'une approche territoriale intégrée. Cette approche s'appuie sur un travail cartographique permettant de représenter toutes les actions mises en oeuvre par les trois acteurs français que sont Barkhane, le CDCS et l'AFD. S'y ajoutent les initiatives portées par les membres de l'Alliance Sahel. Au total, dans la zone des trois frontières, ce sont aujourd'hui 20 000 projets qui sont recensés, dont 3892 initiés par la France.

Ce travail en commun avec l'AFD et le CDCS a montré la nécessité d'avoir une approche différenciée en fonction des situations. Il y a des régions où les conditions de sécurité sont suffisantes pour conduire les chantiers, d'autres où l'insécurité est telle qu'il est encore difficile d'envisager tout de suite un réinvestissement en matière de développement ou de retour de l'État. De là est née l'idée des colonnes foraines ou services publics ambulants, destinés, dans le sillage des opérations militaires, à faire venir un embryon d'administration et d'expertise technique au plus près des populations. Ceci a récemment été testé à Labbezanga. Nous envisageons de reproduire prochainement la même démarche à Tessit, dans le sud-est du Gourma. Est à l'étude également une colonne foraine qui utiliserait le fleuve Niger pour toucher toujours plus de populations.

J'en viens aux perspectives, dont la principale est la Task Force Takuba.

Un premier Task Group franco-estonien est en cours de formation à Gao. Il devra, une fois constitué, dans le courant du mois de juillet, former une unité malienne. La Task Force, dans sa première forme, sera constituée au cours du mois de septembre, pour un engagement au début du mois d'octobre, avant l'arrivée des Tchèques, puis des Suédois. Ce projet est utile et important. Il complétera notre dispositif actuel, nous permettant ainsi de dégager quelques unités pour pouvoir intervenir ailleurs, et contribuera à la stabilisation de la zone autour de Ménaka.

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