Les Américains ont fait des déclarations contradictoires au sujet de la poursuite ou non de leur soutien. En matière de renseignement notamment, celui-ci est essentiel. Qu'en est-il précisément ?
Général Pascal Facon. - Je vous remercie tous de votre soutien à nos soldats.
L'aide américaine est précieuse. Nous n'observons pas, à ce jour, une diminution du soutien américain. Les Américains nous aident substantiellement en matière de transport, de ravitaillement, de renseignement et nous espérons que ce soutien va se poursuivre. Les relations avec les chefs militaires américains en charge des questions africaines sont excellentes. Ils louent nos efforts et me semblent admiratifs de ce que nous faisons. Leur soutien, pour le moment, n'est pas remis en cause. À plusieurs reprises, des officiers généraux d'Africom m'ont demandé quels étaient mes besoins. De même, ils ont été très sensibles au fait que nous ayons pris en charge médicalement certains de leurs hommes atteints de la covid-19. Au-delà de ce constat, entrent en jeu des décisions politiques qui ne sont pas de mon ressort.
Je n'ai pas eu vent de la déclaration du général Townsend sur une mauvaise synchronisation de l'aide militaire. Nous avons une vision assez claire des équipements dont ont besoin les forces nationales. Cela fait l'objet d'un dialogue annuel au sein de la force G5 Sahel. Sous l'égide d'Expertise France, nous recueillons les demandes de nos partenaires, les confrontons à ce que nous constatons sur le terrain et il me semble que tout cela fonctionne très bien.
S'agissant de Takuba, il est acquis, à ce jour, qu'y prendront part les Estoniens, les Tchèques, les Suédois. Les Italiens, les Grecs, les Portugais, les Danois ont manifesté leur intérêt, tandis que l'on comptera un ou deux officiers de liaison belges. Les structures devant héberger cette force sont en place à N'Djaména ; elles sont en cours d'installation à Gao. Il me semble qu'on peut se montrer optimiste.
Comment gagne-t-on la paix ? Il est difficile d'y répondre. Avant 2012, le Mali était déjà confronté à toutes sortes de difficultés structurelles, mais il était en paix. Nous n'avons pas vocation à régler tous ces problèmes qui préexistaient. L'action conduite avec AFD et le CDCS, comme je l'ai dit, est de plus en plus efficace. Chacun a trouvé sa place, dans le respect des singularités. Le dernier comité directeur AFD-Barkhane a ouvert plusieurs pistes d'évolution dans cette coopération comme l'appui aux colonnes foraines ou encore la mise à contribution du génie militaire des pays de la BSS dans des zones où les opérateurs du développement que sont les ONG ne peuvent se déployer en raison des conditions de sécurité. Pour m'aider, j'ai à mes côtés un conseiller développement issu de l'AFD. Ce que je retiens de cette année, s'agissant de l'articulation sécurité - développement, c'est que cette coopération avec l'AFD et le CDSC fonctionne bien parce que l'AFD met en avant une logique de résultats et non d'engagement. Nous partageons aussi l'idée que la résolution d'une crise ne passe pas nécessairement par des actions successives allant de l'intervention militaire à la normalisation en passant par la stabilisation. Au Sahel, il est possible de mener de front des actions militaires et des actions de développement. Pour ce faire, un travail cartographique précis est nécessaire pour mettre en oeuvre ce que nous appelons l'approche territoriale intégrée. La résolution 2531 du Conseil de sécurité des Nations unies permet de mieux organiser l'aide additionnelle de la Minusma à la force conjointe G5 Sahel, ce qui marque un progrès puisque, auparavant, cette aide additionnelle ne pouvait être octroyée que sur le territoire malien. Désormais, elle pourra l'être au Niger et au Burkina Faso. Cela permettra une plus grande interopérabilité des forces de chacun de ces pays, qui ont vocation à travailler ensemble au sein de la force du G5 Sahel.
Qu'apportera la European Union Training Mission ? La création de sites de formation permettant la régénération des forces, ce qui permettra la relève d'unités. À mon arrivée, il y a un an, j'ai rencontré des unités en poste depuis vingt mois ! Une unité qui stationne trop longtemps perd en lucidité et en discernement, en raison de la fatigue et des difficultés inhérentes à la conduite des opérations. À Gao, huit compagnies maliennes vont être formées à l'utilisation du véhicule blindé Typhoon, ce qui permettra d'accroître assez sensiblement les capacités de relève de l'armée malienne.
Cela me conduit à parler des allégations d'exactions. Ce point est central dans les entretiens que j'ai notamment avec le général Namata, commandant de la force du G5 Sahel. Cette question est constamment évoquée : elle l'a été à Nouakchott au comité de défense et de sécurité à l'automne dernier et en janvier dernier, elle l'est entre les différents chefs d'état-major des armées, entre tous les chefs militaires. Au Burkina Faso, où je me suis rendu voilà quelques jours, ceux-ci rappellent régulièrement la nécessité absolue de respecter ces règles.
Aucun ordre n'est donné qui pourrait être un blanc-seing pour se livrer à des exactions. Mais des actes individuels sont toujours possibles : dernièrement, des officiers de certains pays partenaires ont d'ailleurs été relevés de leurs fonctions pour cette raison.
Dans les ordres transmis par les chefs militaires des forces partenaires, en particulier celles de la force conjointe, figurent des éléments précis sur l'attitude à adopter face à ces comportements inadmissibles, qui entachent la réputation de notre armée et de notre pays. Je le répète, les dérives si elles existent sont individuelles.
Pour Barkhane, la ligne sur le sujet est simple : tolérance zéro face à ce type de comportement, dénonciation le cas échéant, formation et rappel des règles lors des phases de planification.
S'agissant des partenaires européens, on n'a jamais assez d'alliés dans une telle entreprise. J'ai eu sous mes ordres des Danois, des Estoniens, des Britanniques ; j'aurai demain des Tchèques : cela fonctionne bien. Outre la TF Takuba dans laquelle nos alliés européens sont attendus, l'Europe joue et jouera un rôle essentiel sur le pilier 3 du processus initié à Pau. Celui-ci traite des questions de gouvernance, de justice ou de sécurité intérieure. L'enjeu, c'est de faire en sorte que les forces de sécurité intérieure montent en gamme pour accompagner le retour de l'État, des préfets et des services publics.
Nous obtenons de bons résultats sur le plan militaire et créons les conditions d'une alternative aux groupes armés terroristes. Il faut que, à notre suite, les règles de droit soient rétablies. Le plus terrible pour les populations, c'est cette soumission à l'arbitraire totalitaire de ces groupes. Il faut donc rétablir la justice et la sécurité, une gouvernance sécuritaire qui est l'enjeu du pilier 3.
S'agissant du pilier 1 - lutter contre les groupes armés terroristes -, nous faisons le travail, avec de plus en plus de partenaires ; s'agissant du pilier 2 - renforcer les capacités des forces armées des États de la région -, nous sommes sur la bonne voie ; s'agissant du pilier 4 - aider au développement -, nous avons adopté une approche pertinente. On compte 3 892 projets français, mais l'ensemble des projets conduits dans la région sont au nombre de 20 000.
La gouvernance, la justice transitionnelle et le retour des forces de sécurité intérieure : là est la clef du succès pour demain puisque ce sont des domaines qui touchent directement les populations meurtries et très affectées dans leur vie quotidienne.
Nous suivons la formation de la force de l'Union africaine chargée de compléter la force conjointe du G5 Sahel. La participation de l'Algérie est envisagée. Mais ces renforts doivent arriver équipés et être placés sous les ordres du général commandant la force conjointe ; ils doivent constituer une aide, et non une contrainte pour cette force, qui commence à obtenir des résultats.
Les drones armés sont une capacité additionnelle extrêmement intéressante. Nous en disposons depuis décembre dernier. Ils permettent de rapprocher le capteur de l'effecteur, et donc de gagner en rapidité. Il ne s'agit en aucun cas de robots tueurs, que l'on utiliserait par facilité : la même rigueur est de mise pour tous les tirs, qu'ils soient effectués à partir d'un drone, d'un Mirage 2000 ou d'un hélicoptère d'attaque.
La feuille de route de Pau est examinée de manière très rigoureuse par un comité de suivi organisé dans chaque pays. Cette dynamique fonctionne très bien car elle est animée par les chefs d'État.
Je n'ai pas à aborder la situation politique du Mali ; ce que je vois, c'est qu'elle n'a pas d'incidence en matière opérationnelle. Nous nous employons à faire face à la diversité des situations susceptibles de se présenter dans le cadre de l'opération Barkhane. En particulier, il faut concevoir le système de gouvernance sécuritaire en incluant les forces locales de sécurité intérieure dans toutes leurs composantes - armée, police, gendarmerie, garde nationale, douanes. C'est ainsi que l'on assurera un véritable maillage territorial, dans le cadre du P3S. S'agissant des opérations conduites par la FC-G5 Sahel, il ne s'agit pas d'opérations « coup de poing ». L'opération SAMA, sur les Trois Frontières, est une opération permanente qui a commencé en mars et est amenée à se poursuivre, en coordination très étroite avec Barkhane. Pour le général Namata, l'un des objectifs du prochain cycle est bien de réintroduire progressivement les forces armées locales dans les territoires.
Enfin, le Tchad a fait savoir qu'il n'était pas en mesure de déployer de bataillon tchadien pour l'heure, compte tenu de la situation sur le lac Tchad.
Alors que le Sénat prépare un débat relatif au Sahel, vos propos sont éclairants. Je retiens notamment votre insistance sur le troisième pilier - la nécessité du retour de la justice et de l'État dans ces régions.
Au nom de la commission, je vous rends un hommage personnel pour cette année de commandement, qui, malgré les moments de peine et de tristesse, a connu beaucoup de succès. J'espère que vous transmettrez à vos troupes l'expression de notre reconnaissance et de notre amitié. Les visites sur place nous permettent de parfaire notre information tout en manifestant ce soutien ; nous les reprendrons dès que les conditions le permettront.
Notre débat n'a pas vocation à enfourcher les critiques que l'on entend ici ou là. La représentation parlementaire doit soutenir votre engagement et le faire mieux connaître : à l'issue d'une telle épidémie, le risque serait de se centrer sur les problèmes métropolitains en oubliant que, depuis des années, des femmes et des hommes sont engagés dans ces territoires, parfois peu hospitaliers, pour contribuer à notre propre sécurité.
Vous avez pris vos fonctions il y a un an, en juillet 2019, et vous serez très prochainement remplacé par le général Marc Conruyt. Bien sûr, un tel commandement exige un très fort engagement. On peut même le qualifier d'éreintant. Mais ne considérez-vous pas que cette durée est un peu courte ?
Général Pascal Facon. - S'agissant de la durée de cette mission, je crois qu'il est indispensable de conserver cette durée d'un an. Apporter un nouveau regard sur une situation est nécessaire. Cela évite de croire que l'on sait, cela évite de confondre convictions et certitudes. L'essentiel, à mon sens, c'est de désigner le bon homme à la bonne place, en tout cas celui qui pourra comprendre tout de suite les enjeux parce qu'il a une connaissance intime de cette région sahélo - saharienne en plus d'une solide expérience opérationnelle. Aimer l'Afrique et les Africains, aimer servir notre pays sur ce continent, voilà probablement les pré requis pour commander Barkhane.
Enfin, j'aborderai l'épidémie de covid-19. C'est la première fois que nous vivons une telle épidémie lors d'une opération de cette ampleur, et je salue le travail accompli par le service de santé des armées. La question avait été anticipée. Nous avons pu évacuer par précaution les personnes malades susceptibles de développer des formes graves. Nous avons disposé de stocks d'oxygène, de capacités de diagnostic et de l'aide d'épidémiologistes venus de France pour traiter les clusters détectés. Je rends donc hommage à nos médecins et je félicite aussi nos soldats, qui ont pris l'habitude de vivre avec un masque, y compris sur le terrain. L'heure n'est pas encore au retour d'expérience car l'épidémie n'est pas terminée, mais, à ce stade, la crise sanitaire n'a jamais remis en question la continuité opérationnelle.
Notre commission s'est beaucoup préoccupée de cette question de la détection. Nous avons fortement épaulé les efforts de la ministre pour assurer le test systématique des femmes et des hommes qui partent en Opex ou s'embarquent : les réticences initiales de Bercy surmontées, ce dispositif est en train d'entrer en action.
Mon général, nous vous remercions ; vous êtes manifestement un de nos grands chefs militaires. Transmettez notre soutien et notre reconnaissance à votre état-major. Nous avons le plus grand respect pour le travail accompli, loin du territoire, mais non pas de notre coeur !