Chargés par notre commission d'examiner le dossier Photonis et, plus largement, la situation des PME et ETI innovantes susceptibles d'être rachetées par des actionnaires étrangers, Michel Boutant et moi-même avons été retardés dans nos travaux par le confinement. Nous avons élargi le champ de notre réflexion à la situation de la Base industrielle et technologie de défense (BITD), à la lumière de l'audition d'une quinzaine de responsables de grands groupes comme de PME et d'ETI. Nous avons également entendu, au titre du ministère des armées, le délégué général pour l'armement et le directeur de l'Agence de l'innovation de défense (AID).
Ce travail me laisse un sentiment ambigu : d'une part, le choc de la crise sanitaire et du confinement a permis de mesurer la résilience et la détermination des acteurs de notre BITD ; d'autre part, nous sommes dans l'oeil du cyclone - ce sera le titre de notre rapport - et, sur bien des plans, le plus difficile reste à venir...
Si elle abrite un savoir-faire et une excellence technologique indiscutables, notre BITD peine à se financer. Il y a plusieurs raisons à cela : son financement provient, d'abord, de la vente de ses produits sur deux marchés : les commandes d'État et les exportations. La loi de programmation militaire (LPM) prévoit une trajectoire ascendante pour les commandes destinées à nos forces : 1,7 milliard d'euros supplémentaires par an jusqu'en 2022, puis 3 milliards d'euros supplémentaires par an jusqu'en 2025. La progression bénéficie aussi au financement des programmes d'études amont, qui doit passer d'un peu plus de 720 millions d'euros en 2018 à 1 milliard d'euros à partir de 2022. Nous avons déjà exprimé, lors de la discussion de la LPM, les inquiétudes que nous inspire cette trajectoire, qui reporte le plus gros de l'effort après l'élection présidentielle de 2022. Le contexte actuel n'est pas rassurant de ce point de vue...
Pourtant, il est indispensable que l'État maintienne son effort, et surtout le garantisse dans la durée, car les entreprises de la BITD s'inscrivent dans le temps long : si nous réduisons l'effort aujourd'hui, nous n'en verrons certes pas les effets avant deux ou trois ans, mais, quand la machine ralentira, il sera impossible de la redémarrer, surtout dans le contexte de concurrence internationale. D'après les ingénieurs, lorsqu'on cesse de travailler sur une technologie pendant un certain temps, il faut deux fois plus de temps pour se remettre à niveau...
Il nous faut donc faire oeuvre de pédagogie envers l'opinion publique, car, devant les besoins de l'ensemble de la société et dans une période très difficile pour les finances publiques, la tentation sera forte de couper dans les dépenses de défense. Ce serait une terrible erreur, car nous ne rattraperions pas le retard pris. Nos concurrents et nos adversaires ne vont pas nous attendre !
En ce qui concerne les marchés d'exportation, il faut avoir le courage d'éclairer le débat public de quelques données économiques. Le marché national ne suffisant pas à amortir les coûts de développement des matériels, si nous voulons pour nos forces un équipement au meilleur niveau, il nous faut soit doubler notre effort d'investissement, soit accepter que nos entreprises gagnent des marchés à l'étranger.
Là aussi, le contexte est défavorable, entre la remise en cause de plus en plus fréquente de ces exportations dans l'opinion publique et les médias, en raison de la crainte que les matériels français ne soient utilisés à mauvais escient, et les difficultés des clients, frappés comme nous par la crise économique consécutive à la pandémie.
En plus de ces deux sources de financement, il y a le capital-risque et le capital-développement.
Comme nos collègues Cédric Perrin et Jean-Noël Guérini l'ont souligné l'année dernière dans leur rapport sur l'innovation de défense, il existe, en plus du crédit d'impôt recherche, une variété de dispositifs spécifiques aux entreprises de défense : Astrid et Astrid Maturation, Rapid et le fonds Définvest, destiné à consolider le capital des PME et ETI innovantes.
Tous ces dispositifs sont utiles, mais loin d'être suffisants. Nos auditions ont fait apparaître le manque d'un réel outil de soutien au capital-développement : un ou plusieurs fonds stratégiques, ayant vocation à prendre des participations significatives dans des PME et ETI innovantes, pour aider à boucler les tours de table et garder l'actionnariat en France.
Plusieurs raisons expliquent cette carence.
D'abord, il faudrait une impulsion supplémentaire de l'État - pas seulement financière. Or l'État explique qu'il a conscience du problème, mais, lorsqu'un dossier comme Photonis se présente, il en est réduit à demander à de grands groupes industriels de prendre le relais... C'est à la fois un aveu de faiblesse et l'expression d'une incompréhension des logiques industrielles, car ce n'est pas en la faisant absorber par un grand groupe qu'on aide une PME innovante à se développer.
Encore plus parlant est l'exemple, très actuel, d'Aubert et Duval, société spécialisée dans la métallurgie des alliages à très hautes performances et que son propriétaire, Eramet, souhaite vendre. Aubert et Duval fournit de très nombreuses entreprises de la BITD, au bénéfice de nos trois armées. Il s'agit chaque fois de petites quantités de pièces très spécifiques, de sorte qu'aucun client n'a un intérêt industriel direct à racheter la société ; mais tous seraient en difficulté si l'entreprise disparaissait. C'est le cas d'école où il faudrait le coup de pouce facilitateur d'un investisseur stratégique, par exemple dans le cadre d'un fonds mêlant crédits publics et privés, pour assurer une stabilisation pérenne de l'actionnariat.
L'AID, sur l'impulsion de la ministre des armées, travaille depuis six mois à un nouveau fonds de ce type, qui s'appellerait Définnov. C'est un pas dans la bonne direction, mais un pas modeste, car ce fonds n'est pas encore opérationnel et la taille envisagée est insuffisante. On parle d'un fonds de 200 millions d'euros, capable d'apporter jusqu'à 20 millions d'euros par opération ; à titre de comparaison, dans le dossier Photonis, l'américain Télédyne aurait proposé 510 millions d'euros... Ce n'est pas avec 20 millions d'euros qu'on inversera la vapeur !
Le comité de liaison « Défense - Medef » réfléchit à un dispositif de même inspiration. Sans doute faudrait-il que ces initiatives convergent et se renforcent, dans l'optique d'alliances stratégiques entre capitaux publics et privés français.
Enfin, nous devons renforcer les outils permettant de dissocier possession du capital et direction stratégique, en nous inspirant du Special Security Agreement en vigueur aux États-Unis ; ce mécanisme autorise l'arrivée de capitaux étrangers, même majoritaires, pour financer le développement d'une entreprise, tout en assurant un contrôle stratégique des technologies critiques.