Intervention de Ronan Le Gleut

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 15 juillet 2020 à 10h00
Avion de combat du futur scaf — Examen du rapport d'information

Photo de Ronan Le GleutRonan Le Gleut :

Avec le SCAF, il ne s'agit pas de faire simplement un nouveau Rafale ou un nouvel Eurofighter. À l'horizon 2040, nos adversaires disposeront de systèmes anti-aériens redoutables, avec une mise en réseau des capteurs, des plateformes et des effecteurs permettant de riposter immédiatement, de puissants moyens cybers et des missiles hypervéloces. À cette menace en système, le SCAF opposera un système de systèmes. Il comportera un avion de combat, le Next generation fighter (NGF), capable d'emporter plus de missiles, de voler plus longtemps, tout en étant plus furtif et aussi manoeuvrable que le Rafale. Il sera donc plus grand et plus lourd, ce qui implique, nos collègues Cigolotti et Roger l'ont souligné, un plus grand porte-avions. Il comportera ensuite toute une gamme de « remote carriers » ou « effecteurs déportés ». Ce sont des drones chargés de missions très diverses, du leurrage au tir en passant par le brouillage et le recueil d'information. Le troisième élément du SCAF est invisible mais constitue le véritable coeur du système. C'est le cloud de combat : l'interconnexion des plateformes entre elles et avec des bases de données. Il y aura enfin ce que j'appellerai un pilier transversal, l'intelligence artificielle et l'automatisation des fonctions, présentes sur toutes les plateformes, qui démultiplieront l'efficacité du pilote dans le combat collaboratif.

J'en viens ainsi à la première de nos recommandations : si nous voulons que le SCAF ne soit pas obsolète dès sa mise en service en 2040, ni pendant les quatre décennies suivantes, il ne faut pas se tromper de projet.

Certes, l'avion de combat, premier pilier de la coopération industrielle de la phase 1A lancée en février dernier, est très important. Nous pouvons nous féliciter que Dassault et Safran soient respectivement leaders industriels de l'avion et de son moteur. Toutefois, l'innovation nécessaire réside tout autant, voire davantage dans le cloud de combat et dans l'IA.

Je voudrais ici faire une comparaison. Les Allemands ont compris qu'avec le développement des véhicules autonomes, la valeur ajoutée risquait de glisser de l'« objet voiture » à l'intelligence artificielle et aux données. C'est exactement la même chose pour le SCAF. Pour le moment, il est prévu que le NGF ne soit qu'optionnellement « non habité », notamment parce qu'il y a des doutes sur les capacités d'une IA autonome en situation de grande complexité tactique. Toutefois, des progrès décisifs d'ici 2040 et après ne sont pas à écarter. Nous connaissons les investissements massifs des Chinois et des Russes. Les États-Unis vont également faire combattre dès l'année prochaine un drone équipé d'IA contre un avion habité. Nous ne devons pas nous retrouver dans la situation du meilleur joueur d'échecs du monde qui ne peut plus battre un ordinateur ! Réduire le débat de l'utilisation de l'intelligence artificielle aux systèmes d'armes létales autonomes serait caricatural : le principal défi est l'interface entre l'homme et l'IA, afin de soulager la charge mentale du pilote et de lui permettre de maximiser les contributions de l'ensemble des plateformes. Nous préconisons donc que le développement de l'IA soit au centre du programme.

Autre défi pour notre capacité d'innovation, le nouveau moteur. Nous avons pris du retard sur les américains, qui font des moteurs plus chauds, donc plus puissants que les nôtres. Il faut aussi développer la technique du cycle variable pour avoir un profil de puissance adaptable aux différentes missions. Une autre question-clef est celle du moteur du démonstrateur, dont la réalisation est prévue pour 2026. Il nous paraît impératif de prendre le moteur du Rafale, le M88 de Safran, plutôt que le J200 de l'Eurofighter. Ce serait en effet plus conforme à la répartition entérinée par la France et l'Allemagne, qui fait de Safran le leader pour le moteur.

Enfin, des percées seront également nécessaires sur les technologies de capteurs. A cet égard, le choix de l'Espagne comme leader sur le pilier « capteurs » via l'industriel INDRA est un bon signal envoyé à ce pays, qui a rejoint la coopération avec un léger décalage sur la France et l'Allemagne mais qu'il convient à présent d'intégrer sur un pied d'égalité.

J'en viens à présent à la question de la coopération industrielle. Je rappelle qu'après de longues négociations, un premier contrat de 155 millions d'euros a été passé en février dernier avec les grands industriels par la DGA, leader international du programme, pour la phase 1A du démonstrateur.

Pour ne pas reproduire certaines erreurs du passé -et ici tout le monde pense à l'A400M - il est nécessaire de concilier de manière équilibrée le principe du meilleur athlète, c'est-à-dire le fait que chaque industriel réalise ce qu'il sait le mieux faire, avec le principe du retour géographique.

Après des négociations difficiles, la France a réussi à imposer une organisation forte, avec pour chacun des 7 piliers du programme un chef de file et un partenaire principal, chargés de « mettre en musique » les travaux des sous-traitants. Je ne reviens pas en détail sur les négociations Safran/MTU, ni sur le parallélisme demandé par les Allemands avec le char du futur (MGCS), un temps bloqué du fait de Rheinmetall. Ces épisodes montrent que nous devons rester extrêmement vigilants sur plusieurs points :

D'abord, ne pas laisser dire à nos amis Allemands qu'ils sont « mal servis ». Les industriels d'Outre-Rhin sont présents en force sur tous les piliers. Avoir obtenu le leadership face à Thales sur le pilier cloud de combat n'est pas anodin pour Airbus DS.

Ensuite, nous ne devons pas nous contenter de la place obtenue par nos industriels leaders et veiller de près à ce que nos sous-traitants soient bien mis à contribution par les leaders allemands et espagnols.

Troisième impératif, la propriété industrielle doit être protégée. Outre la protection intangible du background, c'est-à-dire la propriété intellectuelle déjà acquise sur les programmes passés, Dassault, Airbus ou Safran doivent rester maître de ce qu'ils inventeront au cours du développement, tout en mettant à la disposition des autres ce qui est nécessaire pour maintenir et faire évoluer le produit. Or, le Bundestag a conditionné son accord pour le contrat de février dernier à la définition par le gouvernement allemand des « technologies-clés nationales » qui devront être totalement disponibles pour l'Allemagne. Nous savons que ce pays veut monter en puissance sur l'aéronautique et le spatial mais la philosophie d'un tel programme n'est pas de permettre un rattrapage technologique. La discussion doit donc déboucher sur un accord relatif à la protection industrielle équilibré et solide.

Par ailleurs, comme Pascal Allizard et Michel Boutant l'ont relevé dès décembre dernier, aucune place n'a été faite pour l'ONERA, alors même le DLR allemand, pas nécessairement aussi expérimenté sur l'aéronautique militaire, est fortement impliqué. La ministre a remis l'ONERA dans le jeu par une déclaration assez imprécise et les leaders du projet nous ont affirmé qu'ils y travaillaient. L'ONERA fournirait des prestations d'assistance à maîtrise d'ouvrage au profit de la DGA pour analyser les prochaines feuilles de route technologiques des industriels, produire des études amont sur les matériaux et combiner ses capacités de simulation avec celles de la DGA. Il est donc impératif de lever les dernières ambiguïtés sur la participation de l'ONERA au programme SCAF et d'inciter les industriels à lui sous-traiter certaines tâches.

En outre, le programme SCAF pourrait contribuer à la relance de notre économie après la crise du coronavirus. Les investissements de défense peuvent contribuer à la sauvegarde des emplois en France dans la chaîne d'approvisionnement des systémiers-intégrateurs et des grands équipementiers. De plus, l'avion de combat du futur assumera aussi la mission de dissuasion, ce qui amènera nécessairement de l'activité en France. En outre, comme pour les crises sanitaires, ce n'est pas au moment des crises géopolitiques qu'il est temps investir ! Dès lors, il conviendrait à notre sens de réfléchir avec les deux partenaires à une accélération du programme, en prévoyant un achèvement avant 2040.

En conclusion, le programme SCAF est une chance exceptionnelle pour la France, l'Allemagne et l'Espagne, pour notre autonomie stratégique comme pour notre industrie de défense. Alors que de nombreux pays se contentent de développer de nouveaux avions de combat, nous avons fait le choix de rester en tête en développant non un simple avion, mais un système de systèmes. Les récentes déconvenues du F35, qui craint la foudre, montrent aussi qu'il est sain qu'il y ait de la concurrence ! Cependant, le chemin est étroit. Espérons que nous ayons suffisamment appris des anciens programmes pour ne pas reproduire leurs erreurs.

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