Intervention de Aurélien Daubaire

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 18 juin 2020 : 1ère réunion
Étude sur l'urgence économique outre-mer à la suite de la crise du covid-19 — Table ronde sur les données statistiques et perspectives économiques

Aurélien Daubaire, directeur régional de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) La Réunion-Mayotte :

La Réunion et Mayotte partent de plus loin en termes économiques et sociaux, et elles ont vécu de fortes tensions fin 2018 avec la crise des gilets jaunes.

Mme Marie-Anne Poussin-Delmas et M. Bertrand Savoye ont cité les travaux fructueux que l'AFD, l'IEDOM et l'INSEE mènent dans le cadre du CEROM. La compréhension même de la crise a demandé aux statisticiens bon nombre d'innovations. Les statistiques conjoncturelles sont généralement trimestrielles ou mensuelles et, pour avoir dès avril les premières estimations de l'impact économique de la crise, nous avons dû nous fonder sur des indicateurs à haute fréquence, moins robustes du point de vue méthodologique.

Après la grande récession de 2008-2009, La Réunion a connu une reprise économique selon un rythme de 3 % par an en moyenne, bien en deçà de la progression de 5 % observée dans les années 2000. L'année 2018 fut mauvaise, en raison de différents facteurs - récolte de canne à sucre, regain d'inflation -, avec seulement 1,7 % de croissance. Les chiffres parus ce matin montrent un petit regain de croissance pour 2019, à 2,2 %. La crise sanitaire est intervenue dans ce contexte, marqué aussi par un taux de chômage de 21 % en 2019 et des tendances préoccupantes sur le marché du travail. Même si l'emploi a rebondi en 2019, la population active est en baisse depuis quatre ou cinq ans. Dans toutes les tranches d'âge, en particulier chez les jeunes, de plus en plus de personnes ont renoncé à chercher effectivement un emploi.

À La Réunion, l'impact moyen de la crise sanitaire, tous secteurs confondus, s'est traduit par une perte sèche instantanée d'activité de 28 %. Quelques indicateurs conjoncturels concrets confirment ce chiffre en termes de valeur ajoutée. L'IEDOM a constaté une baisse de moitié environ des versements de billets, et la consommation d'électricité a également chuté.

Les statistiques douanières sur les importations mensuelles montrent que la chaîne d'approvisionnement n'a pas été totalement rompue. Mais elles confirment une demande bien moins forte de l'industrie et du BTP en mars et avril. La baisse de la consommation des ménages est également attestée, avec une diminution des importations de véhicules automobiles et de vêtements.

Par ailleurs, entre fin décembre 2019 et fin mars 2020, l'emploi a chuté brutalement de 1,3 %, soit 2 000 emplois en moins. Le nombre de demandeurs d'emplois de catégorie A inscrits à Pôle emploi a augmenté de 7 % entre fin février et fin avril, soit 2 500 personnes supplémentaires. Ces mouvements sont plus forts que lors de la récession de 2008-2009.

La notion de chômage n'avait toutefois plus exactement le même sens pendant la période de confinement. Grâce à l'enquête emploi de l'INSEE, nous savons que de plus en plus de personnes, tout en voulant travailler, ne se déclaraient pas en recherche d'emploi, car elles devaient garder leurs enfants ou n'avaient aucun espoir d'embauche. Nous avons aussi constaté que la baisse de l'emploi au mois de mars était essentiellement liée, au moins dans un premier temps, à une diminution de l'intérim et des renouvellements de CDD, des indicateurs qui peuvent rapidement se relever avec la reprise. Toutefois, l'emploi s'ajuste généralement avec retard aux évolutions de l'activité économique. Les pertes pérennes se traduiront par des baisses d'emplois quelques trimestres plus tard. Le consensus estimant que le retour à un niveau d'activité économique normal prendrait au moins deux ans, on peut s'attendre à des impacts très forts sur le marché du travail.

La Réunion avait connu une très forte hausse du tourisme, presque surprenante, en 2018, puis un léger retrait en 2019. Ce secteur s'est évidemment totalement arrêté pendant le confinement.

Concernant Mayotte, on enregistre 18 % d'activité économique instantanée en moins pendant le confinement. Mais, sans doute plus encore que pour La Réunion, ce chiffre est en trompe-l'oeil. Le confinement a été plus long à Mayotte - trois mois contre deux -, et la structure du tissu productif y est très différente. Le secteur marchand est moins développé qu'en moyenne nationale et les deux tiers des entreprises mahoraises, qui produisent 9 % de la valeur ajoutée et représentent 6 600 emplois, sont informelles. Ces petites entreprises sont particulièrement fragiles face à la crise actuelle. Elles ne sont pas destinataires des aides allouées aux indépendants ou aux salariés, elles sont concentrées dans les secteurs les plus directement touchés par la crise - commerce de détail, construction, restauration, petits transports terrestres et manutention -, elles sont plus jeunes que les autres, souvent dirigées par des personnes peu qualifiées et 90 % d'entre elles ne tiennent aucune comptabilité.

Tout concourt donc pour que la crise économique ait des conséquences sociales très importantes à Mayotte, sachant que deux tiers des adultes étaient déjà sans emploi avant la crise. La moitié de la population est mineure, il y a beaucoup de familles nombreuses et plus des trois quarts des Mahorais vivent sous le seuil de pauvreté national.

L'INSEE n'a pas encore réalisé de prévisions macroéconomiques pour l'année 2020. Certains organismes s'y sont risqués, mais l'exercice est pour l'instant assez héroïque. Le consensus qui se dégage est celui d'une reprise en « racine carrée ». L'activité reprend rapidement depuis le mois de mai, sans revenir exactement à la normale. On assisterait ensuite à un très lent retour à la normale, sur deux ans ou plus.

Il est important d'identifier les facteurs de reprise d'activité, de même que les freins et les aléas qui pèsent sur elle. Pour le moment, il existe une incertitude fondamentale sur l'épidémie elle-même et sur d'éventuels traitements. C'est pourquoi les prévisions économiques sont hasardeuses.

La reprise de la consommation est une question majeure. Dans un contexte de hausse du chômage, les ménages ont tendance à constituer une épargne de précaution. Certains n'ont pas dépensé tous les revenus qu'ils ont perçus pendant le confinement, et le retour du taux d'épargne à un niveau normal est un enjeu fondamental pour la reprise d'activité, notamment dans le secteur du tourisme.

L'investissement risque d'être freiné par les incertitudes pesant sur le rythme de reprise de la demande domestique, mais aussi mondiale, pour les entreprises qui exportent. Les entreprises craignent aussi que la crise ne génère des surcoûts.

La courbe de l'emploi suit en général celle de l'activité, mais avec un retard. À moins d'un rebond qui viendrait compenser le manque de valeur ajoutée produite durant la crise sanitaire, l'activité ne reviendra que très lentement à la normale ; l'emploi ne devrait donc que très faiblement évoluer dans les prochains trimestres.

Mayotte est sortie du confinement le 2 juin ; aucun indicateur n'atteste encore de la reprise de l'activité. À l'échelle nationale, après une activité inférieure d'un tiers à la normale en avril, la différence n'est plus que de 11 % au début de juin : la reprise est donc très rapide, mais on reste bien en deçà du niveau habituel. À La Réunion, les premières informations disponibles évoquent aussi une reprise d'activité. Ainsi, 467 entreprises ont été créées en mai, contre 269 en avril ; pour autant, ce n'est pas encore le niveau normal : en mai 2019, on relevait 532 créations d'entreprise.

Pour que le marché du travail reparte, il faut de l'offre mais aussi de la demande. Pendant le confinement, les inscriptions à Pôle Emploi s'étaient effondrées, les gens ne cherchaient même pas d'emploi, faute d'espoir ou de disponibilité. À La Réunion, la tendance s'est inversée : on relève 1 551 nouvelles inscriptions dans la dernière semaine de mai, presque autant qu'au même moment de 2019. La population active revient sur le marché du travail, c'est un premier pas.

La consommation d'électricité est également revenue à la normale en mai ; quant aux dépenses courantes des ménages, elles ne sont plus inférieures que de 10 % au niveau ordinaire au cours des trois dernières semaines de mai.

Le sujet des inégalités économiques et de la vie chère, à La Réunion comme à Mayotte, est lié à l'emploi et aux revenus du travail, dont une grande partie de la population ne dispose pas. L'enjeu principal des pouvoirs publics est de limiter les effets à moyen et long terme de la crise conjoncturelle : il faut que les ménages et les entreprises passent le cap. Pour les ménages, on se concentre sur le marché du travail et la formation professionnelle, pour éviter le chômage de longue durée ; l'insertion des nouveaux diplômés sur le marché du travail est également cruciale. Quant aux entreprises, il faut préserver le tissu productif en évitant autant que possible les faillites et fermetures liées au choc conjoncturel.

Plus largement, que faire pour l'avenir ? L'investissement, public ou privé, sera essentiel. La croissance dépend largement des gains de productivité, qui se réalisent surtout dans les secteurs innovants et à forte valeur ajoutée ; cela peut constituer un axe de politique publique. Clairement, les acteurs économiques publics comme privés sortiront de la crise plus endettés qu'ils n'y sont entrés : il faudra de la cohérence entre les choix d'investissement de court terme et les nécessaires orientations de long terme, parmi lesquelles on peut citer la transition énergétique ou encore la réponse au vieillissement de la population, qui ne fait que commencer à La Réunion.

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