Si vous le permettez, je vais vous présenter l'ISEE. Il s'agit d'un établissement public de la Nouvelle-Calédonie, dont les missions sont très proches de celles des directions régionales de l'INSEE (bien que nous n'ayons juridiquement aucun lien avec cet institut). Nous réalisons ainsi des comptes économiques rapides, des indices à la consommation, des enquêtes auprès des ménages, l'immatriculation des entreprises, etc.
Nous assurons également une mission un peu particulière : la gestion des listes électorales dont le maître d'ouvrage est l'État. La compétence de l'état civil revient en effet à la Nouvelle-Calédonie, qui gère son répertoire électoral. Outre les listes classiques (pour les élections municipales, législatives et présidentielles), la Nouvelle-Calédonie dispose de listes spéciales (pour élire les membres du Congrès) et d'une liste spéciale « consultation » où figurent les électeurs pouvant participer aux référendums sur l'avenir de la Nouvelle-Calédonie.
Outre l'état civil, nous avons aussi des compétences en matière d'impôts, de droit du travail, de protection sociale, de commerce extérieur, de transports, de santé ou encore d'enseignement. Bien que juridiquement indépendant de l'INSEE, nous en sommes très proches puisque nous disposons des mêmes outils, des mêmes méthodes et des mêmes approches. Nos travaux peuvent donc être immédiatement comparables.
Avant de présenter le bilan économique de la crise du Covid-19, quelques éléments de contexte sur la situation calédonienne avant la crise sont nécessaires. Le territoire se situait dans une phase de croissance ralentie, arrivant sans doute à maturité en termes d'équipements publics et d'équipements des ménages et des entreprises. De nombreux investissements ont été réalisés dans les années récentes. Selon les données CEROM (Comptes économiques rapides outre-mer), la croissance calédonienne a été de 0,6 % en 2018 contre une moyenne de 3 % entre 2005 à 2015.
Il y a un changement notable dans la nature de cette croissance. Alors que la consommation des ménages en était le moteur traditionnel, ce rôle est désormais de plus en plus assuré par l'investissement. Dans les 0,6 points de croissance en 2018, la consommation compte ainsi pour 0,5 point, l'investissement pour 0,8 point et le commerce extérieur pour - 0,7 point. Par ailleurs, les finances publiques locales étaient en tension, ce qui augurait déjà une réduction de l'investissement public. Le résultat du recensement montrait en outre une croissance démographique en berne. Pour la première fois en 30 ans, le solde migratoire est négatif de 10 000 personnes entre 2014 et 2019.
Trois éléments de satisfaction sont à noter. D'abord, le nombre d'emplois salariés privé a augmenté de 0,3 % en 2019 (hausse modeste mais notable, tirée en grande partie par l'industrie et les services). Le deuxième motif de satisfaction est le niveau de chômage. Établi entre 11 et 12 %, il s'agit toujours du taux de chômage le moins élevé des outre-mer. Enfin, un record a été enregistré en matière de touristes, leur nombre atteignant 130 000. Le tourisme calédonien présente un profil particulier par rapport aux autre outre-mer. 1/3 seulement des touristes viennent de la Métropole ; la majorité vient pour découvrir le territoire ; et le tourisme affinitaire compte pour 22 %.
S'agissant de la crise du Covid-19, il existe plusieurs éléments de satisfaction. La Nouvelle-Calédonie est tout d'abord un des rares territoires à ne pas avoir connu de cas autochtones. Les 18 cas sont des cas importés et ont été immédiatement maîtrisées, grâce à la mise en place d'une quarantaine. Les mesures prises ont permis de préserver la population de l'arrivée du virus. Le temps de confinement n'a duré qu'un mois.
Les effets économiques du confinement sont de deux ordres : des effets immédiats (facilement chiffrables grâce à un simple exercice comptable) et des effets induits (plus difficilement mesurables et observables sur plusieurs mois).
S'agissant des effets immédiats, on estime que la croissance calédonienne en 2020 est en baisse de 3,6 points par rapport au niveau qu'elle aurait dû atteindre sans le coronavirus. Les pertes totales se chiffrent à 287 millions d'euros, le recul d'activité étant de 44 %. Il s'agit des effets les plus aisés à évaluer.
Plus difficile en revanche est l'évaluation des effets induits, qui dépendent de la réaction future de chaque acteur économique (ménages, entreprise, secteur public). S'agissant des ménages, les interrogations sont nombreuses. On ne sait comment ils se comporteront : vont-ils surconsommer pour compenser la faible consommation du confinement ou au contraire garder un niveau normal de consommation ? Garderont-ils une épargne de précaution ? Tout dépend en réalité de la situation de chacun, selon qu'il a continué à travailler, s'est mis à télétravailler, a pris des congés exceptionnels ou a dû prendre des congés forcés. La consommation représentant encore 2/3 du PIB calédonien, les attitudes de consommation seront donc capitales pour la croissance future.
Pour les entreprises, trois cas peuvent être distingués. L'arrêt de la production a concerné les secteurs du tourisme, de la restauration, des transports, des loisirs, de l'hôtellerie et de l'évènementiel. Les secteurs en mode dégradé voire très dégradé sont ceux du BTP, des industries et du commerce. À l'inverse la pharmacie, l'agriculture, l'administration et les mines métallurgiques sont des secteurs épargnés.
La reprise complète d'activité est difficile à estimer, la mesure de l'impact des aides versées par l'État étant au préalable nécessaire. La situation pourrait se dégrader vite avec des défaillances d'entreprise, un moindre investissement public et privé et une moindre consommation des ménages.
Le troisième acteur est le secteur public. Les finances publiques concourent aujourd'hui aux mesures de soutien ; elles font face à des dépenses imprévues (coût de la quarantaine pris en charge par le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, coût du rapatriement des ressortissants calédoniens établi à 21 millions d'euros...). Il y a eu un effritement des recettes et les collectivités vont devoir s'endetter et réduire la voilure des investissements prévus. Des aides aux entreprises ont été apportées par l'État et par la Nouvelle-Calédonie. Du côté de la Nouvelle-Calédonie, le maintien des effectifs a été obtenu grâce à l'indemnisation du chômage partiel. Le taux d'indemnisation en vigueur en Nouvelle-Calédonie a été relevé pour arriver au standard métropolitain. Des reports de cotisations et de charges fiscales ont également été adoptés. Des aides provinciales ont aussi été décidées (aides à la trésorerie des TPE et indépendants pour la Province Sud ; prise en charge partiel de l'assurance maladie par la Province Nord, aides diverses aux entreprises pour les îles Loyauté).
Du côté des aides de l'État, le territoire a pu bénéficier du fonds de solidarité et des Prêts garantis par l'État (PGE). À ce stade, l'utilisation des différentes aides est moins avancée qu'estimé. Par ailleurs, il n'est pas certain que le prêt de l'AFD avec garantie de l'État (de 28 milliards de francs Pacifique, soit 235 millions d'euros) soit intégralement consommé.
S'agissant du rôle d'amortisseur des services non marchands, celui-ci joue moins en Nouvelle-Calédonie par rapport aux autres outre-mer. Le secteur public représente 24 % du PIB contre 35 % dans les outre-mer. La structure économique de la Nouvelle-Calédonie est en réalité plus proche de la métropole que celle des autres outre-mer. C'est donc plus la durée du confinement que la structure de l'économie qui déterminera l'impact de la crise en Nouvelle-Calédonie.
Des secteurs ont d'ores et déjà repris et largement repris. C'est ainsi le cas pour le bâtiment où le redémarrage est rapide (le secteur n'a été d'ailleurs totalement à l'arrêt qu'une partie du confinement). Pour ce secteur, le manque à gagner sera probablement compensé dans l'année, de même pour l'immobilier et l'automobile
Les activités fiduciaires ont été en recul de 60 % mais devraient revenir rapidement à leur niveau normal. Ce devrait être aussi le cas pour l'activité bancaire, relativement épargnée.
La relance devra sans doute passer par une reprise de la consommation des ménages, en débloquant l'épargne forcée accumulée pendant le confinement. J'y ajouterai cependant un bémol. La situation d'incertitude politique et institutionnelle, avec la perspective des deux prochains référendums dont le premier se tiendra en octobre, peut être un frein à la consommation.
S'agissant du tourisme, je titrerais mon développement ainsi : « repartir mais repartir différemment ». Après les 500 000 croisiéristes enregistrés en 2019, le modèle du tourisme calédonien atteint ses limites. D'abord du fait des capacités hôtelières du territoire : la Nouvelle-Calédonie n'est pas prête à les multiplier par deux. Par ailleurs, quoi que nous fassions, il s'agit d'une destination éloignée, aux tarifs qui resteront élevés. Il ne faut pas oublier non plus la forte concurrence dans la zone Pacifique, qui présente d'autres destinations très attirantes.
Pour repartir, le tourisme calédonien devra probablement se tourner vers le tourisme local, le tourisme résidentiel, en incitant les calédoniens à redécouvrir la Nouvelle-Calédonie. Une deuxième piste serait d'insister sur la « bulle covid free » que représente le territoire. Comme Wallis-et-Futuna, la Nouvelle-Calédonie n'a aujourd'hui aucun cas de Covid-19 sur son territoire. Grâce à cette bulle, le tourisme peut se faire sans contrainte, sans quarantaine. Des discussions sont en cours avec l'Australie, la Nouvelle-Zélande et Wallis-et-Futuna pour établir une stratégie de « bulle covid free » à quatre.
Le tourisme de masse a montré ses limites en Nouvelle-Calédonie. Il faut donc sûrement se tourner davantage vers un tourisme plus qualitatif et plus écoresponsable. Il faudrait peut-être abandonner le modèle des navires de croisière avec 1 000 personnes et privilégier davantage les croisières de luxe, à haute valeur ajoutée.
Un deuxième levier essentiel à la reprise est l'investissement public. Tout porte à croire qu'il va se réduire. Il permettrait pourtant d'éviter nombre de défaillances d'entreprises et de limiter un chômage qui coutera cher à la collectivité
S'agissant du modèle économique d'avenir, un large consensus se dégage autour de deux pistes : l'économie verte et l'économie bleue.
L'économie verte a encore un poids limité en Nouvelle-Calédonie. Ainsi, 80 % de l'électricité est produite par des usines thermiques (hydrocarbures et charbon) et moins de 10 % par le solaire et l'éolien. La Nouvelle-Calédonie est un haut lieu de biodiversité, aujourd'hui insuffisamment valorisée. Celle-ci offre un potentiel immense de création de richesses. Pour préserver cette biodiversité, des investissements importants et la création de nouvelles activités sont en effet nécessaires.
Concernant l'économie bleue, il est vrai que la mer a longtemps été considérée par le territoire comme un facteur d'isolement. Aujourd'hui, elle est heureusement davantage perçue comme un outil potentiel de croissance. Le développement des infrastructures portuaires pourrait être une piste. Actuellement, un grand navire public ou privé doit faire son carénage en Nouvelle-Zélande ou en Australie. C'est un exemple assez parlant. La Nouvelle-Calédonie a l'avantage d'avoir le premier port autonome des outre-mer avec Nouméa, grâce à l'exportation du minerai. Elle pourrait étoffer son action et servir de port intermédiaire dans la zone Pacifique.
La vie chère est en effet une question importante tant les facteurs explicatifs de cette vie chère sont concentrés en Nouvelle-Calédonie. La population y est faible avec 271 000 habitants sur un territoire très important de 18 500 km2. L'isolement, l'éloignement, la dépendance aux transports et aux importations, l'étroitesse du marché local limitent la compétitivité des entreprises. La question même d'une concurrence des entreprises dans un si petit marché se pose. Il s'agit là de sujets ouverts sur lesquels il faudra continuer de travailler.