Intervention de Philippe Juvin

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 25 juin 2020 à 9h30
Audition du professeur philippe juvin chef du service des urgences de l'hôpital européen georges-pompidou

Philippe Juvin, chef du service des urgences de l'Hôpital européen Georges-Pompidou :

La crise a-t-elle été bien gérée ? C'est à la commission d'enquête qui a été constituée sur le sujet qu'il appartiendra de le dire, pas à moi. Il faut en tout cas faire preuve d'humilité : il est toujours plus facile de refaire le match après coup... Regardez la bataille de Waterloo : il y a la vision de Victor Hugo, en hauteur, qui comprend tout ce qui se passe, et celle de Stendhal dans La Chartreuse de Parme, où Fabrice del Dongo parcourt le champ de bataille d'un bout à l'autre toute la journée, et ne sait même plus s'il y a une bataille, contre qui, et qui a gagné.

Il n'en demeure pas moins que, durant cette crise, nous avons manqué de tout : masques, tests, antibiotiques, curares, blouses, respirateurs, etc. La crise a donc montré un problème de logistique.

Elle a également montré un problème d'organisation : le débordement du système médical. Le problème n'est pas le nombre total de malades mais le fait qu'il faille les traiter en même temps, ce que les 5 000 lits de réanimation existants ne permettaient pas. D'où l'inévitable choix du confinement, qui consiste pour ainsi dire à « fermer le robinet ». Pour simplifier, avec dix fois plus de lits, nous aurions eu des mesures de confinement dix fois moins strictes.

L'idéal aurait été de disposer de systèmes pré-organisés au niveau européen, permettant de réquisitionner la totalité des lits disponibles dans l'Union européenne, ce qui nous aurait permis d'envoyer les patients vers les pays les moins surchargés, plutôt que de devoir « faire le tri » - car oui, nous avons dû choisir. Mais un tel système, qui aurait beaucoup de sens, ne s'improvise pas.

La crise a, enfin, montré un problème de chaîne de commandement. Prenons l'exemple du train spécial affrété de Paris pour Poitiers : la décision était prise, mais il se trouve toujours un petit chef pour bloquer les choses quelque part pour une question de procédure. Je sais pourtant que, dans ce cas précis, le Président de la République lui-même prenait des mesures. Mais les dysfonctionnements de ce type étaient généralisés.

Qu'aurait-il fallu faire ? Que faudra-t-il faire la prochaine fois ? Voici quelques suggestions, avec toute l'humilité qu'impose un tel exercice de réflexion a posteriori.

D'une manière générale, il conviendrait de se doter à nouveau d'un plan pandémie. Le plan pandémie grippale de 2009 prévoyait déjà des choses utiles, sa mise à jour de 2011 également - par exemple la possibilité de former des professionnels à la réanimation en quelques jours seulement pour faire face à l'urgence.

S'agissant de la logistique, il faudrait constituer des stocks stratégiques. À Berlin, l'hôpital de la Charité a publié sur Twitter le 21 janvier un communiqué annonçant la mise en place de tests PCR : dix jours plus tard, ceux-ci étaient praticables partout en Allemagne. Pourquoi n'a-t-on pas été capables de faire la même chose ? Il est vrai qu'à ces obstacles logistiques s'en ajoutent d'autres, très prosaïques : les laboratoires ont pu été effrayés du coût des tests, compte tenu du faible niveau de remboursement.

Surtout, il est impératif que nous disposions à l'avenir de davantage de lits de réanimation. Ceci me permet de rappeler que je plaide pour des plans protéiformes, qui permettent de nous préparer non seulement à une pandémie virale, mais aussi à une catastrophe naturelle, à un accident industriel entraînant une pollution environnementale majeure, à une attaque terroriste et d'une manière générale aux risques NRBC (nucléaire, radiologique, biologique, chimique). Ces menaces posent les mêmes défis logistiques. Et la question pourrait se poser très vite : en cas de grosse attaque terroriste à Paris, les hôpitaux seraient immédiatement surchargés, comme on l'a vu en Belgique après les attentats de 2016.

On peut comparer les lits de réanimation à la dissuasion nucléaire : ils ne sont pas faits pour être utilisés, mais ils sont indispensables. Une idée serait de répartir des milliers de lits de réanimation - le lit lui-même, son respirateur et son environnement technique - sur l'ensemble du territoire, sur des sites éloignés des zones denses, vides mais prêts à servir au cas où.

Pour armer ces lits, on pourrait envisager une sorte de réserve européenne obligatoire : tous les professionnels qualifiés seraient inscrits sur un registre qui permettrait de les mobiliser et de les envoyer dans le pays concerné en cas d'urgence.

Les chiffres montrent que la France est sous-dotée, avec 75 lits par million d'habitants, soit environ 5 000 lits pour 66 millions d'habitants. À titre de comparaison, les États-Unis, dont le système de santé est si souvent décrié, en comptent 259 par million d'habitants - même s'il est vrai qu'une partie (189 lits) est équipée de respirateurs de mauvaise qualité. En France, le Président de la République a annoncé l'achat de 10 000 respirateurs, mais il semble à ce jour qu'il s'agisse seulement de matériel de transport, destiné à la ventilation mais pas à la réanimation.

S'agissant de la possibilité d'affréter des trains sanitaires entre pays européens, cette solution avait déjà été évoquée par Michel Barnier dans son rapport de 2006 sur la protection civile européenne. Ces trains doivent être dotés d'un équipement lourd, qui ne s'improvise pas. L'Union européenne pourrait se doter de cinq trains utilisables à tout moment, et déjà pré-positionnés - par exemple en Pologne, en France, au Danemark, au Portugal, en Grèce ou en Italie.

Voici quelques suggestions parmi d'autres pour nous préparer au prochain grand péril collectif, et pas seulement à la prochaine pandémie.

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