Merci, M. le Président, d'avoir ainsi introduit ma communication portant sur le forcing américain.
Chers collègues, en préambule, je vous prie d'excuser mon collègue et co-rapporteur Michel Raison. Empêché d'être présent aujourd'hui, il m'a demandé de présenter en notre nom commun les propositions d'avis politique et de résolution européenne. Le remerciant de sa confiance, j'entre sans plus attendre dans le vif du sujet qui a connu récemment un rebondissement spectaculaire.
Dès que l'ancien chancelier Schröder a conclu la première négociation portant sur la construction d'un gazoduc doublant la capacité de Nord Stream, le premier du nom, les autorités américaines ont invoqué la sécurité énergétique de l'Union afin d'entraver la réalisation du gazoduc Nord Stream 2. La vice-secrétaire d'État à l'énergie du président Obama avait notamment exprimé en mars 2016 une opinion ouvertement hostile à ce projet, affirmant que les alliés européens des États-Unis la partageaient.
Sous la présidence de Donald Trump, la loi du 2 août 2017 « contre les adversaires de l'Amérique » a imposé des sanctions contre plusieurs États, dont la Russie. Cette fois, la sécurité de l'approvisionnement énergétique européen n'était pas mentionnée. Le texte a été promulgué malgré l'hostilité du président Trump, soucieux de ne pas « rapprocher la Chine, la Russie et la Corée du Nord ». En fait, il n'avait guère le choix : la proposition de loi avait été adoptée par un Sénat unanime ou presque, écartant en pratique l'hypothèse d'un veto présidentiel. Appliqué à Nord Stream 2, le texte porte une atteinte directe aux intérêts des grands énergéticiens européens déjà engagés. L'objectif déclaré du texte consiste à empêcher la réalisation d'une infrastructure souhaitée par Nord Stream AG et ses cinq partenaires européens.
Le département d'État américain a publié le 31 octobre 2017 des lignes directrices délimitant le champ des sanctions, afin qu'elles visent deux catégories de personnes physiques ou morales. Viennent en premier lieu les personnes ayant réalisé à compter du 2 août 2017 un investissement contribuant à la réalisation d'un gazoduc russe d'exportation, lui-même initié à compter du 2 août 2017. Le critère d'appréciation est la signature du contrat. Viennent ensuite les personnes fournissant le service ou, à compter de la même date, contribuant à la construction, à la modernisation ou à l'expansion du gazoduc d'exportation, lorsque le maître d'oeuvre est la fédération de Russie. Sauf changement de la position du département d'État, la participation financière au gazoduc Nord Stream 2 devait donc échapper à la loi du 2 août 2017, puisque le dernier montage financier a été entériné le 24 avril 2019. Ce point est capital pour apprécier le changement de doctrine opéré hier par le département d'État. J'y reviendrai en fin de présentation, afin de respecter l'ordre chronologique.
La situation avait évolué une première fois avec la loi américaine du 20 décembre 2019, qui avait déjà une histoire avant son adoption. En effet, cette nouvelle étape avait débuté par une proposition de loi bipartisane déposée le 14 mai 2019 par un sénateur républicain du Texas, M. Cruz, à titre personnel et au nom de quatre membres de la commission des affaires étrangères. Cette proposition visait les navires utilisés par des opérateurs non américains pour construire Nord Stream 2. En pratique, le dispositif visait la société helvétique Allseas, propriétaire du Pioneering Spirit, bateau indispensable à l'achèvement rapide du chantier.
Sitôt connue la décision danoise du 30 octobre 2019 autorisant Gazprom à poser le gazoduc dans les eaux territoriales au large de Bornholm, cette proposition de loi fut intégrée in extremis dans le texte budgétaire consacré à la Défense. Les articles 7 501 à 7 503 de ce texte forment ainsi un ensemble dénommé « Protecting Europe's Energy Security Act of 2019 » ou « Loi de 2019 protégeant la sécurité énergétique européenne ».
La société Allseas a immédiatement mis fin à sa participation au chantier. Gazprom a donc dû se lancer seul dans l'achèvement de la pose. D'après l'entreprise, le nouveau gazoduc devrait être opérationnel à la fin de l'année 2020, lorsqu'auront été terminés les tests indispensables à son utilisation effective.
Devant cette perspective, une nouvelle initiative a réuni les mêmes sénateurs que l'année précédente, pour déposer, le 4 juin dernier, une seconde proposition de loi dont la motivation officielle consiste également à défendre la sécurité énergétique de l'Europe. Prétendant vouloir clarifier le texte de 2019, la nouvelle proposition élargit le champ des activités menacées de sanctions en ajoutant l'assurance des navires utilisés sur le chantier de Nord Stream 2, l'assistance technique à leur fonctionnement et la participation au test ou à la certification du gazoduc.
L'autre caractéristique de ce texte est particulièrement inquiétante pour l'Union européenne. Il s'agit de l'entrée en vigueur à titre rétroactif des dispositions du texte, ce qui constitue une première en matière de sanctions internationales unilatérales. En effet, la proposition du 4 juin 2020 serait applicable dès l'entrée en vigueur de façon simultanée de la loi de 2019, promulguée il y a plus de six mois.
Cette nouvelle proposition met en jeu la souveraineté européenne, en matière énergétique ou non.
La loi de 2019 exprime déjà une volonté de tutelle énergétique américaine sur l'Union européenne. Avec la rétroactivité inscrite dans la proposition du 4 juin 2020, l'Union européenne risque de vivre sous la menace permanente de sanctions ciblées envers des activités jugées licites par les Américains lorsqu'elles ont été menées, mais rétroactivement sanctionnées par eux, qui les auraient, dans l'intervalle, déclarées contraires à leurs intérêts. Pourtant, les activités en cause concernent l'Union européenne et sont conduites sur le territoire de l'Union et respectent le droit de l'Union et celui des États membres directement concernés. Il s'agit d'énergie, mais tout autre secteur pourrait subir des dispositions comparables.
Le dernier épisode de la lutte engagée par Washington contre le gazoduc Nord Stream 2 a eu lieu hier, 15 juillet 2020, lorsque le département d'État, c'est-à-dire le ministère des affaires étrangères des États-Unis, a publié une mise à jour des lignes directrices concernant la mise en oeuvre de l'article 232 de la loi du 2 août 2017 sur les adversaires de l'Amérique, texte que j'évoquais précédemment. Sous couvert de simples mises à jour, de nouvelles sanctions sont en réalité introduites, qui visent la poursuite au-delà du 15 juillet 2020 des activités que la première mouture des lignes directrices avait épargnées, au motif que l'exécution de contrats ou d'accords entrés en vigueur avant le 2 août 2017 n'était pas concernée par le dispositif. Cette clause du grand-père est explicitement désormais supprimée. S'exposent ainsi à des sanctions non seulement les participants directs ou indirects au chantier, mais également les entreprises qui, à l'avenir, pourraient contribuer à l'entretien du gazoduc, y compris sur le territoire allemand et même si l'entreprise concernée est elle-même allemande.
Avant de vous soumettre une proposition de résolution européenne, je souhaite ajouter trois éléments.
En premier lieu, la Commission européenne a proclamé fermement son opposition aux « sanctions américaines visant des entreprises européennes » pour des activités « légales au regard du droit européen ». Ces mots sont extraits d'une réponse adressée le 25 juin dernier par le Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, M Josep Borrell, au député européen Emmanuel Maurel, qui l'avait interrogé le 23 mars dernier. Le Haut représentant a repris des formulations incluses dans le programme de travail de la Commission européenne publié le 20 janvier 2020 sous le titre « Une Union plus ambitieuse ».
Ensuite, la diplomatie française s'efforce discrètement à Washington d'obtenir le retrait des sanctions américaines dirigées contre Nord Stream 2.
Enfin, une audition organisée le 1er juillet 2020 au Bundestag au sujet des sanctions américaines contre le gazoduc Nord Stream 2 a mis en lumière une volonté transpartisane de combattre frontalement toute sanction extraterritoriale américaine.
Il me semble utile d'ajouter que la Commission européenne, les autorités allemandes et des membres de la commission des affaires économiques du Bundestag ont évoqué des sanctions de rétorsion, destinées à défendre la souveraineté de l'Union et de ses États membres.