Merci de m'auditionner. On doit tirer les enseignements de cette crise. Je m'exprimerai à titre personnel et mes propos porteront exclusivement sur la période au cours de laquelle j'ai exercé la fonction de directeur général de l'ARS, soit jusqu'au 8 avril. Je vous transmettrai tous les documents que vous m'avez demandés avant le 24 juillet prochain.
La région Grand Est a été touchée la première et aussi, sans doute, le plus durement ; les statistiques régionales masquent le fait que la crise a été extraordinairement violente dans la partie est de la région.
Les premiers cas confirmés de covid-19 ont été enregistrés dans la semaine du 24 février au 1er mars. Le pic de l'épidémie a eu lieu dans la semaine du 23 mars au 30 mars, avec 4 416 passages aux urgences pour suspicion de covid-19 et 1 494 consultations dans les centres de SOS Médecins. Le nombre des admissions à l'hôpital a atteint un pic la semaine suivante, du 30 mars au 5 avril, avec 3 777 nouvelles hospitalisations. Lorsque j'ai quitté mes fonctions le 8 avril, 4 819 personnes étaient hospitalisées, dont 950 personnes en réanimation. Cette même semaine, la région a enregistré une surmortalité de 116 % par rapport à l'année précédente, chiffre qui cache une très forte surmortalité dans la partie est de la région, notamment dans le Haut-Rhin. La situation s'est ensuite améliorée progressivement, difficilement : le 1er juillet, 1 069 personnes étaient hospitalisées, dont 52 en réanimation, mais la surmortalité par rapport à l'année précédente avait disparu. Le bilan de l'épidémie depuis le 1er mars est extraordinairement lourd : 3 571 patients sont décédés à l'hôpital, 1 809 en Ehpad, et d'autres décès sont à déplorer à domicile. Je m'associe aux propos de la ministre et de la préfète de région pour saluer la mémoire des victimes et rappeler la souffrance que cette épidémie a provoquée dans la région.
L'État a tenu bon et progressivement, après une période très difficile début mars, des réponses ont été apportées, qui ont commencé à produire des résultats. L'ARS était en alerte depuis la fin du mois de janvier, avec l'activation de sa cellule de veille et d'alerte. Le 2 mars, il est apparu que le coronavirus se propageait extrêmement rapidement dans le Haut-Rhin ; l'épidémie s'est étendue progressivement, avec quelques jours de décalage, vers le Bas-Rhin, puis vers la Moselle. Heureusement, le confinement a ralenti très fortement sa progression dans la partie de la région qui était la plus concernée et a bloqué sa propagation dans la partie ouest de la région qui n'était pas encore concernée le 17 mars, ou du moins marginalement.
Il faut être clair, l'agence n'était pas préparée. Elle a fait preuve d'une réactivité extraordinaire ; elle a pris très rapidement des initiatives qui ont permis de limiter les conséquences de l'épidémie dans les premiers jours, puis peu à peu de commencer à enregistrer des résultats positifs et de permettre une meilleure prise en charge des patients. Ces initiatives n'ont été possibles et mises en oeuvre que grâce à ce que la préfète de région a appelé la « solidarité ». Le travail sous l'égide des préfets a été extrêmement important, à la fois au niveau départemental et régional. Il faut aussi souligner l'engagement des soignants qui ont été, on l'a dit, admirables, à l'hôpital comme en ville. Il faut souligner aussi l'engagement des collectivités locales, à commencer par les conseils départementaux, et de l'ensemble des fonctionnaires. Je salue les collaborateurs de l'agence, qui ont travaillé parfois jour et nuit, dans une parfaite articulation entre le siège de l'agence et les dix délégations territoriales.
Comme l'ont dit Mme la ministre et Mme la préfète, cette collaboration nous a permis d'obtenir des résultats. Je tiens à vous remercier très vivement, madame la ministre, pour votre engagement dans la mise en oeuvre d'une solidarité transfrontalière. Je tiens aussi à vous remercier, madame la préfète, pour votre engagement en ce sens, ainsi que celui de votre conseiller diplomatique, et pour votre action en tant que préfète de zone pour avoir organisé un circuit de distribution logistique efficace en masques. Le conseil départemental et la préfecture ont réalisé un travail quotidien de mobilisation, de coordination, d'explication et de communication, grâce auquel les acteurs ont pu agir de manière forte et solidaire.
On a réussi à prendre en charge tous les patients qui avaient besoin d'être admis en réanimation à l'hôpital. Nous étions terrorisés par les difficultés qu'avaient rencontrées nos collègues italiens. L'ARS a eu pour obsession d'augmenter les lits de réanimation : leur nombre a été multiplié par 2,6, passant de 471 début mars à 1 219 le 8 avril. À cette même date, on comptait 900 patients en réanimation. Nous avons aussi créé de très nombreux lits de réanimation dans le secteur privé pour atteindre une capacité de 131 lits, qui a été saturée début avril. Un des enseignements majeurs de la crise est l'importance de fédérer tous les acteurs d'un territoire pour faire en sorte que chacun se sente coresponsable de la santé de la population.
Nous avons organisé des transferts sanitaires. Je m'associe aux remerciements adressés à nos partenaires étrangers - l'Allemagne, la Suisse, le Luxembourg - et aux autres régions françaises. Grâce au ministère de la défense, on a été capables d'organiser des évacuations sanitaires et d'accroître les capacités de prise en charge. En outre, 5 000 volontaires ont répondu à notre appel du 18 mars dans la région, dont 345 médecins et infirmières d'anesthésie-réanimation. Nous avons aussi essayé de faire face aux pénuries sur les produits de réanimation.
La pénurie en équipements individuels de protection et en tests au début du mois de mars constitue un élément révélateur de l'état d'impréparation de cette crise. Nous avons, en lien avec les préfectures et les conseils départementaux - et je salue encore une fois le travail de coordination des préfets -, récupéré des dizaines de milliers de masques pour les fournir à ceux qui en avaient besoin. Nous avons cherché à organiser des circuits de distribution qui étaient extrêmement chaotiques au début. Nous avons ainsi créé un nouveau circuit de distribution, pris en charge entièrement par les préfectures, sous l'égide de la zone de défense, pour alimenter les Ehpad, les établissements sociaux et médico-sociaux, les professionnels intervenant à domicile. Nous aussi créé une application, www.distrimasques.fr, consacrée à la fourniture de masques pour les professionnels de ville. Nous avons commandé localement, en avril, trois millions de surblouses et, en Chine, six millions de masques : les 5,4 millions de masques dont nous avons pris livraison ont permis, à partir de la fin du mois de mars, d'assurer une couverture complète de la fourniture de masques, avec un taux de couverture deux fois plus élevé qu'au niveau national. Nous avons aussi mis en place deux plateformes pour faciliter les liens entre les acteurs de la santé et les fournisseurs de masques, d'équipements de protection et de solutions hydroalcooliques.
Je suis très fier de ce qui a été fait avec les préfectures et les conseils départementaux en ce qui concerne la médecine de ville. Nous avons diffusé des recommandations, essayé de mieux organiser l'accès aux soins, avec notamment la création de centres covid-19. Nous avons aussi développé la télémédecine, et cela reste l'un des acquis majeurs de cette crise. Nous avons essayé de mieux accompagner les patients à domicile grâce à la mise en place d'un logiciel de suivi et d'une plateforme de partage des bonnes initiatives.
Nous nous sommes engagés fortement avec les conseils départementaux sur la question des Ehpad : cela s'est traduit par des recommandations, un appui sur les mesures d'hygiène avec le Centre d'appui pour la prévention des infections associées aux soins (CPias), la mise en place de médecins référents dans tous les Ehpad, le développement des infirmières de nuit, des renforts de personnels avec la création d'une plateforme pour faciliter le volontariat dans les Ehpad, etc. Malgré ces efforts conjoints et acharnés, nous avons eu à déplorer un très grand nombre de victimes. Je pense que votre commission devra aussi s'interroger sur ce bilan, car ces efforts extraordinaires n'ont pas eu tous les résultats que l'on aurait pu attendre.
Deux difficultés sont apparues. Lorsque l'épidémie s'est emballée dans le Haut-Rhin, puis dans le Bas-Rhin et en Moselle, nous souffrions d'une pénurie de masques et nous avons eu beaucoup de mal à protéger ceux qui intervenaient dans les Ehpad ; nous avons donc, malgré nous, contribué à une diffusion de l'épidémie dans des lieux confinés, où elle s'est propagée d'autant plus rapidement que ces lieux ne possédaient pas une culture de la prise en charge des infections comme à l'hôpital. Nous avons aussi payé cher les difficultés, bien connues dans notre pays, liées au cloisonnement entre l'hôpital, la médecine de ville et les Ehpad. Dans le cadre du plan Ma santé 2022, nous étions en train de mettre en place des mesures pour mieux structurer les filières gériatriques, augmenter le nombre d'infirmières de nuit, développer des équipes mobiles gériatriques, renforcer les liens entre les Ehpad, les services d'urgence et les services de consultation gériatrique, etc. Tous ces efforts, qui étaient en cours, se sont révélés malheureusement insuffisants pour faire face à cette épreuve. D'une certaine manière, la crise a été un accélérateur remarquable des réformes que nous avions commencé à mettre en oeuvre, mais pour lesquelles nous n'étions pas allés suffisamment loin. La crise a ainsi permis de doter chaque Ehpad d'un référent médical clairement identifiable et accessible. Elle a aussi permis, avec l'engagement des conseils départementaux, d'améliorer très fortement le lien entre le sanitaire et le médico-social.
Nous avons rencontré beaucoup de difficultés à développer les capacités de tests. Au début de la crise, on ne comptait que deux laboratoires dans la région, avec des capacités très limitées : l'un à Strasbourg, l'autre à Nancy. Des efforts extraordinaires ont été faits pour développer les capacités publiques et privées. Je voudrais saluer tout particulièrement l'action des responsables des hôpitaux universitaires de Strasbourg, qui ont accompli un effort extraordinaire pour développer leurs services de réanimation et leurs capacités de tests. Ces efforts ont permis d'éviter une trop forte propagation de l'épidémie dans le Bas-Rhin. Nous devons reconnaître que nous avons été très terriblement gênés par les difficultés d'accès aux réactifs et par les difficultés de la coopération public-privé. Finalement, les résultats dans ce domaine ne sont apparus que mi-avril et surtout en mai, soit après le pic de l'épidémie.
Pour conclure, j'évoquerai quelques pistes sur lesquelles il me semble que votre commission pourrait travailler. Il est évident, comme l'a dit Mme la préfète, que la capacité d'action territoriale doit être renforcée, car c'est bien à l'échelle d'un bassin de vie que l'on peut organiser une réponse territoriale cohérente, en associant l'ensemble des acteurs, si l'on veut obtenir des résultats efficaces. Le pilotage national doit être plus attentif à la diversité des situations, plus réactif, moins uniforme, moins sourd, moins aveugle. Je me suis beaucoup interrogé, pendant toute cette période, sur la difficulté à avoir un dialogue efficace avec les responsables nationaux pour prendre en compte la situation extraordinairement particulière de la région, notamment de l'Alsace et du Haut-Rhin. Le niveau national était très présent : chaque jour une conférence téléphonique associait les responsables nationaux et les responsables d'ARS. Le soutien était réel : par exemple, lorsque nous avons signalé une rupture pour les masques dans les hôpitaux de Mulhouse ou de Strasbourg, les réponses ont été rapides. Mais le niveau national a eu énormément de difficultés à comprendre que la situation du Grand Est était fondamentalement différente de celle d'autres régions.
J'ai acquis la conviction qu'il faut renforcer les capacités d'action sur le terrain, faire davantage confiance aux binômes constitués par les préfets et les directeurs d'ARS, qui sont les mieux placés pour trouver des réponses spécifiques adaptées aux besoins. Il faut renforcer l'association avec les collectivités locales, les préparer à la gestion de crise. Ce sujet n'était pas traité dans les contrats de plan État-Région, ni dans les conventions avec les départements, ni dans les contrats locaux de santé. Le partenariat avec les collectivités territoriales sur la gestion de la crise doit être mieux organisé, sous l'égide des préfectures. Enfin, il faut poursuivre l'adaptation du système de santé dans le prolongement des voies ouvertes par le plan Ma santé 2022, notamment en renforçant la structuration de la médecine de ville : on a vu l'efficacité des premières communautés professionnelles territoriales de santé, de toutes les formes de coopération entre médecins, infirmiers et pharmaciens, des groupements hospitaliers de territoire, bref de tous les dispositifs qui permettent une meilleure ouverture de l'hôpital et une réponse de terrain adaptée définie avec l'ensemble des acteurs.
Il faut aussi préparer les stocks nécessaires. Nous devons également nous interroger sur les résultats obtenus en Allemagne. Ceux-ci doivent beaucoup à un très fort engagement de la médecine de ville, ce qui a permis une prise en charge très précoce des patients et des hospitalisations moins tardives qu'en France. Le système allemand est très flexible. Beaucoup des 25 000 lits de soins intensifs en Allemagne étaient fermés. Des chambres étaient prêtes, équipées de machines, mais étaient vides, sans personnel, parce que les personnels étaient ailleurs : ils avaient été formés pour être prêts à intervenir dans un autre service en fonction des besoins.