Sur les conditions d'alerte, nous avions eu un premier cas dans la semaine du 24 février au 1er mars. Nous avons donc déclenché une politique de tests, de traçage de contacts, d'isolation et de soins. Une famille était concernée. Nous avons identifié très vite les contacts, notamment que le grand-père avait participé avec les deux enfants au rassemblement évangélique. Le dimanche 1er mars, nous avons rouvert l'agence. Nous avions une très forte présomption et avons tout de suite organisé une réunion avec le centre de crise national pour leur donner les éléments que nous avions.
Lundi 2 mars, nous avons rencontré les animatrices des groupes d'enfants du rassemblement évangélique. Le soir, nous avons eu un coup de chance, si je puis dire : un des participants, originaire de Nîmes, a été testé positif. Et compte tenu de ses déplacements, il était évident qu'il avait contracté la maladie lors du rassemblement évangélique. Nos collègues de l'ARS Occitanie nous ont avertis, et nous avons prévenu la préfète.
À partir du lundi matin, nous avons plongé dans la gestion de la crise. Le système de remontée d'informations était quotidien, tous les jours à 15 heures, avec Santé publique France. Nous faisions remonter une note détaillée pour l'ensemble de la région. Au début, nous faisions remonter les contaminations, les hospitalisations en réanimation et en médecine, dans une approche très factuelle. Cela a ensuite donné lieu à une conférence de presse du directeur général de la santé (DGS) en fin de journée, tous les jours, puis à un communiqué de presse établi conjointement avec la préfète et cosigné. Puis, dans chaque département, il y a eu un communiqué de presse pris en charge par le préfet et cosigné. C'étaient des informations factuelles.
Puis nous avons ajouté les chiffres de cas de covid dans les services d'urgence et en médecine de ville. Fin mars, nous avons commencé à ajouter des éléments sur l'action menée par les pouvoirs publics. Nous avons enfin essayé, comme le dit la préfète, de faire partager cette information à l'occasion de rencontres avec les élus. C'était une situation compliquée, parce qu'il fallait éviter de répéter les difficultés de gestion de la crise de Lubrizol : il fallait une unité de centralisation, de fiabilisation et de communication des données, pour que des chiffres ne sortent pas dans tous les sens, et ne pas alimenter une suspicion et une défiance déjà très fortes de l'opinion.
En contrepartie, le système était très rigide : à 15 heures, nous envoyions les données de la veille, pas toujours très fiables, car nous n'arrivions pas à faire remonter des laboratoires tous les éléments, comme le domicile ou la profession. Cela nous a beaucoup gênés. Les préfets l'ont aussi déploré. Nous n'avions parfois pas les adresses des personnes contaminées, et cela nous a empêchés de faire des enquêtes de terrain. Cela a progressé durant les quinze premiers jours de mars.
Nous avons eu des difficultés particulières sur deux points : les Ehpad et les décès. Durant une période, il n'y avait de suivi des informations sensibles remontant des Ehpad. Mi-mars, nous avons mis au point au sein de l'ARS, avec le concours des conseils départementaux, un système de remontée d'informations. Il a été remplacé par le système national le 28 mars, et nous avons arrêté notre propre système le 6 avril, considérant qu'il fallait privilégier un système national homogène. Mais cela veut dire qu'il y a eu quand même une période de flottement sur les Ehpad.
Ce n'est pas un problème uniquement de remontée de l'information statistique, mais un problème de pilotage. Notre système recensait non seulement les cas confirmés chez les résidents et chez le personnel, mais il recensait aussi les cas suspects et l'absentéisme du personnel. C'était un outil de pilotage, et je pense que le passage d'un système à l'autre n'a pas donné la même qualité d'information pour le pilotage.
Nous avions ces remontées d'information nationale tous les soirs avec le centre de crise, réunion présidée par le directeur de cabinet et le Pr Salomon, avec le niveau national, les directions et les directeurs des ARS. Une à deux fois par semaine, elles se passaient en interministériel, sous l'égide des deux ministres, présents ou représentés par leurs membres de cabinet. Au départ, l'organisation n'était pas très structurée. Mais à partir de la mi-mars, il y avait un ordre du jour, parfois des comptes rendus. Ces réunions permettaient une expression, mais il n'y avait pas de relations bilatérales qui auraient permis de faire état de la situation particulière du Grand Est. Par exemple sur les masques, il n'y a eu que deux réunions. Nous avons commencé à alerter sur les masques le 17 février, craignant une pénurie. Ce signalement est resté sans réponse.
En revanche, les demandes ponctuelles que nous avons faites ont été satisfaites. Le 6 mars, lorsque nous avons alerté sur un très fort risque de rupture de masques à Mulhouse, nous avons reçu dans les 24 heures 32 000 masques. Une réponse rapide a été apportée pour des situations d'urgence, mais il n'y avait pas de discussion sur la situation spécifique et nos besoins spécifiques. Plus grave encore, nous avons fait des propositions mi-mars pour changer les circuits de distribution, et nous n'avons eu aucune réponse.
Le système que nous avons mis en place en dans le Grand Est, sous l'égide de la préfète de région, préfet de zone, était le bon système : il a permis d'alimenter très fortement les Ehpad. Nous avons proposé que ce système soit mis en place ailleurs, et nous n'avons jamais eu de réponse.
Nous constatons qu'il y a eu un lien très fort, avec l'échange quotidien d'informations et la réunion quotidienne, l'édiction de très nombreuses recommandations, dès le 3 mars sur les Ehpad. Il y a eu de réels échanges, notamment dans le plan d'actions du ministère, qui sort le 25 mars. Il y a une mention très sympathique sur les efforts qui ont été faits dans le Bas-Rhin et dans le Haut-Rhin. La fiche du 30 mars « Stratégie de prise en charge des personnes âgées en établissement et à domicile dans le cas de la gestion de l'épidémie de covid-19 » contient dans son introduction : « Le retour d'expérience de la région Grand Est a permis d'établir des éléments d'anticipation de la réponse sanitaire à mettre en oeuvre en cas d'afflux de patients positifs au covid-19. » Je ne peux pas dire que ce que faisait la région n'était pas pris en compte, mais il n'y avait pas un dialogue qui aurait permis de prendre en compte des difficultés particulières.
J'ai appris le 24 mars que fin février, il y avait un stock national de 110 millions de masques, et que 13 millions ont été distribués dans les premières semaines de mars. Avant fin mars, on ne m'a jamais dit combien de masques étaient distribués pour la médecine de ville, où ils arrivaient. On ne m'a jamais interrogé pour savoir où cela devait arriver ; si on l'avait fait, je leur aurais dit qu'il fallait débloquer massivement une partie de ces 110 millions de masques pour le Haut-Rhin, car nous étions dans une situation extraordinairement difficile.
À partir de fin mars-début avril, nous consommions 4,5 millions de masques dans la région ! Si une partie des réserves nationales avait pu être débloquée pour le Haut-Rhin, le Bas-Rhin et la Moselle, très rapidement, nous aurions sûrement beaucoup gagné en efficacité.
J'essaie de faire passer une vision nuancée : il y a eu un pilotage national fort, mais celui-ci a été trop uniforme et n'a pas assez pris en compte notre spécificité.
À l'avenir, il faut renforcer la flexibilité, et la capacité d'action territoriale, déconcentrée, des acteurs de terrains. Je ne prétends pas que, sous l'égide de la préfète de région, nous avons été des génies, car organiser un circuit de distribution pour les Ehpad n'est pas envoyer quelqu'un sur la planète Mars, même si ce n'est pas extraordinairement facile. Mais cela consiste, pour l'ARS, à envoyer des listes avec une adresse et un nombre de paquets. Et on va organiser, depuis la préfecture de zone, avec les préfectures de département et les sous- préfectures, la mise en place des paquets, en bonne intelligence avec le conseil départemental, qui, par ailleurs, fait lui aussi des opérations de ce type. Ce n'est donc pas révolutionnaire.
Mais nous avons fait des commandes de 6 millions de masques et en avons reçu 5,4 millions. Une cellule logistique auprès de la préfète de région a été capable de commander à quelqu'un, qui a été payé, et on a réceptionné ces masques. Ce ne sont pas les coulisses de l'exploit, mais le rôle normal des responsables de l'État déconcentré et des collectivités locales.
Je partage totalement les propos de la ministre sur le risque que nous avons couru dans les premiers jours de mars, au moment où nous découvrons que nous sommes dans une situation extrêmement difficile dans le Haut-Rhin, à exposer des soignants dans des conditions très dures.
Mais dans un tel contexte, il faut pouvoir agir d'une manière rapide et souple ; c'est la responsabilité de l'État déconcentré. Comme l'a dit la préfète de région, la gestion de crise revient à la préfecture, en partenariat avec les collectivités territoriales. C'est un cadre de travail territorial.