Intervention de Christophe Lannelongue

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 9 juillet 2020 à 9h30
Audition de mmes josiane chevalier préfète de la région grand est brigitte klinkert présidente du conseil départemental du haut-rhin et ministre déléguée auprès de la ministre du travail de l'emploi et de l'insertion chargée de l'insertion et M. Christophe Lannelongue ancien directeur de l'ars grand est

Christophe Lannelongue, ancien directeur de l'agence régionale de santé (ARS) Grand Est :

L'État a montré sa capacité à progresser sur les questions essentielles que vous avez évoquées, monsieur Husson - masques, tests, traçage des contacts -, et qui ont été parfaitement gérées à partir de la fin du mois d'avril. Il y avait assez de masques et nous avons démontré, à partir de la fin du mois de mai, que nous avions la capacité de faire des tests massivement. Quant au traçage des contacts, il a été correctement organisé par un partenariat entre l'assurance maladie et les médecins de ville. Quand vous écrivez au Premier ministre, ce que vous dites est juste, mais c'est déjà au moment où, dans le Grand Est, on a commencé à apporter des réponses. La mise en place du nouveau circuit logistique de masques s'est faite le 27 ou le 28 mars. Dans la première semaine d'avril, nous étions capables de fournir 4,5 millions de masques, alors que la dotation prévue initialement était de 2,8 millions.

Pour autant, vous avez raison de dire qu'il y a eu une phase difficile, lorsque nous n'avions pas encore mis en place le nouveau circuit logistique et n'étions pas encore en capacité d'alimenter correctement les Ehpad. L'ARS s'est alors retrouvée entre le marteau et l'enclume, convaincue que les demandes d'équipements individuels de protection étaient justifiées, mais ne pouvant y répondre. Certains Ehpad ont très bien traversé la crise, cela dit.

La situation du Haut-Rhin était celle d'une flambée épidémique, avec des dizaines de milliers de personnes porteuses du virus. Dans le rassemblement des évangélistes, il y avait des aides-soignantes, des médecins, des personnes qui intervenaient en Ehpad. Vous avez raison, il y a eu des réponses locales, bien organisées, appuyées sur des ressources locales.

Une des leçons à tirer de ces événements est l'importance d'un engagement maximal de la médecine de ville. Tel n'a pas été le cas au début du mois de mars, lors duquel on a observé une rétractation de la médecine de ville, avec beaucoup de médecins qui arrêtaient leur activité, et de nombreux patients qui avaient peur d'aller consulter. Cela a eu des conséquences négatives, puisque nombre de maladies chroniques n'ont pas été prises en charge dans des conditions satisfaisantes pendant cette période, notamment en matière cardiovasculaire ou rénale. Il faut garantir à l'avenir la permanence d'un lien très fort entre le médecin traitant, ses patients et une équipe pluridisciplinaire regroupant la pharmacie, l'infirmière, etc.

Pendant la crise, le mouvement d'innovation s'est poursuivi. Ainsi, à Mulhouse, il y a eu un travail conjoint entre médecin et infirmière, permettant à celle-ci d'intervenir sur place avec un équipement complet et de mesurer les capacités respiratoires pour que le médecin interprète cette mesure, prononce un diagnostic et prescrive un traitement. De tels modes de coopération sont bienvenus. Dans les maisons de santé, très vite, des protocoles d'organisation ont été mis en place et on a pu ouvrir l'accès aux patients.

Je ne comprends pas le propos portant sur l'intervention des cliniques privées dans le Grand Est : elle a été exemplaire dès le 23 mars, avec 172 lits de réanimation dans le privé, dont 105 identifiés covid-19, et 80 patients pris en charge. Dès le 5 avril, tous les lits de réanimation du privé étaient saturés. Il y a eu de bonnes et de moins bonnes choses. À Mulhouse, où il n'y avait aucune coopération entre la fédération médicale du diaconat et l'hôpital, le responsable dudit diaconat a parlé d'« union sacrée ». Nous avons donné deux autorisations supplémentaires de réanimation ; avant même que ces autorisations ne soient mises en oeuvre, la clinique a fait intervenir ses médecins à l'hôpital. À Strasbourg, en revanche, le contexte de rivalités exacerbées était moins favorable. Nous avons mis en place un chargé de mission, prêté par l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), qui a, en quelques jours, remis de l'huile dans les rouages, ce qui a permis d'aboutir à une coopération satisfaisante.

Il y a eu des difficultés sur certains transferts, en effet. La doctrine relevait de l'ARS, et les conditions de réalisation, comme l'a dit Mme la préfète, de la préfecture de zone. L'Institut Pasteur nous a dit, à la mi-mars, que nous aurions besoin mi-avril, dans une hypothèse moyenne, de 1 600 lits de réanimation, et dans une hypothèse forte, de 5 000 lits de réanimation. Or nous en avions entre 600 et 700. Nous avons tout de suite passé un message aux hôpitaux de la région, publics et privés, pour demander le triplement, et nous avons mis en place dans chaque groupement hospitalier de territoire un coordonnateur, qui travaillait à la fois pour le public et le privé, afin d'organiser la montée en régime de la réanimation dans chaque territoire. Chaque jour se tenait une réunion de l'ARS avec les onze groupements hospitaliers de territoire. Et nous avons acquis la conviction que nous n'y arriverions pas, pour deux raisons.

Première raison, la réanimation requiert des machines, et nous n'en avions pas assez. L'armée est arrivée le 26 mars avec un hôpital militaire équipé de 30 lits. Elle a apporté 20 machines supplémentaires. Nous avons fait des redéploiements internes à la région, ce qui a été très difficile puisque les départements s'attendaient à une vague épidémique : par exemple, arracher deux machines à l'hôpital de Troyes ne s'est pas fait sans peine. Nous avons reçu deux machines du niveau national, et c'est tout. Ainsi, malgré les redéploiements massifs de machines qui provenaient du privé, nous avons compris que nous n'arriverions pas à dépasser les 1 200 lits. Nous sommes arrivés à 1 219 lits, en fait.

Deuxième raison : il ne suffit pas d'avoir des machines, il faut du personnel. Nous devons désormais préparer le personnel des hôpitaux publics à intervenir en réanimation. Il faut former des infirmières de bloc opératoire, des infirmières de médecine, à faire des gestes de réanimation. À Strasbourg, des dizaines de personnes ont été formées en quelques jours à l'utilisation de techniques de réanimation, mais ce qui avait été fait là ne pouvait pas être fait ailleurs. Il était donc nécessaire de transférer des malades. Je remercie encore une fois chaleureusement la présidente, la ministre, la préfète de région, parce que, sans les contacts politiques, techniques, diplomatiques, sans l'appui de Mme de Montchalin, nous n'aurions pas pu faire notre travail d'ARS, qui est de faire la connexion entre un hôpital en France, où un médecin décide que tel malade peut être transféré, et un hôpital à l'étranger, où un autre médecin se dira d'accord pour le prendre en charge.

Bien sûr, la capacité logistique a compté aussi. La préfecture de zone a beaucoup aidé, et l'armée a joué un rôle très important en mettant à notre disposition un Airbus A330, puis en équipant deux hélicoptères. Il s'agissait de transferts très difficiles : lorsque vous transférez un malade, il y a six personnes autour, outre les pilotes ! Dans l'hélicoptère, pour deux malades, il y avait donc douze soignants. Et, dans l'Airbus A330, il y avait un véritable hôpital - c'est pourquoi il ne pouvait accueillir que six malades. Lorsque nous avons fait le premier transfert, le 18 mars, les médecins militaires nous ont dit qu'ils n'avaient jamais vu de patients aussi difficiles à transférer : il s'agissait de malades très instables, risquant de passer de vie à trépas d'un instant à l'autre, alors même que nous sélectionnions les plus transportables. Je suis très reconnaissant à l'armée, parce que ces transferts ont été faits dans des conditions de professionnalisme et d'efficacité incroyables.

Nous avons donc effectué le plus grand nombre possible de transferts, pour éviter d'arriver à 1 600 lits d'hospitalisation mi-avril. Cela s'est bien passé. Il est vrai que nous avions expérimenté dès avril 2019 un transfert par TGV dans le cadre d'un exercice anti-attentats : nous avions simulé des attentats multiples dans de petites villes dépourvues de capacités hospitalières, imposant de transférer 200 ou 300 personnes très rapidement dans la région et en dehors de la région. Du coup, pour la covid-19, nous n'avons pas eu de mauvaise surprise.

Il y a eu deux incidents. La directrice générale de Reims a pris l'initiative de prévoir un transfert sur des lits de médecine vers une clinique de Tours, ce qui était contraire à la doctrine, selon laquelle on évacue les seuls patients en réanimation. La veille du transfert, je lui ai fait observer qu'elle était en contradiction avec la doctrine, et je lui ai dit que j'allais laisser passer parce que l'opération était engagée. Le cabinet a tranché différemment et, sur son instruction, j'ai mis fin au transfert le mardi matin à dix heures, alors qu'il était déjà engagé.

Le deuxième incident est intervenu le 6 avril. Il s'agissait d'emmener des patients en Autriche, ce qui revêtait une très forte charge symbolique et politique, puisque le Premier ministre autrichien avait décidé - un peu à l'encontre de sa philosophie, qui n'est pas forcément toujours pro-européenne - de s'inscrire dans un mouvement de solidarité européen à la suite des décisions de la chancelière d'Allemagne. Il s'agissait de cinq patients, et nous avons soutenu ce transfert, même si la réunion tenue à seize heures avec la régulation nationale avait fait apparaître la possibilité d'arrêter les transferts dans la semaine, puisque des indications montraient que nous étions en train de passer le pic - mais ces indications étaient fragiles, et nous nous donnions la possibilité de continuer dans la semaine à faire des transferts. J'ai confirmé le dimanche soir à la régulatrice nationale, Cécile Courrèges, que j'étais très demandeur de ce transfert. Les malades ont été amenés sur la piste, sur décision médicale. Et le cabinet du ministre a décidé d'arrêter le transfert, sans décision médicale. Très franchement, cette décision a suscité une énorme émotion. L'Airbus militaire était en train de se poser, et nous nous apprêtions à embarquer ces patients. Nous sommes soumis au pouvoir hiérarchique du ministre, et nous avons donc appliqué ses instructions. Mais, si la santé des patients avait été mise en danger par cette décision, j'aurais fait un signalement au procureur de la République. Cela n'a pas été le cas, et les médecins ont attesté que les patients étaient revenus à l'hôpital de Metz sans avoir subi de dommages du fait du non-transfert.

Sur les problèmes de gouvernance, nous avons démontré, dans la région Grand Est, une capacité de travail qui doit être formalisée et structurée. Il faut renforcer les capacités d'action du binôme constitué par le préfet de région et le directeur de l'ARS, et formaliser davantage les conditions d'engagement et de partenariat avec les collectivités territoriales. Nous avons avancé sur ces deux points à chaud, pour réagir à une situation de crise extrême ; les résultats obtenus montrent qu'il faudrait poursuivre dans cette voie.

Concernant la Lombardie, vous avez raison, monsieur le sénateur, nous autres Français avons tendance à ne pas nous intéresser suffisamment à l'expérience de nos voisins. Mme la ministre a d'ailleurs souligné l'importance de la coopération transfrontalière. Nous avons perçu l'expérience de la Lombardie comme un échec dans la prise en charge des malades en réanimation, ce qui nous a conduits à nous focaliser, de manière peut-être excessive, sur la réanimation. En réalité, il y avait sans doute d'autres manières de prendre en charge plus précocement les patients, et les efforts extraordinaires que nous avons faits pour développer les capacités de réanimation, comme le dévouement admirable des personnels soignants qui se sont engagés, auraient peut-être été mieux employés autrement. Tout cela fait partie des enseignements et des leçons qui devront sortir de vos travaux.

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