Intervention de Frédéric Bierry

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 29 juillet 2020 à 9h30
Audition commune de M. François Baroin maire de troyes et président de l'association des maires de france M. Frédéric Bierry président du département du bas-rhin et président de la commission « affaires sociales et solidarité » de l'association des départements de france et Mme Anne Hidalgo maire de paris

Frédéric Bierry, président du département du Bas-Rhin et président de la commission « affaires sociales et solidarité » de l'Association des départements de France (AMF) :

Je structurerai mon intervention en trois temps. Je ferai tout d'abord la chronologie de la crise, au regard de la situation particulière que l'Alsace a pu vivre pendant cette période, puis j'élargirai mon propos à l'engagement des départements de France, avant de tirer les leçons de la crise et de formuler quelques propositions.

En Alsace, nous avons vécu une situation sanitaire inédite, avec le cluster de Mulhouse, qui a eu ensuite un impact majeur sur le territoire. Sur une population de quelque 2 millions d'habitants, l'Alsace a enregistré près de 1 500 décès. Nous avons donc été meurtris. Quand on vous annonce chaque jour une dizaine de décès dans les Ehpad, c'est particulièrement difficile à vivre. Nous avons tous des connaissances qui sont décédées, à tous les âges de la vie. Pour ma part, deux de mes collaborateurs sont décédés de la covid, alors qu'ils avaient moins de 50 ans. Nous sortons tous avec une forte douleur de cette situation de crise particulière.

Nous nous sommes engagés dans la vie publique pour servir nos concitoyens et porter des dynamiques de territoire. Et nous nous sommes retrouvés propulsés, sans apprentissage, dans une action ayant pour but de sauver des vies. Il fallait être dans l'agilité et la réactivité. Au début du mois de mars, on nous a dit que c'était une grippe un peu plus sévère que d'habitude et que les personnes les plus touchées étaient les personnes âgées. Les présidents de département ayant la responsabilité des personnes vieillissantes, nous nous sommes tous sentis directement concernés.

D'emblée, au vu les premiers signes de l'épidémie à Mulhouse, j'ai déclaré qu'il fallait absolument prendre des mesures de confinement dans les Ehpad. C'était avant toute décision de l'État.

Lors des premières rencontres avec l'ARS, on nous disait qu'il fallait mettre en place dans les Ehpad les mêmes mesures que pour une grippe classique. Toutefois, il existe une grande différence entre une grippe classique et le covid. Dans le cas d'une grippe classique, la plupart des pensionnaires des Ehpad sont vaccinés et il n'y a pas de gens asymptomatiques. La situation justifiait donc une position différente. C'est ce que j'ai proposé d'emblée à l'ARS, et elle l'a accepté.

Dès le début du mois de mars, des mesures de confinement ont été décidées. L'organisation mise en place m'a permis d'être en lien tous les jours - j'insiste sur ce point - avec chaque Ehpad. Je connaissais donc au quotidien le nombre de personnes touchées ou soupçonnées d'être touchées, qu'il s'agisse des pensionnaires ou du personnel soignant.

Nous avons aussi très vite pris conscience que nous aurions des problèmes de personnel : nombre d'agents étaient touchés. Nous avons tout de suite mis en place des réserves. Plus de 400 sapeurs-pompiers du département sont intervenus en soutien. Nous avons aussi procédé au glissement des tâches pour faire du zonage. Idem pour les dérogations au temps de travail. Nous avons développé la télémédecine. D'emblée, très tôt, nous avons pris des mesures de confinement et d'accompagnement des équipes des Ehpad, ce qui a été fondamental. Si nous avions pu réaliser des tests immédiatement - nous les avons demandés dès le début du mois de mars - nous aurions pu réduire de moitié au moins les décès dans les Ehpad. Bien involontairement, les professionnels de santé symptomatiques ont contribué à communiquer la maladie, ce qui aurait pu être évité.

Quoi qu'il en soit, ces mesures fortes ont permis de limiter la casse : sur les 138 Ehpad du département du Bas-Rhin, un peu plus de 90 ont été touchés et certains ont pu éviter la crise.

Par ailleurs, nous avons été confrontés à un besoin criant en masques, en gel et en surblouses. Nous n'étions pas préparés du tout. Contrairement à la Ville de Paris, la plupart des départements n'avaient pas de stocks pour faire face à une crise importante. Nous avons donc fait feu de tout bois. Nous avons fait appel à société civile et aux entreprises, qui ont été un soutien majeur durant cette période.

Initialement, j'ai respecté le rôle de l'ARS. Je la prévenais lorsqu'une entreprise m'informait qu'elle avait des masques à nous donner. Un ou deux jours après, l'entreprise me rappelait pour me dire que personne n'était passé les chercher ! Je ne remets pas en cause l'engagement des personnes : l'ARS n'avait pas l'agilité nécessaire pour aller chercher les masques. Nous avons donc décidé de prendre en main la logistique, avec l'accord de l'ARS, qui nous a tout de suite soutenus. Le département du Bas-Rhin distribuait par semaine 250 000 masques à plus de 300 établissements : Ehpad, protection de l'enfance, établissements de handicap. En parallèle, en lien avec les maires et les présidents des intercommunalités, nous avons progressivement organisé une livraison de masques à la population.

Je salue, pour ce qui concerne le lien noué avec l'État durant cette crise, l'organisation d'une sphère publique territoriale portée par notre préfète, Mme Chevalier, qui a été d'une rare efficacité. Elle a fait preuve d'une écoute forte, dans le respect du rôle des collectivités locales. Le centre opérationnel départemental que nous avons conduit ensemble a montré toute sa pertinence.

Grâce à ce travail en commun, des indicateurs journaliers nous ont permis de réaliser une analyse et un tableau de bord adaptés à la situation. Parmi les propositions que je formulerai tout à l'heure, il me semble cohérent que le préfet ait un rôle de contrôle sur l'ARS ou de soutien plus fort à cette dernière, afin de permettre une action plus concrète, efficace et globale.

Nous sommes devenus une plateforme de distribution de masques. Les hôtels du département sont aujourd'hui des lieux de logistique, dans les couloirs desquels on trouve des centaines de milliers de masques. Nous avons aussi oeuvré rapidement pour organiser une filière de production. Un pôle textile Alsace s'est constitué, que nous avons accompagné. Nous avons acheté plusieurs millions de masques, ce qui a permis aux entreprises de faire évoluer leur outil de production et de passer de quelques dizaines de milliers de masques produits par semaine à près de 1 million. Cela permet non seulement de couvrir le territoire alsacien, mais également les territoires limitrophes. C'est grâce à la commande publique que l'outil de production a pu être transformé.

Nous avons ainsi distribué deux masques lavables par habitant. Le déconfinement ne devait pas être possible tant que tous les Alsaciens n'étaient pas couverts en masque : c'était à mes yeux un prérequis.

Nous avons établi en parallèle un plan de continuité des activités qui étaient nécessaires : 90 % des agents se sont retrouvés en télétravail, mais nous avons été très attentifs à rester aux côtés des personnes les plus fragiles. Nous avons mis en place des aides d'urgence : soutien aux associations caritatives, renfort de la protection maternelle et infantile, lien avec les assistantes maternelles et les assistantes familiales. Cela vaut non seulement pour le département du Bas-Rhin, mais aussi pour l'ensemble des départements.

Notre enjeu était de faire aller la chaîne de solidarité jusque chez l'habitant. Nous avons mis en place un partenariat très fort avec les communes et les acteurs associatifs ; il convient également de saluer l'engagement des entreprises. Nous avons néanmoins rencontré un écueil : nous n'avions pas le droit de communiquer aux maires les noms des bénéficiaires de l'allocation personnalisée d'autonomie (APA), du revenu de solidarité active (RSA) ou de la prestation de compensation du handicap (PCH). On a fini par obtenir cette permission, mais bien avant cette autorisation et au vu de l'urgence, j'ai décidé de passer outre cet interdit.

Notre engagement a été fort auprès des établissements scolaires : distribution de tablettes, mise en place d'une aide aux devoirs dans certains départements, accueil des enfants des personnels prioritaires dans les collèges, mise en place de plateformes téléphoniques.

Nous avons également mis en oeuvre des solutions hébergement en hôtel en cas de violences familiales exacerbées par le confinement.

Comme je l'ai souligné, si nous avions fait du dépistage plus tôt, nous aurions pu éviter des morts. Il a fallu beaucoup de temps pour obtenir l'autorisation de réaliser des tests. Or les 74 laboratoires des départements de France peuvent réaliser par jour 25 000 tests virologiques et 80 000 tests sérologiques. Nous avons enfin les autorisations pour les tests virologiques, mais toujours pas pour les tests sérologiques. C'est un vrai problème.

Sur le plan sanitaire, nous avons construit une capacité à protéger, à tester et à isoler. Nous sommes mieux armés pour affronter la crise si elle devait s'aggraver, comme de premiers signes inquiétants semblent l'indiquer.

Nous avons aussi travaillé sur la crise économique et sociale. Soutenir l'économie est un enjeu majeur. Pouvons-nous nous permettre, au vu de la situation économique, de perdre un partenaire ? Je pose cette question dans le cadre de la révision de la loi NOTRe. On parle beaucoup de la capacité d'agir des départements dans l'économie de proximité et de la souveraineté économique, mais la souveraineté économique aujourd'hui concerne la santé, l'alimentation, les mobilités, les énergies renouvelables, le bâtiment. À défaut d'avoir une telle souveraineté sur nos territoires, je crains que, à l'avenir, nous ne soyons en difficulté.

Quelles leçons devons-nous tirer de la crise ? Il existe un fossé entre les procédures technocratiques et administratives imposées et le cousu main attendu par nos concitoyens. C'est vrai dans cette période de crise, mais c'est vrai aussi dans le quotidien de l'action publique.

L'organisation centralisée de la santé est inadaptée dans ce type de situation, mais souvent aussi en termes de service public de santé attendu par nos concitoyens. Je constate également que le périmètre régional est trop grand. Ce n'est pas vrai partout, mais avec dix départements, c'est vrai chez nous. Certains présidents de département du Grand Est n'ont toujours pas pu rencontrer, au bout d'un an et demi, le président de l'ARS. Les délégations départementales de l'ARS n'ont aucun pouvoir. Elles ont été vidées de leur substance et on a rajouté à l'ARS centralisée des hauts fonctionnaires, qui ne sont pas capables de franchir le dernier kilomètre. Je ne remets pas en cause les capacités ni l'engagement des personnels ; il a été manifeste. Pour autant, se pose un problème concret : ils ne pourront pas prendre en charge le dernier kilomètre !

Les professionnels du soin dans le secteur médico-social et social ne sont pas suffisamment valorisés. Prendre soin de nos concitoyens et les accompagner sanitairement est un besoin primaire de chacun. Le Ségur de la santé répond partiellement à cette problématique, via une augmentation des salaires.

Quelles sont nos propositions au regard de ce constat ? Il faut redonner le pouvoir d'agir aux collectivités et à la sphère publique territoriale. Cela passe par le droit, par des moyens, mais aussi par la maîtrise de ces moyens financiers, pour agir en termes de gestion de la santé.

Le terme « Ségur » pour qualifier ce plan m'a beaucoup gêné : je l'ai personnellement appelé le plan « haute administration Ségur ». Pourquoi Ségur ? La santé doit se construire à partir des territoires et de la vie quotidienne de nos concitoyens. C'est sur le terrain que l'on doit penser le service public de la santé, au regard des besoins de chaque territoire. Dans cette perspective, les départements peuvent très bien jouer un rôle de chef de file, en lien avec le bloc local, pour mieux coordonner le sanitaire et le médico-social. Construire à partir des contrats locaux de santé une vraie stratégie autour de la santé est un enjeu majeur. Il faut également réduire le périmètre des ARS, pour garantir leur connaissance du territoire.

S'agissant des besoins en soins, il nous faut une capacité d'agilité, de décision, de réactivité à la bonne échelle. Que le préfet retrouve une autorité naturelle sur l'ARS me semble tout à fait opportun.

Dans nos réflexions territoriales, j'appelais de mes voeux, avant la crise, la mise en place de groupements hospitaliers transfrontaliers dans les territoires transfrontaliers. Si cela avait été fait, je vous assure que l'on aurait pu largement couvrir les besoins d'accueil des malades en situation d'urgence du Grand Est. Il faut donc travailler à l'échelle transfrontalière.

Le décloisonnement du médicosocial et du sanitaire me semble essentiel, et, lorsque vous examinerez la future loi autonomie, il vous faudra être attentifs à cet aspect des choses et éviter une approche séparée domicile-hébergement. Nous formulerons des propositions en ce sens.

Je conclurai sur la prise de conscience du coût du service public. La fiscalité doit retrouver son assise territoriale. Le consentement à l'impôt ne sera rétabli que si nos concitoyens peuvent faire le lien entre un service public rendu et le coût de ce service. Si nous n'y parvenons pas, alors cela ne vaut pas la peine de parler de décentralisation, de différenciation et de déconcentration, même si mêler ces trois aspects a du sens, à condition d'y mettre du contenu.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion