Intervention de Jean-Pierre Bourguignon

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 23 juillet 2020 : 1ère réunion
Audition de M. Jean-Pierre Bourguignon ancien président du conseil européen de la recherche erc

Jean-Pierre Bourguignon, ancien président du Conseil européen de la recherche (ERC) :

Je vous remercie de me recevoir ce matin, après des séances dont je sais qu'elles ont été assez éprouvantes, à la fois à cause de la gravité de la situation à laquelle notre pays devait faire face, mais aussi des conditions matérielles inédites dans lesquelles vous avez dû travailler, qui me permettent aujourd'hui de m'adresser à vous depuis la banlieue parisienne.

En cette période très spéciale, l'une des difficultés essentielles que les femmes et hommes publics comme vous doivent surmonter consiste à parvenir à élaborer des projets pour l'avenir, avec une vision de long terme. C'est particulièrement le cas en ce qui concerne les discussions relatives au tout prochain programme cadre de recherche européen Horizon Europe pour la période 2021 - 2027, maintenant entrées dans leur phase finale.

Je suis un Européen convaincu, donc très heureux de constater qu'en ces temps particuliers, qui exigent à la fois une réponse rapide et une vision ambitieuse, des progrès décisifs dans l'organisation européenne sont sur la table, initiés par une démarche franco-allemande dans laquelle le Président de la République française a joué un rôle majeur.

L'impact économique et social qui va résulter de la pandémie est considérable, à bien des égards. La crise a exacerbé les forces et faiblesses qui préexistaient dans nos sociétés : le changement climatique et ses conséquences sur notre environnement, les bouleversements dans la société liés à l'intelligence artificielle et les inégalités croissantes étaient en effet déjà reconnus auparavant comme de sérieux défis à relever. Notre approche de la crise doit donc suivre une démarche large et globale, intégrant les situations antérieures préoccupantes et nous préparant à passer un cap encore mal défini.

Le sommet européen qui s'est conclu lundi à Bruxelles après quatre jours d'âpres discussions, faisant suite à une intense préparation de plusieurs semaines, a abouti à ce que l'Europe mette en place son propre plan global de relance pour la période 2021 - 2027, incluant de nouveaux instruments, dont certains représentent une première historique. Par exemple, le plan définit des moyens pour stimuler l'économie européenne, promouvoir la transition verte et numérique, tout en jetant les bases d'une société plus juste et plus résiliente.

À la grande déception de nombre des acteurs des mondes de la recherche publique ou privée, le plan ne donne cependant pas, en l'état actuel, l'impulsion à la recherche et à l'innovation attendue au niveau européen, puisque le budget du programme cadre Horizon Europe est devenu, au cours des marchandages, l'une des principales variables d'ajustement pour satisfaire les exigences des uns ou des autres.

Permettez-moi de vous citer, à titre d'exemple, la réaction de Ben Feringa, prix Nobel de chimie 2016 : « Ce sont ces dirigeants qui doivent amener l'Europe vers un avenir où l'innovation en recherche sera primordiale. Dans quelle mesure l'Europe veut-elle dépendre de la Chine pour son avenir ? J'espère que nous pourrons inverser cette décision ». Ben Feringa était très ému de constater que l'on abandonnait ainsi des éléments clés pour le futur de l'Europe.

La crise récente nous a pourtant rappelé à quel point la recherche non planifiée est essentielle à une meilleure compréhension des nouveaux défis qui apparaissent de façon répétée, sans crier gare, avec un impact majeur sur notre société. La pandémie nous en a offert un exemple flagrant, avec la capacité d'isoler le virus en quelques jours et de commencer à en comprendre les mécanismes en quelques semaines. L'innovation vise quant à elle à proposer des solutions pour faire face à ces défis. Il est donc important de soutenir la recherche et l'innovation de manière équilibrée, entre les espaces laissés à l'initiative des chercheurs et chercheuses et les programmes plus finalisés. En temps de crise, on peut être tenté de donner la priorité à des actions de court terme. Cependant, si les mesures sont trop axées sur l'obtention de résultats que l'on croit à portée de main, il est très vraisemblable que les capacités à développer des innovations futures susceptibles de provoquer des ruptures soient gravement compromises.

Dans un ordre d'idée un peu différent, mais également très important à mes yeux pour comprendre la situation actuelle, il m'apparaît que les scientifiques doivent aussi veiller à ne pas créer d'espoirs déraisonnables, d'autant que l'on ne peut apporter de vraies solutions qu'à des situations que l'on comprend correctement. Là aussi, la pandémie nous a montré dans quelle mesure l'emballement médiatique, auquel certains n'ont malheureusement pas su résister par recherche de gloire personnelle, pouvait conduire à des imbroglios, avec le risque gravissime de perte de confiance d'une partie de la population dans la science. Je ne fais même pas référence ici à la frange qui se délecte des théories complotistes de toutes sortes. La valeur fondamentale de la science réside dans sa méthode. Nous savons tous que la critique et la mise en doute sont des éléments essentiels de son fondement. Ceci obéit à des règles très strictes d'objectivité et de capacité d'écoute et de mise en relation.

C'est la raison pour laquelle la recherche fondamentale est particulièrement importante. Son rôle dans les projets futurs doit être correctement pris en compte. L'histoire de la science offre de nombreux exemples de percées majeures en matière de recherche scientifique, qui ne se sont avérées significatives que bien plus tard. Ces découvertes n'étaient pas le fruit d'un effort ciblé pour atteindre un objectif précis, mais simplement accidentelles. Nombre des technologies qui sont la clé de la croissance d'aujourd'hui, y compris Internet, la téléphonie mobile ou encore le génie génétique, auraient été impossibles sans le financement public et une recherche fondamentale à long terme. Il est donc essentiel de trouver le bon équilibre entre une recherche fondamentale fondée sur la qualité et l'originalité, et une recherche plus ciblée, orientée vers les applications.

L'objectif affiché par l'Union européenne pour 2020 était que les États membres consacrent 3 % de leur produit intérieur brut (PIB) à la recherche et à l'innovation, en amalgamant recherche publique et privée. La France stagne autour de 2,2 % depuis une dizaine d'années. L'Allemagne est l'un des rares États membres à atteindre cet objectif ambitieux, tandis que plusieurs pays nordiques se maintiennent au-delà depuis plusieurs années. Malheureusement, nombre d'États membres en sont encore très loin. La Corée du sud et Israël sont à plus de 4 %.

J'espère vous avoir convaincus qu'il convient de défendre une place essentielle pour la recherche et l'innovation dans le budget européen, même si la situation résultant du récent sommet européen indique qu'il reste très peu de temps pour progresser sur ce front.

Les discussions préparatoires à l'élaboration du programme Horizon Europe ont commencé voici trois ans. La structure en trois piliers, héritée du programme actuel Horizon 2020, comporte des innovations. Le premier pilier, intitulé « sciences excellentes », est quasiment inchangé. Il en va différemment du deuxième pilier, qui regroupe des clusters et des missions, le troisième pilier étant consacré à l'innovation, avec de nouveaux instruments. Je souhaiterais à cet égard souligner l'importance du premier pilier, qui englobe la recherche sans affichage thématique, dont font partie l'ERC et les actions Marie Sklodowska-Curie (AMSC).

Le rapport du groupe présidé par Pascal Lamy faisait état de 120 milliards d'euros comme plancher absolu pour ce programme. Or, nous sommes tombés aujourd'hui à environ 90 milliards d'euros. C'est dire le niveau de la déception.

Permettez-moi d'ajouter quelques mots concernant l'ERC, dont j'ai eu l'honneur d'être responsable de 2014 à 2019. Son rôle est aisé à expliquer : il donne toute sa place à l'initiative des chercheurs et chercheuses. L'ERC offre un financement attrayant et à long terme, pour aider d'excellents chercheurs et chercheuses à mener avec leurs équipes des projets ambitieux et à haut risque. Il a acquis une importance considérable, dans le domaine non seulement de la recherche, mais aussi de l'innovation. Ce dernier aspect se réalise entre autres par l'attribution de contrats appelés « preuves de concept », qui consistent en des fonds supplémentaires pour aider au transfert des idées vers des réalisations plus concrètes. Pour sa treizième année, l'ERC aura distribué 10 000 contrats de recherche, représentant environ 20 milliards d'euros, qui auront permis de financer plus de 50 000 chercheurs, chercheuses, techniciens et techniciennes. La stratégie de l'ERC encourage les lauréats et lauréates à développer leurs projets les plus ambitieux, dans le cadre d'une compétition pan-européenne dont la sélection est fondée uniquement sur la qualité scientifique, garantissant ainsi que les idées financées sont parmi les meilleures. L'ERC a proposé un objectif clair pour la recherche de pointe en Europe : ses lauréats et lauréates peuvent ainsi agir comme des modèles.

Treize ans après sa création, l'ERC est reconnu comme un pilier essentiel de l'écosystème européen de la recherche et de l'innovation. Il fait progresser la recherche européenne en encourageant de nouveaux efforts, de nouvelles réformes et des investissements à travers l'Europe.

Depuis 2007, 1 229 projets proposés par des chercheurs et chercheuses travaillant en France ont reçu des fonds de l'ERC, qui ont ainsi contribué à financer les quelques 7 000 personnes travaillant dans les équipes créées par ces lauréats et lauréates. Depuis 2014 et la mise en oeuvre du programme cadre Horizon 2020, 550 chercheurs et chercheuses français ont reçu un contrat ERC, dont une centaine hors de France, soit quasiment le même nombre que les chercheurs et chercheuses britanniques, sachant par ailleurs que les chercheurs et chercheuses allemands en sont presque à 1 000.

Depuis la création de l'ERC, les chercheurs et chercheuses travaillant en France ont l'un des taux de succès les plus élevés, aux alentours de 15 %, avec malgré tout une tendance à l'effritement durant les dernières années. La situation française se caractérise par un taux de soumission de projets bien moins élevé qu'en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas, pays enregistrant le plus grand nombre de lauréats et lauréates par million d'habitants, presque trois fois plus élevé que pour l'Allemagne et la France.

Les deux tiers des lauréats et lauréates de l'ERC ont moins de 40 ans et les membres de leurs équipes sont presque toujours plus jeunes encore : la contribution de l'ERC à la prochaine génération de scientifiques en Europe est donc remarquable.

Lors de la cérémonie de lancement de l'ERC, qui s'est déroulée à Berlin en 2007, par coïncidence sous la dernière présidence allemande de l'Union européenne jusqu'à la présidence actuelle, la chancelière fédérale allemande Angela Merkel a déclaré la chose suivante : « L'ERC pourrait devenir une ligue des champions pour la recherche et nous devons accepter que la recherche a besoin d'autonomie et de liberté ». Plusieurs indicateurs : analyses ex post, prix reçus, activités, etc. montrent que la prophétie de la chancelière est devenue réalité et que la référence au besoin d'autonomie et de liberté est au coeur du succès de l'ERC.

L'Europe est confrontée à de nombreux défis et je pense que c'est précisément la raison pour laquelle elle ne doit pas manquer de s'appuyer sur ses succès. L'objectif de l'ERC est encore plus pertinent aujourd'hui que lors de sa création. Le rythme du changement technologique ne ralentit certainement pas et les défis auxquels nous sommes confrontés ne sont assurément pas les plus faciles à relever. L'Europe est toujours à la traîne dans les centres majeurs d'innovation, qui ne peuvent se développer qu'autour des principaux instituts de recherche mondiaux. Nous devons offrir aux jeunes chercheurs et chercheuses de bonnes perspectives, afin que les meilleurs ne décident pas de poursuivre leurs idées et passions ailleurs dans le monde. Nous devons leur donner suffisamment d'espace de liberté et de fonds pour leur permettre de développer leurs rêves chez nous. Entre 2012 et 2019, 3 600 projets soumis à l'ERC et évalués au plus haut niveau, dont 435 en France, n'ont pu être financés, faute de moyens financiers. Il s'agit d'une perte pour la science européenne, mais aussi pour la souveraineté technologique de l'Europe et de la France, devenue un leitmotiv politique.

Le budget de l'ERC peut donc croître d'environ 50 % sans pratiquement perdre en qualité. Il nous reste très peu de temps pour convaincre les décideurs européens de ne pas rater cette formidable opportunité de dynamiser la recherche européenne, par exemple en tirant parti de la réussite que constitue l'ERC et en la renforçant. Si nous, Européens, avons construit un dispositif comme l'ERC, reconnu dans le monde entier comme une grande réussite et un modèle possible, il paraît urgent de le promouvoir et de le développer.

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