Intervention de Antoine Karam

Mission d'information Trafic de stupéfiants en provenance de Guyane — Réunion du 15 septembre 2020 à 11h00
Examen du rapport

Photo de Antoine KaramAntoine Karam, rapporteur :

Je commencerai par un bref état des lieux, résumant ce que nous avons entendu dans le cadre de nos travaux avant de vous présenter les recommandations du rapport. Jusqu'ici, aucun état des lieux n'avait été engagé sur le sujet de manière aussi précise, globale et transversale.

Selon les estimations, le trafic de cocaïne entre la Guyane et Paris représenterait 15 à 20% du marché hexagonal. Ce sont près de quatre tonnes de produits stupéfiants qui traverseraient chaque année l'Atlantique sur nos vols commerciaux.

Cette évolution tient d'une part au contexte régional et international du trafic de drogue, d'autre part aux déséquilibres économiques et sociaux dont souffre ce territoire. Seul territoire européen en Amérique latine, la Guyane se trouve à l'intersection des lieux de production et de consommation de la cocaïne. Dans ce contexte, le doublement de la production mondiale de cocaïne depuis 2013, la croissance de la demande européenne, la proximité du Suriname, pays de transit, et le renforcement des contrôles antistupéfiants sur l'axe Paramaribo-Amsterdam ont favorisé l'émergence d'une nouvelle route en Guyane, essentiellement aérienne et recourant à des passeurs occasionnels appelés « mules ».

Nous avons tenté de déterminer le niveau de structuration de ce trafic, et observé que, si des organisations comme les cartels mexicains ne sont pas encore présentes sur le territoire guyanais, les réseaux ne sont pas non plus purement artisanaux. Nous sommes actuellement dans un entre-deux, et c'est l'action que nous conduirons qui déterminera l'évolution des réseaux.

Le développement du trafic en Guyane est également révélateur d'importants déséquilibres économiques et sociaux. Les « mules » ont des profils variables : dans leur grande majorité, ce sont des jeunes défavorisés socialement mais l'on voit aussi de plus en plus des mères de familles, voire des personnes d'un certain âge en situation de précarité. Le phénomène s'est fortement banalisé et la plupart des Guyanais connaissent personnellement quelqu'un qui a déjà « fait le voyage », un voyage susceptible de rapporter entre 2 000 et 10 000 euros, mais pouvant aussi mener en prison.

Alors, que faire ? Si l'État n'est pas resté sans réaction face au problème, il a jusqu'ici privilégié une réponse essentiellement répressive. L'État a ainsi accru ses structures et ses moyens, tant au départ en Guyane qu'à l'arrivée à Orly, avec notamment la mise en service, très attendue, de deux scanners à ondes millimétriques à l'aéroport de Cayenne-Félix-Éboué, qui permettent de mieux détecter la cocaïne dissimulée par les passeurs. La coordination interministérielle a également été renforcée par la signature d'un protocole en 2019. Une meilleure coordination entre les administrations concernées et avec l'autorité judiciaire a accru l'efficacité des actions menées. Sur le plan juridique, de nouvelles possibilités d'action ont été instaurées, notamment en termes de procédure pénale.

Pour autant, le dispositif demeure insuffisant. Les trafiquants adoptent en effet une stratégie de saturation des forces de sécurité et de la chaîne pénale : ils envoient les passeurs en nombre, sachant que certains se feront prendre mais que d'autres passeront, car la capacité de contrôle n'est pas illimitée. Ainsi, bien que le renforcement des contrôles ait entraîné une augmentation des interpellations et des saisies, le trafic ne tarit pas et le point d'équilibre recherché par les autorités - à savoir une baisse ou une stabilisation des saisies conjuguée à un nombre croissant de contrôles - n'est pas encore atteint. Le trafic demeure donc rentable économiquement.

Par ailleurs, la politique pénale est peu adaptée au profil des passeurs de cocaïne, faute de prendre suffisamment en compte l'objectif de réinsertion.

La prévention se heurte à d'importantes limites. Les difficultés de financement sont récurrentes, tandis que les associations connaissent des difficultés structurelles de coopération avec les pouvoirs publics. L'absence d'un acteur institutionnel désigné constitue à nos yeux une importante faiblesse. Nous avons aussi relevé des limites relatives au contenu des actions de prévention, dont les messages ou les cibles ne sont pas toujours adaptés.

L'État doit apporter à la banalisation du trafic de cocaïne en Guyane une réponse beaucoup plus forte et plus complète que celle qu'il a mise en oeuvre jusqu'à présent. Il s'agit d'une question de première importance, un enjeu de société, pour la Guyane comme pour tout le territoire national.

En Guyane, le trafic de cocaïne se développe faute d'alternatives et de perspectives offertes à la population. Il met en jeu des vies humaines et menace les équilibres économiques et sociaux. La rentabilité élevée du trafic - acheté 3 500 euros, le kilo de cocaïne peut être revendu dix fois plus cher dans l'Hexagone - et la structuration progressive des réseaux font craindre une dérive mafieuse. Les actes de violence liés au trafic, enlèvements ou séquestrations, commencent d'ailleurs à se développer.

À l'échelle du pays, le trafic de cocaïne est un enjeu de santé publique, avec 600 000 consommateurs réguliers en France, mais aussi d'ordre public. En effet, il irrigue désormais tout le territoire hexagonal, avec une prédilection pour les villes de province, où il alimente la délinquance et l'économie parallèle.

Nous demandons donc à l'État, de toute urgence, une politique ambitieuse et globale pour mettre un coup d'arrêt à ce phénomène délétère. Cette action forte ne doit pas se limiter à la répression mais aussi comporter un volet social, sans oublier la dimension coopération internationale.

Bien entendu, la politique répressive reste nécessaire. Elle doit viser l'efficacité dans le traitement de la masse de passeurs ainsi que le démantèlement des réseaux. Il s'agit d'intensifier les contrôles et les saisies de manière à diminuer la rentabilité du trafic sur la route guyanaise et décourager les trafiquants. Pour ce faire, il est indispensable de donner aux forces de l'ordre et à la justice les moyens de faire face à une augmentation des interpellations. Selon une estimation de l'Office anti-stupéfiants (OFAST), la systématisation des contrôles à corps et à bagages pourrait générer une augmentation de 40 % du flux à traiter, soit 2 800 cas supplémentaires par an ! Cela implique sans doute une réévaluation des effectifs, notamment des magistrats, mais également l'utilisation de procédures simplifiées et l'emploi des différents services au mieux de leurs capacités, en améliorant leur coordination.

Par ailleurs, nous devons accroître notre efficacité dans le démantèlement des réseaux. Les échanges d'informations doivent être renforcés et les actions de lutte contre le blanchiment poursuivies. Plus structurellement, il faut réorienter sur cette action l'OFAST, trop centré sur le traitement quantitatif des passeurs de cocaïne.

Au-delà du volet répressif de la réponse, nous considérons que l'État doit doter celle-ci d'un volet social ambitieux.

Il faut mettre en place une politique de prévention digne de ce nom, car c'est aujourd'hui le talon d'Achille de la lutte contre les passeurs.

Nous suggérons tout d'abord que soit explicitement confiée au Préfet, avec l'association étroite de la Collectivité territoriale de Guyane, la mission d'impulser cette politique de prévention et de renforcer la coordination des différents intervenants dans ce domaine. L'amélioration de la politique de prévention passe aussi par une meilleure connaissance du contexte social dans lequel intervient le passage à l'acte, ainsi que du profil des personnes. Afin de mieux cibler les actions, il conviendrait de les étendre à la famille et à l'entourage, potentiels recruteurs ou référents, ainsi qu'au collège et aux milieux extra-scolaires, pour toucher le public le plus large. Il convient aussi de mieux adapter le contenu des actions aux publics visés, par exemple en prévoyant davantage d'actions en langues régionales, notamment bushinenguées.

Enfin, il faut envisager une augmentation substantielle des crédits alloués à la prévention en Guyane.

La prévention passe aussi par la formation des jeunes et leur accompagnement socio-professionnel. Quelque 32 % des Guyanais de 18 à 25 ans sont au chômage et 43% ne sont ni en emploi, ni en formation. Il faut de toute urgence développer l'offre scolaire et de formation dans ce territoire jeune et en forte croissance démographique, sans quoi les déséquilibres ne feront que s'accentuer. Il ressort de nos auditions que les passeurs sont fréquemment des jeunes qui n'attendent plus rien d'une société qui semble les avoir abandonnés, faute d'accompagnement suffisant. Nous ne parviendrons pas à lutter efficacement contre ce trafic sans apporter une réponse crédible à cette jeunesse, une réponse qui lui offre un avenir et lui ouvre des perspectives.

Si les peines prononcées à l'encontre des passeurs doivent rester exemplaires et dissuasives, la politique pénale doit être davantage tournée vers la réinsertion des personnes condamnées. Lorsque des peines en milieu fermé sont prononcées, le recours à des peines mixtes tournées vers la réinsertion doit être privilégié. Les sorties « sèches » mènent presque systématiquement à la récidive. Les magistrats doivent s'appuyer sur les nouvelles catégories de peine créées en 2019, telles que le sursis probatoire renforcé, particulièrement adapté aux passeurs de stupéfiants. Il ne suffit pas de punir, il faut donner du sens à la peine et en faire un temps utile pour éviter la récidive.

La principale difficulté reste le manque de ressources disponibles pour mettre en oeuvre ces actions de réinsertion, dont le succès dépend directement de la force du tissu associatif et des services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP). À cet égard, le rapport propose d'attribuer au SPIP de Guyane un rôle de maître-d'oeuvre, lui permettant de coordonner l'ensemble des actions menées en Guyane et dans l'Hexagone, et de renforcer les moyens humains et financiers qui lui sont dévolus. Il s'agit notamment de favoriser la réinsertion en Guyane des individus incarcérés dans l'Hexagone.

Enfin, le rapport propose diverses pistes pour agir au plan international. La mission plaide pour une plus grande implication de la France dans la coopération régionale en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants dans la zone Caraïbe, via l'action de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), des attachés de sécurité intérieure et des forces armées aux Antilles.

Afin que la France pèse davantage dans les organisations qui portent cette coopération, elle suggère aussi de relancer l'adhésion de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane à la communauté caribéenne (Caricom) comme membres associés.

Elle recommande enfin d'intensifier la coopération bilatérale avec les pays voisins, notamment le Suriname, en mettant à profit la récente évolution politique dans ce pays. Cette coopération est à développer sur le plan sécuritaire mais aussi économique compte tenu des synergies potentielles et des besoins convergents entre nos pays dans le bassin du Maroni.

Ce n'est que par un ensemble d'actions coordonnées dans tous les domaines, répressif, social, international, sous-tendues par une forte volonté politique, que nous parviendrons à enrayer ce phénomène dramatique du trafic de cocaïne en Guyane.

Celui-ci n'est pas une fatalité, j'en suis convaincu. Il n'en est pas moins un marqueur des difficultés que rencontre la Guyane à « se repositionner sur une trajectoire d'égalité réelle convergente avec le reste du territoire national », pour reprendre les termes de l'accord de Guyane de 2017. En 2019, le PIB par habitant y était inférieur de plus de 57 % à la moyenne nationale. Plus que jamais, la Guyane a besoin d'une impulsion forte pour soutenir son développement économique. La lutte contre le trafic de drogue doit y contribuer, car nous devons protéger notre jeunesse de ce fléau et lui ouvrir des perspectives d'avenir.

Je remercie le président Cigolotti, avec qui nous avons beaucoup échangé, au téléphone, en visioconférence et en présentiel. Je regrette que la pandémie nous ait empêchés de nous rendre en Guyane - mais nombre de nos collègues connaissent notre territoire, et la situation que nous vivons. Malgré le décalage horaire, nous avons pu travailler utilement.

Je suis convaincu que la Guyane doit donner une autre image que celle d'un pays de passage de la drogue venue de Colombie, du Venezuela ou du Suriname - et je ne parle pas du Brésil... La France ne peut rester indifférente à la situation internationale. Nous sommes l'Amazonie, nous sommes l'Amérique du Sud, nous donnons à la France son espace et son oxygène !

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