Intervention de Colonel Bruno Cunat

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 9 septembre 2020 à 14h35
Audition du colonel bruno cunat ancien commandant de la base aérienne 110 de creil

Colonel Bruno Cunat :

Je tiens tout d'abord à me présenter rapidement, à présenter la base de Creil ainsi que les fonctions que j'occupais sur celle-ci lors de la phase initiale de la crise de la covid-19, à la fin du mois de février 2020.

J'ai une carrière de pilote de chasse et d'instructeur sur Alpha Jet et Mirage 2000. Dans la seconde partie de ma carrière, j'ai servi dans les domaines de la communication et des relations internationales militaires, à Paris mais aussi à Londres. J'ai enfin commandé la base de Creil d'août 2018 à août 2020.

La base de Creil est située au nord de Paris, dans l'Oise. C'est une installation dite « prioritaire de défense », qui héberge de nombreuses unités opérationnelles de l'armée de l'air, mais aussi des unités interarmées. Elle abrite également les unités de soutien nécessaires à son bon fonctionnement. Cette base d'environ 2 500 personnels civils et militaires concourt directement, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, à des missions opérationnelles sur notre territoire national, mais aussi au profit des théâtres extérieurs, notamment dans les domaines du transport et de la logistique stratégique, du renseignement, de l'imagerie satellitaire ou encore de la cartographie. Je tiens à souligner que certaines des unités opérationnelles de la base de Creil sont vitales et stratégiques pour les opérations militaires françaises.

La base possède ses propres services de soutien, une antenne médicale et un service de soutien administratif et de soutien général. Elle bénéficie d'un réservoir d'environ 400 réservistes. Certaines fonctions sont confiées à des sous-traitants privés, notamment la restauration collective, le transport ainsi que le ramassage des ordures et le nettoyage des bâtiments. Cette base est donc un véritable écosystème, avec de nombreux acteurs en interaction permanente. Ce facteur est dimensionnant dans la gestion d'une situation pandémique comme celle de la covid-19.

De 2018 à 2020, j'ai assumé trois fonctions. J'étais tout d'abord commandant de la base aérienne, donc plus spécifiquement le chef des unités de l'armée de l'air. J'étais aussi chef de la base de défense et, à ce titre, chargé de la coordination des soutiens ainsi que du pilotage des projets majeurs de transformation de la base. J'étais, enfin, délégué militaire départemental de l'Oise et, à ce titre, chargé, en coordination avec le préfet, de la mise en oeuvre des moyens militaires potentiels sur le territoire du département, comme pour les missions Sentinelle ou Résilience.

J'en viens au coeur du sujet, la crise sanitaire. À compter du 25 février 2020, la base de Creil a été impactée par l'épidémie de covid-19. Un cluster s'est développé au sein de l'unité de soutien commun et administratif, que nous désignons sous le sigle « GSBdD », pour « groupement de soutien de la base de défense ».

Le premier cas répertorié a été rapporté dans la nuit du 25 au 26 février, au CHU d'Amiens. Ce personnel civil du GSBdD, oeuvrant plus particulièrement comme vérificateur des prestations de nos sous-traitants privés, est placé en réanimation. Au sein du GSBdD se développe ensuite, en quelques jours, un cluster de 14 personnels malades, plus ou moins symptomatiques. On compte deux autres cas isolés dans d'autres unités de la base, mais ces cas ne donnent pas lieu à l'apparition de clusters. Donc 16 malades ont été identifiés entre le 26 février et le 3 mars. C'est ce cluster que nous nous sommes efforcés de contenir au plus tôt.

Je vais aborder plus particulièrement la gestion de la crise initiale, c'est-à-dire sur la période du 26 février au 17 mars, date du passage du pays en confinement généralisé. La base de Creil a été la première enceinte militaire touchée lourdement par la crise. Mes premières actions, le 26 février, ont été axées sur l'alerte aux différentes autorités militaires et au préfet. Dès le 26 février au soir, la base a bénéficié de l'arrivée de spécialistes du service de santé des armées (SSA). Ces spécialistes venaient renforcer l'équipe de l'antenne médicale de la base. Dans les premiers jours, j'ai également pu bénéficier du déploiement sur la base d'une équipe de désinfection de l'armée de l'air, spécialisée dans la lutte contre les risques nucléaires, radiologiques, bactériologiques et chimiques. Cette équipe venait de la base de Cazaux.

Dans cette gestion initiale de la crise, je devais, comme tout militaire, m'assigner, en liaison avec l'état-major de l'armée de l'air, un objectif global, que je devais tenir au mieux. Je l'ai formulé ainsi : « dans un contexte sanitaire dégradé et très incertain, je dois assurer au mieux la sécurité des personnels, mais aussi continuer à assumer les missions opérationnelles qui sont assignées à la base, et ce dans le calme. » Dans ce cadre, quatre actions principales ont été entreprises, en coordination étroite entre le commandement de la base et les médecins experts du SSA qui étaient déployés sur le site : traiter les malades ; identifier et isoler les sujets contacts ; préserver les autres personnels de la base ; informer en boucle la plus courte possible.

La première ligne d'opération a donc été de traiter les malades. La première action immédiate a été de désinfecter l'antenne médicale ainsi que les bureaux où les premiers malades avaient travaillé. Il a aussi été nécessaire de réorganiser le service médical afin de pouvoir accueillir dans des conditions adaptées de potentiels malades infectés, qui ont ensuite pu être dépistés dans une chaîne de dépistage laryngo-pharyngée mise en place grâce à l'expertise du SSA. Si le test était positif, les patients étaient orientés vers un CHU civil ou un CHU militaire, l'hôpital Bégin, en fonction de leur position physique - à domicile ou sur la base - au moment où nous recevions le résultat du test. Une hotline de consultation a été mise en place pour les personnels ayant un doute sur leur état de santé, afin de poser un premier diagnostic qui permettait de décider de la suite du traitement, au cas par cas.

Le deuxième axe était d'identifier et d'isoler les personnels à risque. Le renfort du service de santé comprenait, entre autres, trois épidémiologistes - j'ai travaillé plus particulièrement avec deux d'entre eux -, qui se sont chargés du contact tracing, afin de définir le plus rapidement possible quels étaient les sujets contacts à placer en confinement. Je tiens à souligner ici la nécessité et l'efficacité du dialogue très étroit qui s'est instauré très rapidement entre ces épidémiologistes, les patients, les responsables du GSBdD et moi-même pour construire cette liste au plus vite. Le GSBdD a fonctionné à effectifs minimaux dès le 27 février. L'apport direct de ces épidémiologistes sur le site même de la base a donc été particulièrement précieux.

Le troisième axe de l'effort a consisté à préserver les autres personnels de la base. Nous avons mis en place immédiatement les consignes individuelles sanitaires préconisées par le ministère des solidarités et de la santé. Par ailleurs, les liaisons entre la base et les autres entités du ministère des armées qui n'étaient pas vitales ont été suspendues dès le 27 février. Nous avons annulé tous les rassemblements - séances de sport, grosses réunions, stages, visites, chantiers d'infrastructures... Surtout, dès le lundi 2 mars, toutes les unités de la base sont passées en effectif réduit, suivant un principe de bordée, avec un passage en télétravail lorsque cela était possible. Nous avons commencé à mettre en place une équipe de bionettoyage et à mettre à disposition du gel hydroalcoolique et, plus tard, des masques chirurgicaux, des visières et des plaques de plexiglas. Nous avons également pris des mesures restrictives pour les espaces de restauration collective.

Enfin, le quatrième axe a été d'informer en boucle la plus courte possible le personnel, via les commandants d'unité, ainsi que les autorités militaires et le préfet, la base étant la première emprise de défense impactée par le virus. Nous avons également tenu informés le chef du service départemental d'incendie et de secours (SDIS) et certaines crèches et écoles où les enfants des personnels étaient scolarisés.

À ce moment, l'origine de la contamination n'avait pas été décelée. Au regard des mesures de prévention strictes qui avaient été prises à la suite du rapatriement des ressortissants français de Wuhan, il était peu probable que la base soit à l'origine de la contamination. Il convenait toutefois d'être transparent avec le personnel dans ce contexte d'incertitudes.

Je tiens, à cet instant de mon intervention, à souligner que le cluster au sein du GSBdD a été stabilisé dès le 3 mars, soit six jours après l'apparition du premier cas, puis asséché en une quinzaine de jours, ce qui est un succès très significatif. Dans les semaines suivantes, la base a continué à assumer ses missions opérationnelles prioritaires et nous avons pu tirer les premières leçons pour les semaines suivantes.

Quels enseignements puis-je tirer de cette phase initiale de la gestion de crise ? Je veux tout d'abord évoquer l'importance de s'entraîner au travers du plan de continuité d'action, lequel comprend le montage d'une cellule de crise et liste les risques et les menaces - épidémiologiques, mais pas seulement - susceptibles de peser sur le bon fonctionnement de la base. Dans ce cadre, nous nous entraînons tous les six mois à des scénarios testant, par exemple, la sécurité et la protection de la base, en montant cette cellule de crise.

Je veux ensuite citer le caractère vital d'un suivi administratif exhaustif de nos personnels, qui a été assuré par la cellule de crise. Il s'agissait de savoir qui était malade, qui avait des symptômes, où les malades se situaient physiquement, s'ils étaient en stage ou en mission, quelle était leur position administrative, afin de les protéger en cas d'accident, etc. Il fallait aussi recenser ceux qui avaient des proches à risque ou âgés, connaître la position exacte en temps réel des malades placés en confinement - sur la base, dans des chambres dédiées ou à domicile - et celle des personnels sains, réservoir de forces permettant de compenser l'éventuel départ de malades.

Je veux aussi évoquer l'aspect logistique, très important dans la mise en place efficace des équipements et des dispositions de protection sur notre base, puisque le GSBdD, chargé de cette mission logistique, était impacté par le cluster et ne fonctionnait plus qu'en mode minimal.

Un autre enseignement est la prise en compte complexe de ce que le chef d'état-major des armées appelle la « singularité militaire ». Dans cette crise, il a fallu en permanence déplacer finement le curseur entre la nécessité de maintenir certaines opérations militaires et l'impératif de protection sanitaire de chaque personnel. Il a fallu décider des activités qui devaient être suspendues et de celles qui devaient absolument être menées, en coordination étroite avec l'état-major des armées et l'état-major de l'armée de l'air. Cette singularité, qui est liée à la nature de la fonction militaire, demande d'être appliquée avec discernement dans un contexte très incertain, ce qui place le commandant face à ses responsabilités.

Je veux également aborder l'importance du management de l'information, rendu complexe par le nombre d'interlocuteurs et d'organismes dont je devais coordonner l'action localement, mais aussi la remontée d'informations vers mes autorités hiérarchiques, pour bâtir notamment le retour d'expérience en boucle courte en vue d'aider à prévenir l'apparition et la diffusion du virus sur d'autres emprises du ministère ou vers le monde civil. C'était le ministère des solidarités et de la santé qui communiquait sur les aspects sanitaires de l'épidémie.

Les difficultés d'approvisionnement pour constituer des stocks de produits de désinfection et d'équipements de protection ont bien sûr été un facteur dimensionnant. À cet égard, la gestion initiale par priorité de distribution des masques en fonction des impératifs opérationnels et de régimes de travail particuliers est un autre enseignement que je veux citer. Les personnels indispensables travaillant en espace confiné, les personnels de sécurité et de protection travaillant à l'entrée de la base ont ainsi été prioritaires. Le personnel médical du SSA disposait de son propre stock.

Je retiens aussi l'apport vital des prestataires et des sous-traitants privés. Ils faisaient vraiment partie de l'équipe de la base. S'ils s'étaient désengagés, la gestion de la crise aurait été beaucoup plus problématique et la résilience de la base aurait été impactée.

Enfin, j'évoquerai la nécessité, dans la gestion initiale d'une crise, de préparer l'avenir, en estimant l'impact des mesures et des annulations d'activité, notamment sur le processus de recrutement, qui est permanent sur la base, avec des flux RH importants, sur l'entraînement et la formation, c'est-à-dire, in fine, la préparation opérationnelle de nos combattants. Cette dette organique a dû rapidement être mesurée. Mon successeur a la charge de la résorber au mieux dans les mois et les années à venir.

Je veux, pour terminer, rendre un hommage appuyé à tous les personnels de la base qui ont continué à assumer leurs missions opérationnelles au service de notre pays, avec professionnalisme et dévouement, tout en appliquant les consignes sanitaires qui leur étaient imposées, avec une mention toute particulière pour les personnels du service de santé, qui étaient en première ligne tout au long de cette crise.

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