Intervention de Stéphane Diémert

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 23 juillet 2020 : 1ère réunion
Table ronde — La différenciation territoriale outre-mer : quel cadre pour le « sur-mesure »

Stéphane Diémert :

Je souhaite, liminairement, que l'on cesse de s'illusionner sur l'interprétation du terme « autonomie » au sens que l'article 74 de la Constitution donne à ce concept. En 2003, et alors que le projet de révision constitutionnelle était en cours d'élaboration, le cabinet de la ministre de l'outre-mer préparait également un projet de loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie française, dont le président de l'époque était politiquement très proche du Président de la République : l'orientation politique était donc de donner suite, autant que possible, aux demandes de cet élu. La Polynésie française devait ainsi voir son autonomie confortée sur le plan substantiel, mais sans aboutir pour autant jusqu'à des dispositions identiques à celles adoptées en termes identiques par l'Assemblée nationale et le Sénat sous le Gouvernement Jospin - prenant la forme d'un titre spécifique consacré à la Polynésie française dans la Constitution - lesquelles avaient finalement été retirées de l'ordre du jour du Congrès du Parlement. La Polynésie devait donc être intégrée dans l'article 74, comme les autres collectivités d'outre-mer, tout en s'en distinguant néanmoins de manière significative. Il a donc été convenu de consacrer la première partie de l'article 74 à l'ensemble des territoires qui en relèvent, et la seconde partie plus spécifiquement à la Polynésie française, seule alors à prétendre bénéficier - en vertu de la loi organique statutaire en préparation - de cette « autonomie » que la loi organique du 12 avril 1996 lui avait d'ailleurs déjà accordée nominalement. La notion constitutionnelle de « collectivités d'outre-mer dotées de l'autonomie » découle donc de cette démarche aux motivations très conjoncturelles. Il convient donc de ne pas accorder à cette disposition constitutionnelle une portée excédant les circonstances de sa conception.

L'autonomie suppose de s'administrer soi-même et a minima de fixer une partie des règles applicables sur son propre territoire. Toutes les collectivités d'outre-mer sont en réalité plus ou moins autonomes, mais celles relevant de l'article 74 disposent d'une autonomie partielle conséquente. Le transfert de larges compétences matérielles les conduit à exercer un pouvoir normatif - et même législatif - matériel et non pas organique, dans le sens où les collectivités interviennent dans un domaine qui, au niveau central, est réservé au Parlement. Les exemples de Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon démontrent que cette autonomie peut n'être que partielle et coexister avec une large part d'application de plein droit du droit commun national sous un même statut. Un territoire pourrait néanmoins voir une partie de ses compétences exercées de manière autonome et une autre réservée à l'État, sous le régime de la spécialité : c'est pour l'essentiel le cas de la Polynésie française et de Wallis-et Futuna. L'article 74 permet en effet de déplacer assez aisément le double « curseur » du pouvoir normatif local et de la spécialité législative pour les normes étatiques : il ne semble pas pertinent de mettre fin à ce dispositif. En outre, dans le cadre de l'article 73, si le régime des habilitations fonctionnait mieux, des pans entiers de la législation - « dans un nombre limité de matières » précise la Constitution - pourraient être adoptés localement.

Dans le droit constitutionnel actuel, en revanche l'autonomie institutionnelle (soit la capacité à s'auto-organiser) n'existe (presque) pas, à la différence des systèmes portugais ou espagnol. L'existence d'un exécutif responsable et séparé de l'assemblée, le régime électoral, etc., sont toujours fixés par le Parlement national. S'agissant de l'exercice du pouvoir « législatif » (ie dans le domaine que la Constitution réserve à la loi au niveau national), deux différences existant : l'une est relative au juge (le Conseil constitutionnel pour les « lois du pays » de la Nouvelle-Calédonie, le juge administratif et dans certains cas le Conseil d'État pour les autres), et l'autre porte sur la possibilité pour la loi de rétroagir, et notamment de s'appliquer aux contrats en cours (c'est possible en Polynésie française), voire valider des actes administratifs irréguliers (seules les lois du pays de la Nouvelle-Calédonie y peuvent procéder). Mais ces différences, pour intéressantes qu'elles soient sur le plan théorique, ont peu de portée pratique, les incidents contentieux étant relativement circonscrits. Dans toutes les collectivités de l'outre-mer non départementalisé, les assemblées exercent bin un pouvoir normatif dans le domaine de la loi, qui conduit à l'existence d'un droit local autonome, potentiellement différent du droit commun national : c'est bien cela qui compte !

Cette possibilité locale d'intervenir dans le domaine de la loi peut évidemment conduire à une complexification du droit : nos collectivités d'outre-mer n'échappent pas à ce phénomène global, mais il peut les affecter plus sérieusement car il entre dans leur champ de compétence de régir des domaines d'une particulière complexité (tel est le cas du droit des assurances) sans bénéficier de l'expertise adéquate d'une administration puissante... Il peut donc en résulter des risques sérieux pour une collectivité qui pourrait voir sa responsabilité engagée à raison de malfaçons normatives. Il est toutefois possible d'imaginer des mécanismes nouveaux, dans lesquels le droit de l'État s'appliquerait tant que la collectivité n'aurait pas adopté un texte spécial y dérogeant ou l'abrogeant : voilà qui permettrait de résoudre certains problèmes d'absence d'évolution du droit, où l'on voit le droit local, fondés sur des textes « gelés » à la date du transfert de la compétence normative de l'État vers la collectivité, se scléroser faute de modernisation, et dépendre de jurisprudences peu à peu oubliées (tel est par exemple le cas du droit des procédures collectives en Polynésie française, encore fondé sur les lois « Badinter » de 1984-1985 que plus personne n'applique). Certains mécanismes d'hybridation des procédures doivent être explorés, plutôt que de toujours raisonner en termes de transfert « brut » de compétences normatives. L'exigence de sécurité juridique l'impose.

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