Intervention de Michel Magras

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 3 juillet 2020 : 1ère réunion
Présentation des conclusions communiquées par le président michel magras au groupe de travail sur la décentralisation à la suite de ses échanges avec les présidents des départements des régions et des collectivités d'outre-mer et du gouvernement de la nouvelle-calédonie

Photo de Michel MagrasMichel Magras, président :

Mes chers collègues, c'est un exercice difficile auquel je vais me livrer. Le travail qui a été réalisé est très dense et le bilan n'est pas simple. Tout d'abord, je voudrais évoquer la méthode.

Comme vous le savez, le Président du Sénat a constitué un groupe de travail sur la décentralisation dont MM Philippe Bas et Jean-Marie Bockel sont les rapporteurs. Ce groupe de travail est transpartisan puisque tous les présidents de groupe y sont associés. Quant à moi, j'y figure en qualité de président de la délégation, organe du Sénat associé à la démarche.

Initialement - avant la crise sanitaire - je vous avais proposé d'organiser une conférence début mai, en collaboration avec l'Association des juristes en droit des outre-mer (AJDOM) afin de réunir l'ensemble des présidents d'exécutifs et d'assemblées ultramarins en vue d'une contribution aux travaux du groupe de travail. Cet événement ayant été bien sûr annulé, j'ai dû recourir à la visioconférence pour m'entretenir avec les exécutifs des assemblées territoriales des outre-mer, exception faite des présidents des conseils départementaux de Mayotte et de La Réunion avec lesquels je n'ai pas réussi à caler une date.

Au total, j'ai pu tenir onze réunions et avoir plus d'une quinzaine d'heures d'auditions, particulièrement riches et variées, qui me semblent constituer un recueil inédit des volontés locales. Les sénateurs de chacun des territoires ont naturellement été associés à ces entretiens.

J'en ai rendu compte oralement devant les membres du groupe de travail le 17 juin dernier et transmis une contribution qui formule des propositions dont la présentation constitue l'objet de notre réunion de ce jour.

Le 24 juin, le groupe de travail a adopté ses conclusions et l'ensemble a été présenté par le Président du Sénat, Gérard Larcher et les deux co-rapporteurs en conférence de presse le 2 juillet.

Aujourd'hui, je souhaite vous présenter cette synthèse qui, sans être exhaustive, se veut aussi fidèle que possible.

Je suis parti d'un constat : les normes, au sens large, lorsqu'elles sont décidées, créées ou votées au niveau national par l'État, sont initialement pensées pour le territoire métropolitain et prennent insuffisamment en compte les outre-mer. Elles n'y donc jouent pas pleinement le rôle d'accompagnateur des modèles de développement, car elles peuvent, faute d'adaptation, se révéler contre-productives comme nous l'avons vu avec les études de la délégation sur les normes.

Les processus d'adaptation n'ont manifestement pas permis un développement optimisé de l'ensemble de nos territoires. Les exécutifs ultramarins, en particulier des collectivités régies par l'article 73 de la Constitution, sont donc unanimes pour admettre qu'une adaptation effective de l'action publique aux réalités locales de chaque territoire ultramarin passe obligatoirement par un traitement différencié. Il s'agit de penser davantage l'action et son cadre au niveau du territoire.

Cela signifie en termes clairs qu'outre-mer, la définition de la différenciation territoriale efficace s'articule autour de la question des transferts de compétences. Puisque l'adaptation par le haut montre ses limites, il convient de permettre aux collectivités elles-mêmes d'y procéder. Reste à définir dans quelle mesure, selon les aspirations de chaque territoire. Cela ne signifie pas pour autant que le besoin d'État s'efface. Bien au contraire, l'État doit rester le garant et l'accompagnateur des collectivités vers leur autonomie chaque fois que cela correspondra à la volonté locale et répondra au principe de subsidiarité. C'est à mon sens un changement de culture qui doit impérativement être opéré.

Il va sans dire que différencier outre-mer, c'est décliner une organisation en fonction des aspirations locales. Une fois ce principe posé, les territoires ont à répondre à ces deux questions principales se posent alors : quel degré de décision et dans quels domaines ?

Les projets qui m'ont été exposés diffèrent dans la définition des domaines de compétences et le degré de pouvoir de décision local souhaité, révélant, s'il en était besoin, la singularité de chacun d'eux.

Ces échanges m'ont conforté dans la conviction que la dichotomie constitutionnelle entre les territoires ultramarins placés sous le régime de l'article 73 et ceux relevant de l'article 74 doit désormais être dépassée.

En réalité, dans les collectivités de l'article 74, la spécialité législative n'est pas nécessairement le régime dominant. À Saint-Barthélemy par exemple, sauf dans les matières transférées à la collectivité, c'est l'identité législative qui s'applique. C'est le cas en matière de sécurité sociale, d'aviation civile, d'éducation ou encore dans le domaine sanitaire. En outre, les actes que nous adoptons doivent naturellement être conformes à la Constitution, mais surtout les règles que nous fixons s'inspirent de celles qui prévalent au niveau national. Disposer de la compétence, nous permet de les adapter en les mettant à la taille et à la mesure des besoins de notre territoire. Tel est le cas pour les conventions sur l'énergie que Saint-Barthélemy vient de signer, même si elles sont adaptées à notre taille. Tout cela pour dire que la réalité de l'article 74 est plus nuancée qu'il n'y paraît notamment dans les imaginaires collectifs. Ces deux articles sont historiquement chargés de symbolique.

Le degré d'exercice des compétences se heurte au statut juridique de chaque territoire. Il ressort des entretiens que toutes les collectivités aspirent à des responsabilités accrues, soit en restant dans leur cadre statutaire actuel, soit en le modifiant. Les collectivités de l'article 74 - Wallis-et-Futuna mise à part - ont développé une culture de la responsabilité et aucune d'entre elle ne remet en cause son cadre constitutionnel. S'agissant des collectivités de l'article 73, la situation est moins nette car la question du statut constitutionnel n'est pas tranchée.

Se pose bien entendu la question du financement de la mise en oeuvre des compétences locales. Je reviendrai dans un instant sur le problème des habilitations de ce point de vue.

Exercer plus de compétences localement renvoie à l'autonomie fiscale. Il faut pouvoir lever les taxes et les impôts qui financeront l'exercice de la compétence. En cas de transfert d'une compétence fiscale, l'État ne peut pas demander d'appliquer exactement la même fiscalité. Elle peut être aussi optimisée pour être adaptée aux réalités de notre territoire.

J'arrive à la conclusion que les moyens financiers, aujourd'hui, arbitrent les choix et la différenciation territoriale. Certaines collectivités se sont résignées ou ont choisi le statu quo de perdre leurs ressources budgétaires car l'idée d'autonomie est associée à celle de « largage », il faut bien le dire. Je suis pourtant persuadé que l'État a intérêt à accompagner ces choix, y compris financièrement car j'estime en effet que l'État y gagne in fine.

Au cours des vingt ou trente dernières années, des politiques publiques parfois coûteuses ont été déployées sans pour autant que l'on parvienne à réellement développer, cela vaut pour les collectivités de l'article 73 en particulier. C'est par exemple le cas en matière de défiscalisation. Nous en avons vu les effets. Les investisseurs hexagonaux ont pu déduire leurs placements de leurs impôts, mais, avec la détunnelisation, ils avaient en réalité intérêt à ce que l'investissement soit déficitaire pour déduire le déficit du revenu imposable de leur société. Ces effets pervers ont été corrigés au fur et à mesure mais force est de constater que ces investissements n'ont pas permis un développement rentable pour les finances publiques des territoires alors que le niveau de la dépense fiscale a été élevé.

Si nous voulons soutenir ce développement, nous devons plaider aujourd'hui pour une nouvelle relation de confiance entre l'État et les collectivités. D'abord, en différenciant, il n'y a aucune crainte que l'unité et l'indivisibilité de la République soient mises en cause. L'efficience outre-mer passe obligatoirement par une meilleure adéquation aux réalités locales, donc par une contextualisation des mesures.

La loi permet aujourd'hui une certaine décentralisation de l'adaptation par le biais l'habilitation. Cependant, malgré quelques améliorations, sa mise en oeuvre reste embryonnaire. De deux ans, la validité de l'habilitation est passée à la durée du mandat, renouvelable une fois.

Il convient de s'interroger pour savoir pourquoi les habilitations sont si peu utilisées outre-mer ? D'une part, le processus est jugé par les exécutifs extrêmement lourd à mettre en place. D'autre part, les moyens financiers ne sont pas transférés et les collectivités doivent en assumer le coût, le cas échéant.

Les collectivités relevant de l'article 74 bénéficient déjà, d'une autonomie plus ou moins large, la Polynésie étant la plus avancée - je mets la Nouvelle-Calédonie de côté, car elle n'est pas juridiquement une collectivité d'outre-mer.

La Polynésie, dans son contexte international actuel, réclame l'approfondissement de ses compétences pour mieux s'insérer dans son environnement régional.

En outre, alors que les collectivités de l'article 73 ont déploré un manque de concertation avec les services déconcentrés de l'État durant la crise sanitaire, la représentation de l'État, dans le Pacifique, a adopté une attitude intéressante à relever. En Nouvelle-Calédonie, les décisions ont été prises en concertation, jusqu'à la signature d'arrêtés conjoints du Haut-commissaire et du président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. En Polynésie, l'État a agi en se concertant préalablement avec la collectivité même si les textes ont été signés par le seul représentant de l'État. Ces deux situations montrent qu'une délimitation claire des compétences peut améliorer les relations État/collectivités.

La situation a été différente aux Antilles, où de nombreux responsables politiques ont eu le sentiment que les préfets ont géré sans tenir réellement compte de l'avis des élus du territoire.

À l'issue des auditions, j'ai donc tenté de formuler quatre propositions, qui constituent la synthèse des propos que j'ai recueillis.

En premier lieu, il s'agit de prévoir la transmission au Premier ministre et aux assemblées parlementaires des propositions de modifications législatives ou réglementaires présentées par les territoires ultramarins. En effet, je rappelle qu'une loi de 1960 prévoyait la possibilité pour les collectivités de formuler des propositions de lois ou de modifications de lois et règlements qui leur sont applicables adressées au Premier ministre. Restée lettre morte faute de décrets d'application, cette disposition a été reprise par la loi d'orientation pour les outre-mer du 13 décembre 2000. Je pense que ce n'est pas suffisant. Le Premier ministre, en fonction de ses priorités, choisira de les traiter ou non. Je propose donc de les adresser dans le même temps qu'au Premier ministre, au Sénat et à l'Assemblée nationale. Ces propositions pourraient être examinées soit à l'initiative du Gouvernement, soit à l'initiative de l'une des deux assemblées.

Par ailleurs, vous m'avez souvent entendu à la tribune évoquer l'idée qu'une loi d'actualisation annuelle de la législation outre-mer. Pour adapter les dispositions outre-mer, le Gouvernement demande régulièrement l'autorisation de légiférer par ordonnance, et le Parlement ratifie aimablement ce qui a été décidé. Cela prive du débat parlementaire et constitue chaque fois une occasion manquée d'adapter précisément les textes. À mon sens, une loi d'actualisation du droit des outre-mer chaque année permettrait, comme son nom l'indique, de procéder aux adaptations aux contraintes particulières des territoires ultramarins à la faveur d'un débat. C'est ma deuxième proposition. Le Conseil Constitutionnel interdit les textes fourre-tout du type « diverses dispositions », mais une loi d'actualisation reste possible. Elle pourrait permettre de passer en revue un certain nombre de domaines.

Ma troisième proposition est la plus complexe et la plus sensible. Les articles 73 et 74 induisent une approche statutaire des outre-mer selon un mode binaire. Selon ce raisonnement, on aurait d'un côté le paradis de l'article 73 et de l'autre, l'enfer de l'article 74 ! Cette distinction est bien sûr une vue de l'article 73 dont les collectivités sont, potentiellement ou effectivement, les seules concernées par la question statutaire puisque celles de l'article 74 l'ont réglé. Exception faite de Wallis-et-Futuna bien entendu.

De plus, aucune collectivité d'outre-mer de l'article 74 n'a envie de revenir sur son statut. Celles qui relèvent de l'article 73 ne veulent pas davantage que l'on touche à leurs acquis. Mais toutes veulent une plus large marge de décision.

Je le redis, l'article 74 n'est pas l'enfer et il ne nous prive pas de la solidarité nationale. D'ailleurs, le président de la Polynésie française Édouard Fritch a fortement insisté sur le fait que l'autonomie, même en Polynésie, ne place pas le territoire hors de la solidarité nationale. Je propose donc de réunir les articles 73 et 74 de la Constitution sachant, cela va sans dire, que cette réunion ne doit pas constituer une absorption de l'un des régimes par l'autre, mais plutôt une addition garantissant à chaque collectivité de pouvoir déterminer librement la part de spécialité législative et celle d'identité législative qu'elle souhaite ou être régie intégralement par l'identité législative. On doit aboutir à l'addition de l'article 73 et de l'article 74, et non à une soustraction 74 moins 73.

Ainsi, les collectivités d'outre-mer pourraient choisir et définir intégralement leur organisation locale. La problématique de la simplification du schéma institutionnel se pose encore. C'est le cas en Martinique, par exemple, du fait de l'existence des communautés de communes. Elles sont perçues comme de véritables collectivités qui viennent complexifier l'organisation institutionnelle au lieu de la simplifier. Or l'article 73 impose en outre-mer de retrouver l'ensemble des échelons administratifs nationaux. L'adaptation ne peut porter que sur la fusion département/région en vue d'une collectivité unique ou d'une assemblée unique. En l'absence d'organisations particulières comme pour Lyon - fusion du département de la métropole -, l'organisation de la démocratie locale est alignée sur le droit commun.

Une affirmation politique forte doit garantir qu'une telle évolution ne s'accompagnera pas de l'obligation de renoncer au régime de l'identité législative, à moins que la volonté de la population n'ait été exprimée, et inversement, pour les collectivités régies par le principe de spécialité législative. Il s'agit de « verrouiller » les statuts dans les deux sens.

Vue des DOM, la peur vient de l'inconnu que représente l'article 74. En l'état, la Constitution organise en effet un changement d'une situation vers un concept sans aucune garantie de ce qu'il adviendra une fois le changement consenti. Le proverbe créole « On n'achète pas de chat dans un sac » a été le slogan des campagnes de 2003 et 2010. C'est pourquoi la réunion des deux articles devra s'accompagner de la consultation des populations sur les transferts de compétences lorsqu'ils sont assortis d'un changement de régime législatif.

Cela est de surcroît conforme à la demande de plus de démocratie participative qui traverse notre société. Il est donc impossible de remettre en cause la solidarité nationale sans accord de la population. Je vous rappelle que l'article 73 n'a pas empêché un alignement plus tardif du SMIC et celui du RMI en 2001 seulement. Que risque-t-on de perdre ? À mon avis, rien ! On prendra les compétences que l'on souhaite dans les transports, l'urbanisme ou autres domaines levier du développement et de la maîtrise de la destinée du territoire. Car c'est l'enjeu. Le domaine régalien n'est naturellement pas transférable et celui de la solidarité ne pourrait pas l'être sans consentement de la population. C'est d'ailleurs révélateur. Quand on parle de santé et de solidarité outre-mer, on pense parfois qu'il s'agit de sujets régaliens. Or sauf erreur de ma part, la santé ne relève pas du pouvoir régalien.

La véritable différenciation outre-mer passe donc obligatoirement aujourd'hui par une révision constitutionnelle. J'estime qu'on ne peut y échapper pour dépasser cette logique binaire des articles 73 et 74 afin de passer à une logique de subsidiarité, pour que l'exercice d'une compétence se fasse au niveau le plus approprié.

Comment cela se traduirait-il concrètement ? Chacune des dix collectivités d'outre-mer - la Nouvelle-Calédonie n'est pas une collectivité - disposerait d'un statut ou d'une organisation définie par une loi organique. C'est la loi organique qui définirait le régime et qui attribuerait les compétences demandées par cette collectivité. Les transferts de blocs de compétences nouveaux ne pourraient être opérés sans une consultation de la population. Cela pèse considérablement. On ne peut pas ignorer la demande de la population d'un territoire. À l'inverse, on ne peut pas non plus ignorer son refus. C'est aussi une double sécurité pour les élus, forts de l'approbation de leur population, et pour la population, contre laquelle les élus et l'État ne peuvent décider seuls. J'y vois un progrès non négligeable.

Enfin, ma quatrième proposition consiste à reconnaître les collectivités d'outre-mer comme une catégorie générique dans l'article 72 de la Constitution, qui cite les collectivités régies par l'article 74. Je pense que l'on pourrait simplement les regrouper sous la catégorie « collectivités d'outre-mer ». Elles pourront alors librement choisir l'appellation qu'elles souhaitent donner à la nouvelle collectivité, y compris le terme de « département » ou de « région » si elles entendent la conserver.

Voilà, mes chers collègues, la synthèse à laquelle je suis parvenu en ayant en tête en permanence l'exigence de l'intérêt des collectivités et de leur développement. Ces travaux et réflexions n'ont été guidés que par une double question : Quel cadre constitutionnel garantira le mieux l'épanouissement des outre-mer ? Quels enseignements faut-il tirer pour sortir de ces schémas qui, plus de soixante-dix ans après la départementalisation, n'ont pas été suffisamment créateurs de développement ?

J'ai souhaité en outre donner une suite à ma contribution aux travaux du groupe de travail du Sénat sur la décentralisation. Mes propositions ont été intégrées aux « 50 propositions du Sénat pour le plein exercice des libertés locales » présentées hier par le président Larcher. Je vous propose d'approfondir ces premières réflexions avec un rapport de la délégation, auquel seront annexés les comptes rendus des auditions. Elles pourraient être complétées par des auditions complémentaires de personnalités qualifiées, comme des spécialistes du droit constitutionnel. Si vous en êtes d'accord, je vous proposerai conjointement d'être le rapporteur de ce travail qui devra être achevé avant la fin de mon mandat en septembre.

Mes chers collègues, je vous cède la parole pour recueillir votre sentiment sur cette démarche, sur le bilan, sur les propositions et sur le rapport.

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