Comme mon collègue Eric Danon à Tel-Aviv, je pense qu'une mission parlementaire de haut niveau est nécessaire.
Je tâcherai de vous exposer de la manière la plus synthétique possible ce que nous observons à Jérusalem.
Le consulat général, vous le savez tous, est un objet unique dans le réseau diplomatique français : il est le seul consulat général à relever directement du ministère (et non pas d'une ambassade) et le chef de poste est nommé par décret du Président de la République.
Nous sommes une entité autonome, avec sa singularité, couvrant Jérusalem-est et Jérusalem-ouest où résident 45 000 Français, binationaux pour la plupart d'entre eux. Près de 20 000 sont immatriculés. Nous veillons à maintenir la plus grande proximité avec cette communauté. Par nos centres culturels nous sommes par ailleurs présents à Jérusalem mais aussi à Ramallah en Cisjordanie, ainsi que dans la bande de Gaza.
Ici, comme ailleurs dans le monde, nous sortons d'une période de confinement liée à la crise sanitaire du coronavirus. Pendant trois mois, la crise a révélé une imbrication encore plus forte et une interdépendance encore plus nette entre les sociétés israélienne et palestinienne. Nous savions que tel était le cas, nous avons découvert à quel point ce maillage était étroit.
Au début de l'année 2020, le Président de la République a effectué une visite en Israël, à Jérusalem, dans les territoires palestiniens - où il a rencontré le Président Abbas - et dans la vieille ville de Jérusalem, où il s'est rendu dans les hauts lieux saints des trois monothéismes.
J'ordonnerai mon propos autour de trois idées : l'actualité quant à l'annexion, les facteurs structurels que nous devons prendre en compte pour comprendre ce qui se joue, et enfin la place que la France et l'Union Européenne doivent occuper. Je traiterai cette dernière partie de manière interrogative, compte tenu des éléments en ma possession.
S'agissant de l'actualité, l'annexion fait partie du programme du gouvernement de M. Netanyahou et de l'accord entre son parti et le parti « Bleu-Blanc » de M. Gantz. Sa date est fixée au 1er juillet, peut-être pas celle de l'annexion en tant que telle, mais les modalités de l'annexion pourraient être annoncées. L'annexion est par conséquent une incertitude. Plus nous nous approchons de cette date du 1er juillet, plus nous avons le sentiment que l'histoire est peut-être en train d'hésiter. Je dis bien « peut-être » et avec précaution.
Nous avons l'impression que les pressions, de plusieurs natures, sont entendues. Elles viennent d'abord de la communauté internationale : la France a passé un certain nombre de messages clairs, amicaux, mais fermes à l'endroit de l'État d'Israël, en le mettant en garde contre les risques de cette initiative. L'Union européenne y est opposée, en dépit de ses divisions. Les pays arabes voisins le sont également. La Jordanie est particulièrement préoccupée par cette perspective. Le Roi de Jordanie a déclaré que cette mesure était absolument inacceptable et périlleuse pour la stabilité régionale. Les pays du Golfe, dont l'objectif est de se rapprocher d'Israël, lui ont signifié l'incompatibilité entre l'annexion et un rapprochement politique. Israël doit donc choisir l'un ou l'autre. Aux États-Unis, le candidat démocrate Joe Biden a clairement fait savoir qu'il n'était pas favorable à cette perspective. Ceci, dans un contexte marqué par un certain scepticisme des institutions et de la communauté juive américaine qui ne réagit pas à l'unisson sur la question de l'annexion.
Enfin, nous observons une dernière catégorie de réactions dont nous pouvons penser qu'elle aura une influence non négligeable. En Israël même, au-delà des partisans du « camp de la paix », non majoritaires, les milieux sécuritaires (militaires, renseignements, etc.) ne sont pas favorables à l'annexion. Ils l'ont signifié de manière directe au gouvernement.
Nous ne connaissons pas la délimitation territoriale exacte de l'annexion. Nous savons uniquement ce que le Premier Ministre israélien a annoncé en public. Elle concernerait un certain nombre de colonies importantes, et la vallée du Jourdain, en zone C, selon la typologie issue des accords d'Oslo.
La vallée du Jourdain est certainement l'enjeu principal de cette colonisation d'un point de vue stratégique : pour mémoire, la zone C représente 70 % de la Cisjordanie, mais seulement 10 % de sa population. De ce point de vue-là, cette annexion serait principalement une annexion de territoires agricoles. Or sans la vallée du Jourdain, il n'y a plus beaucoup d'agriculture palestinienne. A l'inverse, la zone A représente à peine 2 % de la superficie de la Cisjordanie, mais 20 % de sa population. Nous devons rester prudents. Dans cette configuration géographique, un futur État palestinien serait une enclave de territoires non reliés les uns aux autres, ce qui poserait un problème évident pour sa cohésion et sa viabilité.
D'autre part, cette annexion aurait un coût pour Israël. Le coût sécuritaire, je n'y reviens pas, ce sont toutes les objections précises, documentées, fournies par les milieux sécuritaires israéliens. Elle aurait également un coût financier : prendre en charge la vallée du Jourdain supposerait de doubler le dispositif de contrôle frontalier. La vallée du Jourdain est effectivement sous contrôle israélien aujourd'hui, mais pas sous souveraineté israélienne. L'annexion pourrait conduire à renforcer, voire doubler, la longueur du contrôle actuellement présent le long de la frontière jordanienne, entre la vallée du Jourdain et l'intérieur de la Cisjordanie. La question de la prise en charge des populations qui y résident se trouverait posée : Resteraient-elles sur place ? Se verraient-elles octroyer un nouveau statut ? Auraient-elles la nationalité israélienne ? Pour l'heure nous ne le savons pas.
Et puis bien sûr, l'annexion représenterait un coût politique. Sur ce point, nos interlocuteurs palestiniens (le Premier Ministre, le ministre des Affaires civiles, les milieux sécuritaires, etc.) expriment la même position, avec gravité et clarté : ils veulent maintenir la stabilité, ne veulent pas de violence, mais estiment qu'en cas d'annexion il n'y aurait plus de coordination - notamment sécuritaire - avec Israël. Selon eux, nous changerions de paradigme. Ce ne serait plus un changement de degré, mais de nature.
Quelles sont les conséquences immédiates déjà à l'oeuvre côté palestinien ? Tout d'abord, la coordination entre l'Autorité palestinienne et Israël est suspendue. Cette interruption est aujourd'hui effective et elle a un impact sérieux. Elle se décline dans plusieurs secteurs essentiels : les relations financières, la sécurité et la coopération civile.
L'interruption en matière financière concerne les taxes (prélèvements de la fiscalité douanière notamment) collectées par Israël tous les mois (200 millions d'euros en moyenne) pour le compte de l'Autorité palestinienne. Les Palestiniens refusent de se coordonner avec Israël. Selon nos informations, ils n'ont pas bénéficié de cet argent, qui est le leur et leur est normalement reversé par Israël. Nous observons une première conséquence pratique de cette décision : plus de 130 000 fonctionnaires palestiniens, dont tous les personnels de sécurité, n'ont reçu que la moitié de leur salaire au mois de mai 2020.
L'interruption en matière sécuritaire préoccupe légitimement les Israéliens. L'Autorité palestinienne s'engage à lutter contre la violence, mais désormais ne se coordonne plus avec les Israéliens. Nous l'avons vérifié sur le terrain. Toutefois, il reste une sorte de « téléphone rouge » pour les cas extrêmement urgents entre Israéliens et Palestiniens, comme les responsables sécuritaires palestiniens nous l'ont indiqué. Mais il est indéniable que la situation a changé. Cette modification a une incidence immédiate et forte sur les 35 000 hommes des différents services de sécurité palestiniens. Au-delà même de cette modalité, nous voyons bien l'impossible équation pour le gouvernement palestinien.
Avec l'annexion, on voit mal comment l'Autorité palestinienne pourrait continuer à porter, politiquement, la coopération sécuritaire avec Israël. L'Autorité palestinienne contribue jusqu'ici à assurer la sécurité dans les territoires palestiniens en Cisjordanie et cela est fondamental.
La coopération civile est la dimension la plus importante en ce sens qu'elle concerne pratiquement tous les Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza. Pour en donner une illustration, je citerai l'exemple des patients palestiniens qui ne peuvent plus se faire traiter en Israël faute de transfert de leurs dossiers médicaux ; ou encore des paysans palestiniens en zones A et B qui n'ont plus accès à leurs champs, car la coordination entre le ministère palestinien de l'Agriculture et l'Autorité israélienne n'est plus effective. Que dire des 130 000 travailleurs palestiniens qui se rendent en Israël tous les jours pour travailler. Ceux-ci y continuent pour la plupart leur activité mais sans passer par la coordination entre l'Autorité palestinienne et Israël. Ils constituent une source de revenus tout à fait essentielle, non pas pour l'Autorité palestinienne, mais pour l'économie palestinienne.
La coopération étant suspendue, la situation sur le terrain tend à se détériorer. Dans ce contexte, les officiels palestiniens invitent leurs interlocuteurs étrangers à ce que leurs pays respectifs reconnaissent l'Etat de Palestine.
A cet égard, vous connaissez la position de la France : elle reconnaît aux Palestiniens le droit à un État, mais cette reconnaissance ne doit pas intervenir en réaction à un processus unilatéral. Elle doit couronner un règlement de paix qui aboutira à la constitution de deux États vivant côte à côte en paix et en sécurité.
Je voudrais maintenant rappeler les facteurs structurels qui pèseront sur les évolutions à venir et ce, bien au-delà de l'actualité brûlante.
Le premier, c'est la démographie.
Considérons l'ensemble humain et géographique « Israël-Palestine », entre le Jourdain et la Méditerranée : près de la moitié de la population y est arabe palestinienne, avec près de 3 millions d'habitants en Cisjordanie, 2 millions à Gaza, environ 300 000 à Jérusalem-Est sans compter les 2 millions d'Arabes-israéliens, qui sont des citoyens israéliens à part entière.
Dans l'hypothèse où nous nous dirigerions vers une solution à un État, et non plus à deux Etats, nous devrions garder à l'esprit que les Arabes palestiniens ou israéliens représenteraient environ la moitié de cet ensemble humain et ceci indépendamment de leur statut respectif. Prenons une illustration : aujourd'hui dans la municipalité israélienne de Jérusalem, près de 40 % de la population est palestinienne (résidents arabes de Jérusalem). En 1967, au moment de la guerre des Six Jours, cette proportion était de 25 %. C'est dire qu'en dépit des incertitudes et du contexte tendu la population palestinienne ne diminue pas. L'enjeu démographique est donc crucial pour la perspective d'une solution quelle qu'en soit la forme.
Par ailleurs, la population palestinienne est jeune : 70 % des Palestiniens ont moins de 30 ans. On rencontre beaucoup de jeunes Palestiniens, dans les ONG, dans les milieux d'affaires, des banquiers, des artistes, des étudiants. Ces jeunes croient de moins en moins à un règlement de paix et font preuve de défiance à l'égard de l'Autorité palestinienne. Beaucoup sont bien formés, ambitieux et certains seraient prêts à envisager un autre modèle que celui de deux Etats, à condition de vivre comme des citoyens de plein exercice. Il s'agit d'une des missions du Consulat Général : mieux connaître cette jeunesse, son potentiel et ses talents, car quoi qu'il advienne cette génération sera aux commandes demain.
Il ne faut pas sous-estimer le fort attachement des Palestiniens à leur identité, leur culture, leur réalité, quel que soit le cadre dans lequel elles s'expriment. Pour dire les choses simplement, l'argent ne remplacera pas l'identité : nous avons parfois eu le sentiment que certaines idées consistaient à penser un peu vite que les Palestiniens devaient mettre de côté leur identité en échange de moyens financiers. Cette approche est contredite par la réalité.
L'aide internationale est un autre facteur structurel important.
Sa baisse forte et rapide procède de deux facteurs : d'une part, la « fatigue » des bailleurs et d'autre part, le retrait brutal, immédiat et massif, des États-Unis sous l'administration Trump.
Nous n'avons pas de données corroborées par tous les acteurs, mais l'aide à la Palestine aurait presque diminué de moitié depuis cinq ans. Dans ce contexte, la France tient son rang et ses engagements. En 2019 - qui il est vrai a été une année exceptionnelle - la France a apporté une aide tout à fait significative. Nous sommes fortement présents, par l'action de l'AFD, qui en 2019 a mis en oeuvre presque 100 millions d'euros pour moitié sur fonds propres et pour moitié sur des crédits délégués par d'autres bailleurs. S'ajoute à cela une aide budgétaire à l'Autorité palestinienne versée depuis plusieurs années (16 millions d'euros par an), l'aide à l'Office de secours et de travaux des Nations-unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) de 20 millions d'euros, ainsi que des dizaines de coopérations décentralisées qui constituent un maillage de proximité utile.
Dans ce contexte-là, il faut noter que depuis les accords d'Oslo, Israël a multiplié par trois et demi son niveau de PNB en euros constants alors que la Palestine a stagné. Aujourd'hui, le PNB israélien est de l'ordre de 370 milliards de dollars, contre 14 milliards pour le PNB palestinien. Le niveau de vie par habitant en Israël est 13 fois supérieur à ce qu'il est dans les territoires palestiniens.
Une solution à un État devrait par conséquent intégrer ce décalage économique considérable entre les deux populations.
C'est pourquoi, sans tirer de conclusion hâtive, on peut penser que nous passons progressivement d'un problème lié à une situation de conflit (même si le conflit armé est de relativement basse intensité) à une question plus large de stabilité. Dans tous les cas de figure (deux États ou un État), le décalage Israël/Palestine est très net et pose effectivement la question de la stabilité.
La France a une position que vous connaissez ce n'est pas du conservatisme, c'est peut-être de l'actualité et du futur : l'attachement aux paramètres internationaux agréés, une solution à deux États vivant en paix dans des frontières reconnues suivant le tracé des frontières de 1967, avec une possibilité d'échanges territoriaux mutuellement agréés, Jérusalem comme capitale future des deux États et une solution juste et réaliste pour les réfugiés.
Nous observons que les instances multilatérales comme le Quartet, sont assez peu opérantes, surtout en ce moment compte tenu de la mise en retrait américaine.
Je voudrais dire un mot de l'Esplanade des mosquées / Mont du Temple, coeur névralgique de Jérusalem. Son statut repose sur un accord entre le Royaume de Jordanie et Israël. Israël assure la sécurité extérieure et l'accès à l'esplanade ; l'autorité cultuelle jordanienne en assure l'administration pour les fidèles musulmans. Des incidents réguliers alimentent la tension autour et dans ce lieu hautement sensible. Voilà un point qui requiert une grande attention. Lors de sa visite en janvier 2020 le Président de la République a tenu à s'y rendre ainsi que sur les autres lieux sacrés de chacun des monothéismes : au Mur occidental (Kotel) et au Saint Sépulcre.
Car à Jérusalem notre action et notre présence s'inscrivent aussi dans une continuité historique dont le fait religieux est un facteur constitutif essentiel. Nous « protégeons » pour leur mission quarante communautés religieuses d'origine française, essentiellement catholiques, et leurs institutions (écoles, hôpitaux, orphelinats...), instruments essentiels au service des populations, tant en Israël que dans les Territoires palestiniens. Ce sont ainsi 130 implantations qui requièrent chaque jour notre vigilance dans un contexte compliqué où leur mission est souvent difficile à mettre en oeuvre. C'est dans cet esprit que, lors de sa visite en janvier 2020, le Président de la République s'est rendu au domaine national de Sainte Anne (en vieille ville) et à l'Ecole biblique archéologique française, institution scientifique de rang mondial. A Jérusalem, la République laïque a hérité en tant qu'Etat d'un certain nombre d'obligations en matière religieuse. C'est une situation tout à fait exceptionnelle qui se traduit aujourd'hui par notre attachement à la pluralité confessionnelle de la Terre sainte.
La France est aussi particulièrement active dans le cadre de l'Union européenne. La vérité conduit à dire que les choses ne seront pas aisées, des oppositions s'expriment parfois au sein de l'Union. Nous sommes également présents au sein des Nations-Unies, auprès des partenaires arabes : je pense à l'Égypte, à la Jordanie, peut-être aussi à l'Arabie saoudite.
Une question pour conclure : pourquoi agir ?
D'abord, nous sommes, et nous restons avec d'autres, une grande nation du droit international. Ce n'est pas simplement une posture. La question de l'unilatéralisme se joue en partie ici, au-delà de l'enjeu crucial que constitue le conflit israélo-palestinien. Peut-on accepter un monde où l'unilatéralisme, des mesures contraires au droit international pourraient constituer la règle et la pratique de demain ? Il s'agit donc d'un enjeu qui dépasse le seul cadre du conflit du Moyen Orient.
Ensuite, en dépit de la « fatigue » de la communauté internationale face à l'absence de solution à ce conflit, nous voyons bien que sa centralité symbolique va au-delà des frontières d'Israël et de la Palestine et qu'il a un écho, y compris chez nous en France.
Je vous remercie de votre attention et me tiens à disposition pour toutes vos questions.