Professeur Houssin, vous avez exposé les raisons qui, selon vous, pourraient expliquer l'« évaporation » du stock de masques, en évoquant les critiques concernant la gestion de la crise de 2010, les doutes sur l'utilité du masque et le coût budgétaire des commandes. Il faut également rappeler le rôle des épisodes sanitaires dans la diminution des stocks. Quel est votre avis sur le débat qui vient d'avoir lieu à propos de l'avis du HCSP rendu en 2011, et sur celui de 2013, qui réaffirmait l'obligation pour les employeurs de protéger la santé de leurs salariés ?
Le Gouvernement a activé le plan de pandémie grippale de 2011. Selon vous, certaines mesures de ce plan étaient-elles obsolètes et inadaptées à la crise actuelle ?
À la lumière de votre expérience de délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire, un poste équivalent aurait-il pu être utile pour faire face à ce que nous vivons depuis le début de l'année ?
Vous avez écrit en mai 2020 que, compte tenu du grave affaiblissement actuel des mécanismes multilatéraux, faire face à ce danger devait être tout en haut de l'agenda européen. Pourriez-vous préciser votre propos, alors que l'on a effectivement observé une grave discordance en Europe et l'absence de vision commune européenne depuis le début de la crise italienne ?
Monsieur Grall, au mois de mai dernier, vous aviez suggéré devant la commission des affaires sociales du Sénat que le dispositif s'appuie sur les établissements sièges d'un groupement hospitalier de territoire (GHT) pour que ceux-ci jouent le rôle de pilote de la sécurité sanitaire, à la fois pour les établissements du GHT, mais également pour l'ensemble des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) situés sur le territoire. C'est d'ailleurs un peu ce que l'on a observé dans les faits. Cela étant, les fédérations hospitalières, en particulier la Fédération de l'hospitalisation privée (FHP), estiment que ce n'est pas le rôle des GHT d'assurer la redistribution des équipements de protection. Quel est votre avis sur le sujet ?
En 2013, vous avez dirigé un exercice de préparation à une pandémie. Pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consistait ?
Durant la crise, on a déclenché les plans blancs et on a élargi les plans aux établissements de santé au niveau national, car on pensait que la vague allait déferler partout : cette décision n'a pas été sans conséquence, notamment sur le renoncement aux soins et les retards de diagnostic et de prise en charge. Il est facile de refaire l'histoire a posteriori, mais comment faire pour mieux préparer les équipes hospitalières à une telle crise, de sorte à ne pas exclure les patients qui ne sont pas malades de la covid-19 ?
S'agissant des ARS, tous les acteurs de terrain auditionnés nous ont dit qu'elles n'étaient pas « outillées » sur le plan logistique, et qu'elles avaient rencontré des difficultés. Ce constat n'est pas uniforme sur le territoire : dans certains secteurs, tout s'est bien passé ; dans d'autres, les relations entre les ARS et les préfets se sont révélées difficiles. Quelles sont, selon vous, les évolutions possibles dans ce domaine ?
Professeur Vallet, avez-vous vous aussi organisé un exercice de préparation à une pandémie ou à une autre crise sanitaire ?
Dernière question, nous avons entendu hier l'actuel directeur général de la santé, le professeur Salomon : il nous a fallu un certain temps pour comprendre sur quoi se fondait la ministre, lorsqu'elle a déclaré le 24 janvier dernier que le virus n'atteindrait pas notre pays, et pour savoir qui fournissait les meilleurs messages d'alerte au ministre. En outre, Agnès Buzyn a déclaré qu'elle n'avait pas été informée de l'existence d'un problème au niveau du stock de masques. Selon vous, quelle est la meilleure articulation possible entre la DGS et le cabinet d'un ministre ? Quelles informations stratégiques doivent-elles remonter au ministre et qui doit en assumer la responsabilité ? Est-ce la DGS qui analyse et évalue ce qui est important ou non ?
Pr Didier Houssin. - Concernant l'avis du HCSP, je pense qu'il ne faut pas négliger le fait qu'une instance scientifique peut elle-même être sous l'influence du contexte général et, en particulier, du contexte critique de la pandémie de 2009. Cela étant, et je diverge peut-être en cela de mon collègue Benoît Vallet, il me semble que la lecture qui a été faite de cet avis est un peu restrictive, car il ouvre en réalité à beaucoup plus d'utilisations des masques FFP2 que ce qu'on en a dit, en tout cas des usages plus proches des souhaits des professionnels de santé.
Par ailleurs, il ne faut pas négliger le facteur psychologique : face à un virus émergent dont vous connaissez mal la dangerosité, on peut peut-être estimer dans un premier temps que le masque n'est pas agréable à porter, mais on va quand même préférer se protéger au maximum. C'est l'esprit dans lequel Xavier Bertrand et moi-même avions préparé la réponse à la pandémie grippale : le but était de ne pas se retrouver en situation de pénurie, y compris en répondant à des attentes qui auraient dépassé des avis purement scientifiques.
Vous m'interrogez sur le « plan pandémie grippale » de 2011. Pour moi, le plan de lutte contre la pandémie grippale, qui a véritablement fait l'objet du plus d'attention, est celui de 2009. Le plan de 2011 a été élaboré dans la période qui a suivi les critiques formulées à l'égard de la préparation : c'est une version plus agréable du point de vue de la présentation, mais qui me semble beaucoup moins approfondie d'un point de vue opérationnel. De plus, la version de 2011 n'a pas véritablement été testée lors d'exercices. Il y a eu des exercices en 2005, en 2006 et en 2008, probablement en 2009, mais pas après. Or un plan se doit d'être testé, évalué et doit évoluer dans le temps.
Le plan de 2011 mériterait donc d'être sérieusement reconsidéré. Un point m'a particulièrement surpris, par exemple : on s'est retrouvé au début de l'épidémie avec trois centres de crise. Il a fallu attendre la mission Castex pour aboutir à la création d'un centre de crise unique. Je tiendrai les mêmes propos pour ce qui concerne l'articulation entre la décision et l'expertise scientifique.
Concernant la fonction de délégué interministériel, il m'est difficile de prêcher pour ma paroisse, mais il me semble que la fonction que j'ai occupée était extrêmement utile. Même si les choses s'arrangent avec le temps, la situation est cependant complexe d'un point de vue managérial, car le délégué interministériel est à la fois sous l'autorité du ministre de la santé en tant que DGS et rattaché au Premier ministre en tant que délégué interministériel. En tout cas, cette fonction me semble avoir été extrêmement précieuse pour engager tout un travail de préparation. La toute petite équipe qui officiait comportait seulement sept membres.
Concernant l'agenda européen, j'avoue avoir été très déçu : malgré une directive transfrontière publiée par la Commission européenne en 2013, on a constaté une très faible coordination au niveau européen au cours de la pandémie. Je ne sais pas quel a été le rôle du comité de sécurité sanitaire européen, mais je n'en ai pas entendu parler. Vu de l'extérieur, c'est l'une des principales faiblesses que j'ai observée.
Je terminerai mon intervention en abordant la question des relations entre le DGS et le ministre. Voici un souvenir personnel : le 24 avril 2009, lorsqu'on a appris qu'il y avait une urgence de santé publique de portée internationale, la première réaction du DGS a été de prévenir son ministre, de déclencher le branle-bas de combat, de demander la réunion du centre de crise auprès du Premier ministre et, évidemment, de dresser le bilan des armes à disposition. Je ne pense pas que le ministre de la santé puisse être dans l'ignorance des moyens dont le pays dispose lorsqu'une crise de cette nature se déclenche.
Dr Jean-Yves Grall. - L'avis du Haut Conseil de la santé publique, sollicité par Didier Houssin en avril 2010, a effectivement conduit à une utilisation ciblée des masques FFP2 compte tenu notamment, comme l'a rappelé Benoît Vallet, des difficultés remontées par les professionnels de santé et de la consommation, finalement plus faible que prévu, de masques durant l'épisode de la grippe H1N1 - je crois que les stocks nationaux ont été amputés de 40 ou 50 millions de masques FFP2 seulement à l'époque. S'est alors posée la question, dans la perspective du renouvellement de ce stock, de savoir si l'on devait le renouveler en l'état ou si, compte tenu de l'expérience précédente, on amodiait la doctrine concernant son utilisation. C'est la question qui a été posée au HCSP.
Il y avait environ 600 millions de masques FFP2 en 2009...
Pr Benoît Vallet. - Le stock était de 397 millions de masques FFP2 à cette date.
Dr Jean-Yves Grall. - Oui, mais il me semble que ce stock est remonté à 700 millions à un moment donné. Bref, les chiffres étaient de cet ordre. L'utilisation qui était faite de ces masques à cette époque était très large : on les utilisait dans toutes les administrations, et tous les personnels dits « de guichet » en avaient. On s'est aperçu qu'ils étaient très inconfortables à porter : on s'est donc posé la question des modalités d'usage. Cette réflexion a indiscutablement entraîné une diminution du besoin en masques FFP2, puisque l'avis du HCSP a exclu la possibilité pour les personnels de guichet d'y recourir.
Le plan de pandémie grippale a été mis en place sous l'égide du SGDSN en novembre 2011. L'essentiel du changement concernait le nombre de stades de l'épidémie pouvant déclencher des actions. Ce plan a été évalué en novembre 2013, c'est-à-dire après mon départ de la DGS, mais c'est moi qui l'ai conçu. Depuis, il n'y en a en effet pas eu d'évaluation à ma connaissance. Benoît Vallet vous donnera les résultats de cet exercice, car je n'étais plus en fonction à ce moment-là.
S'agissant des groupements hospitaliers de territoire, j'ai proposé que l'on prolonge des dispositifs qui avaient bien fonctionné. Pendant la crise, à compter du 19 ou du 20 mars, on a commencé à voir les flux de patients arriver au niveau des établissements sièges de GHT que nous avions identifiés comme étant les meilleurs pour prendre en charge les malades, notamment ceux des Ehpad. Les GHT étant sous clé de répartition des ARS, on a alors réparti les dotations entre les Ehpad et les établissements de santé du GHT pour colmater un certain nombre de brèches. Cela a bien fonctionné. C'est pourquoi je pense qu'il faudrait réfléchir à un pilotage de tous les établissements par le GHT : cela créerait une organisation un peu centralisée, une sorte de relais en vue de couvrir le territoire de façon homogène et de colmater les brèches ici et là.
Vous incluez les établissements médico-sociaux ?
Dr Jean-Yves Grall. - Oui.