Intervention de Édouard Philippe

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 29 octobre 2020 à 10h30
Audition de M. édouard Philippe ancien premier ministre

Édouard Philippe, ancien Premier ministre :

Cette solution a été proposée par le gouvernement qui a précédé celui que j'ai eu l'honneur de diriger.

Vous m'interrogez sur les conseils scientifiques, les groupements et institutions habilités à porter un message médical ou scientifique pour accompagner la décision publique : il existe beaucoup d'institutions, d'académies qui se sont exprimées, soit collectivement, soit via leurs membres à titre individuel. La décision du Président de la République de créer le conseil scientifique, assez tard dans la crise, a été dictée par le sentiment que, face à cette crise unique en son genre, il était utile de consulter des scientifiques ne provenant pas exclusivement du domaine médical, pour qu'une vision plus large éclaire la décision. Ne pas se limiter à l'avis strictement médical et épidémiologique est plutôt intelligent. Ce conseil scientifique a donc été créé, sans existence légale jusqu'à la loi sur l'état d'urgence. Fallait-il publier ses avis ? Le faire, c'est vrai, c'était s'exposer à la critique de soumission du politique aux scientifiques. Mais ne pas le faire, c'était s'exposer au soupçon de dissimulation. Dès lors que le conseil scientifique émettait des avis sur lesquels des décisions publiques étaient fondées, il pouvait être utile de les publier. La publication n'a pas été systématique. Nous l'avons décidée pour des avis qui étaient au coeur de décisions très sensibles. Les deux solutions avaient chacune leurs inconvénients.

Sur la forme qu'ont prise les alertes, vous connaissez l'enchainement des faits : au 31 décembre, nous enregistrons une petite alerte, probablement passée inaperçue dans le public, qui nous dit qu'il y a un problème épidémique dont l'origine serait sur un marché animalier de Wuhan ; le 2 janvier, nous mettons en place la cellule de veille sanitaire, c'est-à-dire que nous mettons immédiatement en place les éléments de veille épidémiologique. Nous voyons qu'il se passe quelque chose en Chine ; Agnès Buzyn, qui est une spécialiste de la santé, qui a exercé des responsabilités en présidant la Haute Autorité de santé (HAS) avant de devenir ministre de la santé, connaît ces sujets épidémiologiques et s'y intéresse ; elle nous dit alors que si - j'insiste sur la conjonction, sur l'hypothèse -, une épidémie était en cours de déclenchement par un nouveau virus très contagieux et virulent, alors, dans ce cas, il nous faudrait être très réactifs, car l'épidémie pourrait être très dangereuse. Lorsqu'on entend le terme de coronavirus, nous ne sommes pas dans l'inconnu, il y a eu le syndrome respiratoire aigu sévère (Sras) en 2003, plusieurs épisodes sont restés très localisés géographiquement, le Sras lui-même était resté assez circonscrit - donc notre attitude, c'est la plus grande attention à ce qui se passe, la plus grande vigilance, avec les outils de veille dont nous disposons.

Le 24 janvier, nous enregistrons les trois premiers cas sur le territoire national, tous venus de l'extérieur de nos frontières. Dès le 26 janvier, un dimanche, je convoque une réunion interministérielle sur le sujet pour savoir de quoi l'on parle précisément ; la ministre de la santé a conscience que nous devons être très vigilants ; nous décidons de mettre en place le centre de crise sanitaire, c'est chose faite le 27 janvier. Ce centre est interministériel : piloté par le ministre de la santé, il complète les réunions interministérielles présidées par le Premier ministre. Au total, j'ai présidé sept de ses réunions avec le ministre de la santé, pour suivre, piloter, prendre des décisions. La ministre de la santé me dit, le 30 janvier, au Conseil économique, social et environnemental (CESE) - je m'en souviens très bien parce que j'y avais une réunion sur la réforme des retraites, qui donnait lieu à un débat intense -, que si l'on se trouvait dans une situation de contagion avec ce virus, - j'insiste encore sur la conjonction, sur l'hypothèse -, notre vie sociale s'en trouverait affectée et que si l'épidémie explosait au moment des élections municipales, on pourrait alors ne pas les tenir. J'entends cette parole d'alerte, prononcée alors que la France ne compte que cinq cas de covid-19.

Quand les Chinois ont annoncé la fermeture de la ville de Wuhan, épicentre de l'épidémie, nous avons entrepris de rapatrier nos compatriotes - qui aurait compris qu'on les y laisse ? -, en prenant les plus grandes précautions, avec une quatorzaine obligatoire et un encadrement médical ; plusieurs pays européens nous ont demandé de raccompagner par la même occasion leurs ressortissants, nous avons mené des discussions difficiles avec l'État chinois. Le coronavirus n'étant pas une grippe, nous n'avons pas recouru au plan Pandémie grippale, mais nous nous en sommes inspirés.

J'en viens à votre question sur les masques. Je tiens à dire qu'avant janvier 2020 personne, jamais, ne m'a parlé de masques - vous pourriez me dire que je n'ai pas demandé non plus s'il y avait un problème avec les masques, mais quand on est à Matignon, les sujets ne manquent pas... J'ai tout de suite posé la question de savoir combien nous en avions en réserve ; on m'a répondu, après examen : 117 millions de masques. Mais qu'est-ce que cela représente, 117 millions de masques ? Je n'en avais pas l'idée, cela dépend de la consommation. Alors j'ai demandé si c'était beaucoup, ou pas ; on m'a répondu que les soignants en utilisaient 5 millions par semaine et qu'on en produisait 4 millions en France, le reste étant importé de Chine. Sachant qu'il y a un problème en Chine, je me demande si nous en obtiendrons facilement, ou pas. La doctrine, donc ce qu'on me dit, c'est que nous avons 22 à 23 semaines d'avance, ce qui laisse le temps de recomposer les stocks.

Vous parlez aujourd'hui de pénurie, mais au moment où l'on me présente le stock, on me dit que nous avons 22 à 23 semaines devant nous en temps normal et qu'on peut fabriquer et importer encore des masques - nous ne sommes donc pas à proprement parler en pénurie. Mi-février, on me dit qu'il pourrait y avoir des blocages dans la reconstitution des stocks, nous décidons donc de passer commande.

Je rappelle aussi que la doctrine, alors, n'est pas le port du masque dans la population générale, l'OMS le dit clairement : le docteur Michael Ryan - je me souviendrai de son nom toute ma vie -, directeur exécutif du programme de l'OMS de gestion des situations d'urgence sanitaire, dit alors explicitement qu'il n'y a pas lieu de demander à la population de porter un masque. Évidemment, on peut se dire que ce monsieur se trompe, le médecin de mon canton me dit que le masque est utile - mais je vous parle ici de la doctrine de l'urgence sanitaire, qui ne demande pas le masque pour la population générale et donc, écarte la qualification de pénurie pour les stocks de masques dont nous disposons. Or, ce qu'on voit ensuite quand apparaissent les premiers clusters dans l'Oise, c'est que la consommation de masques par les soignants est bien plus forte que prévu : on me le dit fin février, ce ne sont pas 5 millions de masques hebdomadaires dont nos soignants ont besoin, mais 40 millions. Ce n'est plus du tout la même chose, il y a là un sujet, nous ne sommes pas sûrs de produire assez de masques pour les soignants dans la durée. Dès lors, le 3 mars, nous réquisitionnons l'ensemble des stocks de masques présents sur notre territoire, une mesure agressive par rapport à nos partenaires, qui peuvent avoir des contrats de livraison de masques produits en France, et nous accélérons le pont aérien pour acheminer des masques sur notre territoire, alors même que l'ensemble des relations internationales se crispent.

En fait, c'est plus tard que les organisations internationales et la doctrine changent sur les masques. Aujourd'hui, nous portons le masque, nous savons que c'est un geste barrière essentiel. Cependant, je ne peux me retenir de faire remarquer que, même avec le port du masque généralisé, même sans pénurie, alors que chacun se procure et porte un masque, nous déplorons en France, comme en Italie, en Belgique, ou encore en Allemagne, une accélération de la propagation du virus. Je ne dis pas ici qu'il ne faut pas porter de masque, bien entendu, mais simplement qu'on ne saurait faire porter la responsabilité de la propagation du virus au seul manque de masque dans la population.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion