Quand je veux faire de la politique-fiction, j'écris des livres, monsieur le sénateur. Ce que je sais, c'est que j'ai, à chaque fois, transmis les documents au Sénat, et même au-delà de ce que la loi m'imposait, notamment pour les actes pris dans l'état d'urgence sanitaire. Avez-vous des éléments pour soutenir votre remarque ? Sinon, je ne suis pas sûr d'en comprendre exactement le sens.
J'ai moi-même demandé au général Lizurey de produire ce rapport, ce qu'il a fait, après avoir participé à de très nombreuses réunions, et après avoir formulé pour nous, oralement, plusieurs recommandations fort utiles. Il a rendu son rapport, et je ne crois pas être responsable de la façon dont on gère les affaires de l'État, sur des décisions de cette nature, dès lors que ce n'est plus moi le Premier ministre.
Vous dénoncez des prises de décisions lentes. Je peux difficilement entrer dans une querelle de dates... Vous évoquez mon agenda public des deux premières semaines de février. D'abord, méfiez-vous des agendas publics : ils ne publient pas d'informations erronées, mais ils ne disent pas tout. Je ne crois pas que figurent à l'agenda public, c'est-à-dire à celui qui a vocation à être communiqué à la presse, l'ensemble des réunions et des rendez- vous que j'organise dans mon bureau.
Or, sur la covid-19, entre le 26 janvier et le passage à la phase 2, le 28 ou le 29 février, j'ai organisé et présidé moi-même sept réunions. Il n'y a pas beaucoup de sujets sur lesquels le Premier ministre organise à Matignon, avec des ministres, sept réunions en trois ou quatre semaines.
Je vous confirme, monsieur le sénateur, que je m'occupais aussi des retraites et que je gérais aussi d'autres sujets. Sinon, vous auriez été fondé à me faire le reproche de ne pas continuer à exercer, au mois de février, l'ensemble des compétences qui reviennent au Premier ministre.
Je ne sais pas, donc, si sept réunions, c'est beaucoup, ou pas beaucoup. Je pense que cela montre que, dès lors que nous avons été informés, nous nous sommes saisis du sujet. Du reste, dès lors que le Premier ministre était informé qu'un certain nombre de décisions devaient être prises, il les a prises.
Aux alentours du 20 au 22 février, la décision de passer une commande de 200 millions de masques a été prise dans les vingt-quatre heures, ou dans les quarante-huit heures, en tout cas très rapidement, dès lors qu'elle a été documentée et qu'elle m'est remontée. Peut-être - sans doute - aurait-il été possible d'être plus rapides. C'est rétrospectivement qu'il faut s'interroger. Ce que je sais, c'est que, chaque fois que nous avons posé des questions, et chaque fois que nous avons eu des éléments documentés, nous avons pris les décisions qui nous semblaient s'imposer compte tenu de la situation. Je l'atteste, je l'assume, et je pense que c'est comme cela qu'il fallait faire.
Sur l'expertise, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Je m'exprime à titre personnel. Je dis que, sans être médecin, je suis passionné par ces sujets - parce que je suis passionné par la connaissance -, mais je ne les maîtrise pas intimement, faute d'expérience professionnelle et scientifique. Je n'ai pas attendu le mois de janvier pour lire des livres sur les épidémies, sujet intéressant tout homme qui aime l'histoire, et l'histoire des populations : c'est un sujet qui a compté dans l'histoire de l'humanité, et qui manifestement va continuer à compter. Pour autant, je suis incapable, naturellement, d'avoir l'ensemble des données scientifiques et le raisonnement scientifique complet. Je peux reconnaître la qualité d'un raisonnement scientifique, et il m'arrive parfois, par exemple, de savoir qu'un raisonnement n'est pas scientifique. J'ai d'ailleurs entendu des gens éminents, anciens ministres, personnalités portant des titres prestigieux ou présidents de grands exécutifs locaux, tenir sur l'épidémie, ou sur telle ou telle voie thérapeutique, des propos qui me paraissaient curieux du point de vue scientifique. Pour autant, je ne suis pas médecin, et je ne le serai probablement jamais - je crois même que je peux dire que je ne le serai jamais...
Heureusement, il y a une expertise au sein de l'État, et il se trouve qu'Agnès Buzyn est médecin, et connaît ces sujets ; de même, Olivier Véran est médecin ; sans être un spécialiste des épidémies, il dispose d'une formation scientifique et médicale approfondie, complétée par la pratique médicale. Le directeur général de la santé est un épidémiologiste qui connaît parfaitement ces sujets. Il peut s'appuyer sur un corpus de travail passé et des expertises présentes, qui complètent sa réflexion.
Lorsqu'on me présente des éléments, que je pose des questions et que l'on me répond, je suis dans la position de quelqu'un qui sait qu'il n'est pas médecin. Et j'entends aussi les doutes et les hésitations formulés par les médecins. Il est d'ailleurs dommage qu'on n'ait pas vu assez souvent sur les plateaux de télévision et dans l'expression publique les médecins qui ont des doutes - et ils sont nombreux - et ont l'humilité de dire : « on ne sait pas. »
En tout cas, une fois que les décisions m'ont été présentées, qu'elles étaient documentées, et que les dossiers m'avaient été transmis, nous avons pris un certain nombre de décisions, que ce soit sur la mise en place des plans bleus pour les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), pour passer des commandes, ou sur les mesures spécifiques que nous avons mises en place autour des clusters. En février, le grand sujet a été le cluster des Contamines-Montjoie, ou ceux que nous avons découvert dans le Morbihan, ou dans l'Oise. La réponse qui est apportée par l'ensemble de la communauté médicale et administrative qui lutte contre cette épidémie n'est pas du tout négligeable. La gestion du cluster des Contamines-Montjoie me semble correspondre parfaitement à la doctrine, et avoir été plutôt efficace : nous n'avons pas constaté d'explosion du nombre de cas liée à ce cluster. Les éléments de réaction qu'il fallait mettre en place l'ont été. Mais il est vrai que nous avons été surpris par le débordement, et par la rapidité avec laquelle l'Oise d'abord et, surtout ensuite, le Grand Est ont été frappés par la multiplication des cas. En tout cas, il n'y avait pas un Premier ministre qui ne serait pas médecin, et qui l'assume, face à l'immensité des incertitudes médicales. Bien entendu, il y avait autour de moi des gens très solides, qui ont réfléchi et proposé des éléments.
Sur le Conseil scientifique, et l'existence d'organismes déjà habilités et légitimes pour exprimer un point de vue, vous avez raison. D'ailleurs, ces organismes ont rendu des avis, et nous avons travaillé avec eux dans la préparation des mesures liées au confinement et au déconfinement. Nous avons tenu des réunions avec la Haute Autorité de santé et d'autres structures, dont nous avions besoin de recueillir les avis, ne fût-ce que du point de vue légal. Ces organismes n'ont donc pas été ignorés.
Votre troisième question porte sur l'organisation de l'État. La bonne organisation de l'État, c'est celle qui permet de faire face à la situation actuelle, et à la situation future. Comme les situations changent, l'organisation de l'État doit toujours s'adapter. La question que vous posez est très bonne. Dans la mesure où nous sommes confrontés à une difficulté sérieuse, cela signifie que, d'une certaine façon, notre organisation n'est pas parfaite. Je n'ai aucun problème pour le dire devant vous : notre organisation n'a pas répondu de façon parfaite à la situation, et nous aurons à l'adapter. Je ne doute pas que, quels que soient les gouvernements qui succéderont au gouvernement actuel, quelles que soient les majorités qui se succéderont, l'organisation de l'État se trouvera profondément modifiée par la crise que nous connaissons - et heureusement. La bonne philosophie, s'agissant de l'organisation de l'État, c'est la logique d'amélioration continue. C'est pour cela que votre mission est importante : pour que nous puissions apprendre et améliorer l'organisation, notamment de l'État, mais pas seulement de l'État.
L'évolution administrative, depuis longtemps, nous a menés très loin dans l'« agenciarisation », au point d'appeler « agences » des structures qui sont, en fait, des administrations. Nous avons donc été loin dans l'utilisation de termes qui ne sont pas totalement adaptés à la réalité administrative de ce qu'ils désignent. Nous avons été très loin dans la création des autorités administratives indépendantes - et cela ne date pas d'hier, cela fait bien quarante ans. Est-ce l'alpha et l'oméga de l'organisation de l'État de demain ? Je n'en suis pas sûr. Il faudra corriger des choses. Nous avons été très loin, aussi, dans la régionalisation. Mon gouvernement s'est engagé dans une voie un peu différente, d'ailleurs, puisque nous organisions, au travers des exercices sur l'organisation territoriale de l'État, le renforcement de l'échelon départemental, ce qui n'est pas une mince affaire : on ne change pas rapidement l'État quand, depuis trente ans, on est parti sur la voie de la régionalisation. Là aussi, donc, il faut avoir de l'humilité. Bien sûr que l'organisation de l'État peut être améliorée, qu'il s'agisse de l'organisation interne ou de la façon dont l'État travaille avec les parties prenantes. Pour autant, il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain : il y a aussi des choses, à l'intérieur de l'État, qui ont bien fonctionné. Même - et c'est terrifiant -, ce sont les mêmes choses qui ont parfois très bien fonctionné, et pas très bien fonctionné.
On a beaucoup critiqué les agences régionales de santé (ARS), par exemple, et leur direction générale, en disant qu'il était très difficile de travailler avec les élus locaux et avec le secteur privé. Mais, dans la réponse à la crise, un certain nombre de directeurs généraux d'ARS, avec leurs équipes, ont été exceptionnels, vous le savez, en termes d'implication, de compétence, d'imagination même. Aussi est-il difficile de définir ce que sera, demain, une meilleure organisation de l'État. Il ne suffit pas, d'ailleurs, de trouver une bonne organisation : il faut trouver les bons managers. Un organigramme peut être formidable, avec des compétences fixées par la loi et par les décrets, mais, dans la réalité, ce sont des femmes et des hommes qui font vivre l'institution. Qui est mauvais, le manager ou l'organisation ? Problème conceptuel d'organisation, ou problème de management ? Et que nous dit la réponse à cette question de l'organisation future ?
Souvent, les directeurs généraux des ARS ont été très bons. Quand ils l'étaient moins, on en a tiré les conséquences ; c'est parfois nécessaire. Je suis bien conscient de ne pas répondre complètement à votre question ; en effet, derrière elle, une réflexion redoutablement complexe sur l'organisation future de l'État s'impose. Oui, cette organisation sera amenée à changer, évidemment, heureusement, mécaniquement et nécessairement. Veillons seulement à ne jamais jeter le bébé avec l'eau du bain en la matière.