Intervention de Édouard Philippe

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 29 octobre 2020 à 10h30
Audition de M. édouard Philippe ancien premier ministre

Édouard Philippe, ancien Premier ministre :

Quelle lecture avons-nous faite des informations venues de Chine ? Elles étaient spectaculaires, par l'ampleur des décisions prises, mais certains se sont vite interrogés quant à leur caractère complet. Tout le monde avait le sentiment qu'il se passait quelque chose de grave, au vu des réactions massives des autorités chinoises. Je ne sais pas quand celles-ci ont eu conscience de la gravité de la situation. Pour les coronavirus antérieurs, la logique consistant à juguler très tôt l'épidémie par de telles mesures avait fonctionné ; les autorités chinoises ont dû espérer que tel serait le cas cette fois aussi.

Notre première préoccupation a été de ne pas perdre le contact avec les autorités chinoises. Nous sommes partenaires sur bien des sujets. Lorsque les habitants de la région de Wuhan ont été confinés, nous avons été préoccupés par le fait que beaucoup de Français y résident, souvent pour des raisons professionnelles. Comment les ramener à la maison, s'ils le souhaitent ? La question du rapatriement des ressortissants étrangers pose pour les Chinois un dilemme : ils veulent montrer qu'ils sont en mesure de gérer l'épidémie, mais aussi en empêcher l'extension. Le rapatriement est organisé après des discussions intenses ; les États-Unis et le Japon font de même, et les autres pays européens nous demandent souvent de le faire pour leur compte. Une lecture fine de ce qui se passe en Chine est alors difficile, mais tout cela contribue à nous alerter, même si nous ignorons encore si l'épidémie arrivera chez nous. C'est pourquoi, très tôt, nous organisons toutes les réunions que vous savez.

Concernant le caractère difficilement compréhensible de certaines mesures dans le cadre du confinement, je ne le nie pas. C'est une question redoutable. Hier, j'ai reçu un message très émouvant du patron de la plus grande librairie du Havre, la Galerne : si l'on referme, m'écrit-il, alors que l'on a besoin de poursuivre une vie intellectuelle, on met dans une situation terrible non seulement les libraires, économiquement, mais aussi les lecteurs. Trois jours auparavant, j'avais rencontré les responsables des salles de sport, eux aussi consternés par la perspective de fermer à nouveau. Ce sont deux domaines auxquels je suis très sensible, mais d'autres peuvent l'être tout autant - les jardineries, par exemple : c'est tout à fait respectable. Le problème est qu'il faut casser le taux de reproduction du virus : voilà la logique du confinement. Pour ce faire, il faut prendre des mesures dures, donc limiter au maximum les exceptions. Pour avoir pris ces décisions - la fermeture des cafés et des restaurants, le 14 mars, puis le confinement, le 16 -, je comprends ce qui se passe dans la tête de ceux qui sont conduits à les prendre. C'est une décision que l'on prend, non pour embêter le monde, mais en sachant qu'elle aura des conséquences terribles, mais moindres qu'aurait le fait de ne pas la prendre. Je comprends très bien la différence entre grandes surfaces et petits commerces, ainsi que l'agacement des libraires, mais je sais aussi que la décision ne peut pas être parfaite ; le seul intérêt d'une décision aussi dure est qu'elle produise des effets.

Je suis très hésitant quant au principe d'un conseil scientifique plus large. Faudrait-il créer une seule instance très large et y piocher en fonction des missions, ou bien plusieurs instances très spécifiques ? Je ne suis pas sûr qu'il y ait une bonne réponse dans l'absolu. Une fois une forme de calme revenu, nous gagnerons à avoir un débat public sur la meilleure façon d'associer les savants à la décision publique, au vu de l'expérience actuelle. Je suis prêt à y participer, mais je n'ai pas de solution à ce stade.

Quant aux éléments de langage, reconnaissons que deux heures d'intervention peuvent être réduites, dans le débat public, à une phrase de trente secondes ! Cela nous arrive à tous. Vous pouvez dire pendant une heure cinquante des choses mesurées, nuancées et intelligentes, puis avoir un choix de mots contestable : ce sera la seule chose que l'on retiendra. Trente secondes d'erreur seront vues cent mille fois sur les réseaux sociaux ; le correctif, quarante-cinq fois seulement. On vit dans un monde bizarre !

Je pourrais vous répondre de manière plus délicate encore, pour mon compte, parce que Mme Ndiaye a déjà eu l'occasion de s'expliquer. Avec la même assurance qu'elle, même si mes mots n'étaient pas les mêmes, j'ai dit au journal télévisé que le port du masque en population générale ne servait à rien. Je l'ai dit, parce que la doctrine médicale et scientifique le disait, ainsi que l'OMS. J'aurais pu y mettre plus de nuances. C'est d'ailleurs souvent ce que je fais, et on me le reproche parfois : à force de nuancer, me dit-on, on ne comprend plus le message. En matière de santé publique, si vous voulez répondre à un objectif, il faut essayer de taper fort. Nous avons dit avec assurance que la doctrine était telle ; c'était le message à faire passer. De la même façon, avec la même assurance, nous disons aujourd'hui qu'il faut porter le masque. Je ne sais pas si l'impact est garanti. Ma communication n'a pas été parfaite, je le sais bien, mais convenez que l'exercice est délicat en période de crise. L'important est de corriger et d'améliorer son message, si quelque chose d'imprécis ou d'incorrect a été dit ; c'est ce que j'ai essayé de faire, en ayant toujours plus recours à des communications factuelles, en disant ce que nous savions plutôt que d'en rester à de grands principes.

Mme Buzyn a eu des échanges avec une journaliste du Monde, qui ont donné lieu à un article publié le 17 mars. Je l'ai lu, et Mme Buzyn m'a évidemment appelé, juste après sa parution, consternée à l'idée que cet échange ait pu faire l'objet d'un article présenté comme une interview. Je lui ai expliqué que cela ne changeait nullement ni mon opinion d'elle ni mes futures relations avec elle. Sur le fond, j'ai déjà répondu : nous avons pris en compte toutes les alertes qui ont été lancées par Mme Buzyn quand elle était ministre ; l'ensemble des mesures que j'ai prises l'ont été sur le fondement de ce qu'elle me disait.

Ceux qui connaissent bien les campagnes électorales conseillent de ne pas immédiatement répondre à toutes les questions des journalistes après une défaite électorale lourde. C'est effectivement un bon conseil, vous aurez remarqué d'ailleurs que je m'exprime assez peu.

Vous me dites qu'il faut mieux valoriser Santé publique France. Je ne sais pas si c'est au Premier ministre de valoriser l'ensemble des instruments qui sont à sa disposition. Un Premier ministre espère simplement que ses instruments vont bien fonctionner et qu'ils lui permettront de prendre les décisions les moins mauvaises possible, voire parfois de bonnes décisions ! Il faudra à un moment se poser tranquillement la question - c'est naturel, sain et ce n'est pas accusatoire - de savoir comment cet établissement public, qui est au coeur de la réponse sanitaire, a fonctionné face à une crise de cette nature. L'objectif est, bien sûr, d'améliorer le dispositif.

Vous m'avez interrogé sur la vision que pouvait avoir un Premier ministre de la réalité de terrain. Elle est forcément plus lointaine que lorsque vous êtes tous les jours dans votre circonscription. Néanmoins, ma longue expérience de maire m'a été utile. Un Premier ministre ne vit pas non plus en vase clos. Il est certes contraint par un agenda compliqué et il est soumis à un rythme intense, mais il n'est heureusement pas prisonnier. Il a la possibilité - je ne m'en suis pas privé - d'avoir des contacts avec des amis, qu'ils soient maires ou autres. Pendant la crise, y compris pendant la gestion de celle-ci, j'ai passé beaucoup de temps au téléphone avec des maires de grandes ou de petites villes pour qu'ils m'informent de la façon dont ils voyaient les choses. J'ai également appelé des amis, élus locaux ou pas, des médecins, etc. J'ai d'ailleurs toujours procédé de la sorte, pas seulement pendant la crise sanitaire. Heureusement qu'il y a des capteurs de terrain !

De la même façon, j'ai cherché à avoir des contacts avec des médecins et des professeurs de médecine pendant le confinement pour qu'ils m'expliquent comment ils envisageaient la suite. Il se trouve que les mêmes que j'ai reçus dans mon bureau, et qui étaient des exemples de précision et d'humilité, formulaient les jugements définitifs les plus terribles sur les plateaux de télé. C'est également un travers que je constate parfois chez certains responsables politiques : ils sont dans la conversation soucieux de l'intérêt général, de la nuance et comprennent parfaitement les aspérités du réel, mais ils deviennent maximalistes, définitifs et tranchés par la grâce du plateau et de la chaîne d'info continue ! Il faut croire que c'est humain.

Mme Michelle Meunier m'a posé la question du déconfinement et m'a interrogé sur ce que nous n'avions pas réussi. Nous avons essayé de mettre en place un déconfinement progressif et réversible, l'idée étant de mesurer au fur et à mesure les impacts des décisions que nous prenions. Cette logique a été contestée. Beaucoup d'élus locaux, notamment, et certains responsables d'activités culturelles nous ont dit : vous allez trop lentement. On nous l'a dit en mai, on nous l'a dit en juin. On l'a dit aussi en septembre, même si je n'étais plus Premier ministre. Comme je l'ai expliqué au Sénat, nous avons conçu un déconfinement fondé sur une capacité de 700 000 tests par semaine et sur une doctrine d'utilisation nous permettant de tester et d'isoler.

En mai, en juin, en juillet et en août les chiffres sont restés relativement bas. En revanche, les mois de septembre et d'octobre ont été mauvais sans que l'on puisse non plus parler d'un redémarrage rapide à ce moment-là. Qu'avons-nous raté dans le déconfinement ? Mettons les événements en perspective : l'Italie a utilisé des méthodes plus strictes que les nôtres, pourtant elle est également confrontée à un redémarrage de l'épidémie. Je vous garantis pourtant que l'ambiance à Turin, au mois de juillet, n'était pas celle de Marseille ! À Turin, au mois de juillet, quand on entrait dans un bar, il fallait donner son nom, son numéro de téléphone et communiquer l'identité des personnes avec qui l'on était. Le port du masque était absolument généralisé, bref le régime était quasi « dictatorial ». Je ne sais donc pas très bien répondre à la question de Mme Meunier. Je pense, parce que nous sommes dans une logique d'amélioration continue, qu'il faudra prendre en compte dans la préparation du prochain déconfinement ce qui a fonctionné lors du précédent et essayer d'améliorer ce qui n'a pas fonctionné. En tout état de cause, je ne peux guère dire mieux compte tenu des informations dont je dispose.

Enfin, Martin Lévrier m'a questionné sur les élections et sur les tests. S'agissant des élections, en France, la durée des mandats est soumise à des dispositions légales et à un contrôle par le juge constitutionnel, ce qui est heureux. La jurisprudence classique est qu'il faut un sacré motif d'intérêt général pour allonger les mandats. C'est à l'évidence le cas lorsque l'on traverse une crise sanitaire. Mais cela demande un consensus scientifique et un consensus politique. Faute de consensus politique, vous êtes accusé de vouloir modifier la date des élections à votre avantage. Faute d'un consensus scientifique, vous avez du mal à démontrer le motif d'intérêt général. Je suis entièrement d'accord avec vous, monsieur le sénateur : mieux vaut le faire longtemps à l'avance que juste avant la date des élections.

L'ancien président du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré, a été chargé d'une mission. Peut-être parviendra-t-il à un consensus politique... On sait d'ores et déjà que la campagne électorale est beaucoup plus problématique que les opérations électorales elles-mêmes. Intégrons ce que nous savons, et voyons si un consensus scientifique et un consensus politique peuvent se construire. Si c'est le cas, je n'ai aucun doute sur le fait que la décision prise par le Gouvernement, en accord avec le législateur, sera bonne. Quoi qu'il en soit, je maintiens qu'il n'y avait pas de consensus scientifique le 12 ou le 14 mars, et encore moins de consensus politique !

En ce qui concerne les tests, oui nous avons eu des tests, oui ils ont été déployés. La doctrine de tests est d'ailleurs assez largement issue du plan Pandémie grippale, mais en phase 3 il n'y a plus de tests dans ce plan. Le coronavirus, ce n'est pas la grippe. On s'est calé sur ce plan dans la première et la deuxième phase. Mais on aurait été bien mal inspiré d'en appliquer la troisième phase. Quant au reste, j'attends, monsieur le sénateur, avec une impatience non feinte le moment où l'on aura des tests simples à réaliser, rapides à lire et fiables. J'ai tout entendu sur les tests ! J'espère d'ailleurs qu'on n'aura pas à subir les mêmes débats et les mêmes hésitations sur les vaccins...

Certains tests très rapides n'étaient pas fiables. J'ai vu des États acheter des centaines de milliers de tests qui ne servaient à rien. Aujourd'hui, on teste beaucoup, mais je ne suis pas certain que l'on ait la machine humaine et administrative nécessaire pour traiter l'ensemble des résultats et appeler les cas contacts. Je suis certain que lorsque nous aurons des tests fiables et rapides - les tests antigéniques sont peut-être de cette nature - nous disposerons alors d'un instrument de gestion de l'épidémie extraordinairement plus efficace que les tests actuels, compliqués et peu agréables à pratiquer, il faut le souligner.

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