Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, c’est pour moi un grand honneur d’ouvrir cette discussion au Sénat sur le projet de loi de programmation de la recherche. Au milieu des tumultes d’une actualité quotidienne peu réjouissante, il est essentiel pour nous tous de continuer à construire, brique par brique, le futur de nos enfants et de notre pays. Dans cette perspective, le sujet de la recherche est structurant.
Nous le savons, en effet : nous sommes entrés, sans y être toujours bien préparés, dans une ère où la puissance d’une nation ne se mesure plus à sa capacité à produire, mais à sa capacité à anticiper, et donc à miser sur les techniques innovantes dans tous les domaines : systèmes numérisés, nanotechnologies, nouvelles énergies, biologie, santé. Programmer le financement et le fonctionnement de la recherche, valoriser le statut de celles et ceux qui s’y consacrent, c’est donc tracer la route de notre destin collectif.
Le projet de loi que nous allons examiner n’est pas un document de plus, perdu dans l’abondante production législative de notre pays. Ce texte devrait servir de ligne d’horizon à la plupart de nos décisions. Il dépasse les enjeux d’opinion et les postures. Nous allons en débattre sans jamais perdre de vue qu’il doit dessiner notre avenir partagé.
La commission, dans des conditions rendues difficiles par la proximité du renouvellement sénatorial, sans même évoquer la modification de l’ordre du jour dont nous avons été informés hier, a mené un travail approfondi et serein. Je veux ici saluer mes collègues de tous les groupes qui ont participé aux très nombreuses auditions que nous avons menées.
Un premier élément nous a, me semble-t-il, tous frappés : c’est l’attente très forte parmi la communauté des chercheurs non seulement de moyens budgétaires – nous allons y revenir –, mais aussi, et surtout, d’une vraie reconnaissance de leur rôle éminent dans notre société fragilisée par l’épidémie de covid-19 et fracturée par les fausses informations.
Nous devons en avoir conscience, mes chers collègues : de très nombreux chercheurs auront aujourd’hui les yeux braqués sur cet hémicycle et attendent un débat à la hauteur des enjeux. Ce débat, nous le leur devons.
Dès lors, posons-nous la question de manière « scientifique » les promesses portées par ce texte sont-elles tenues ?
Je vais hélas ! devoir apporter une réponse mesurée et nuancée, et cela, tout d’abord, parce que les attentes étaient à la hauteur de la situation très difficile dans laquelle doit vivre, parfois survivre, notre recherche.
Je veux rappeler quelques données : avec un niveau de financement de la recherche publique et privée qui stagne autour de 2, 2 % du PIB depuis plus de vingt ans, la France a accumulé un retard excessif, abandonnant à d’autres pays européens le leadership en matière de recherche et d’innovation.
Illustration terrible de cette situation pour notre fierté nationale – vous l’avez évoquée, madame la ministre –, Emmanuelle Charpentier, jeune prix Nobel de chimie cette année, a expliqué qu’elle n’aurait jamais pu mener ses recherches pionnières et majeures en France.
Ce cas ne relève pas de la simple anecdote : quand un chercheur de ce niveau fait le choix de poursuivre ses recherches à l’étranger, il emporte avec lui son aura, ses financements, ses compétences ; il ne fera pas bénéficier les jeunes chercheurs français de ses connaissances.
La facture du manque d’engagement de ces dernières années, c’est maintenant que nous la payons. Évitons à nos enfants de vivre, dans vingt ans, dans un pays déclassé, alors même que tout concourt à notre excellence.
Je veux mettre à votre crédit, madame la ministre, votre grande connaissance du milieu de la recherche et de l’enseignement supérieur, dont vous êtes issue, ainsi que votre volontarisme, qui a permis, dans un contexte où tout invite à se concentrer sur l’urgence, d’inscrire à l’ordre du jour un projet de loi préparant justement l’avenir. C’était nécessaire et courageux.
Mais quel est le souffle de ce texte ? Quelle est son ambition ? Si nous devions porter une appréciation sur la copie, nous serions nombreux, me semble-t-il, à écrire : « Peut mieux faire ».
Car le meilleur baromètre de l’attention que porte une nation à sa recherche, ce sont les moyens qui lui sont consacrés.
De ce point de vue, et même si nous aurons un débat technique à l’article 2, convenons que la durée de la programmation, jamais vue sous la Ve République, démontre moins un engagement au long cours qu’une volonté de décaler les échéances budgétaires…
Sur la période de dix ans que vous proposez, l’effort est en réalité bien plus limité que celui qui est affiché, si l’on tient compte de l’inflation.
Certes, on pourrait à raison objecter qu’un engagement de plus de 25 milliards d’euros en cumulé constitue déjà un changement de cap majeur par rapport au sous-investissement chronique que la recherche subit depuis plusieurs décennies.
Cependant – nous le savons –, une loi de programmation de cette durée, c’est hélas ! plus du sable que du marbre.
Je résume : crédits insuffisants pour rattraper notre retard, d’une part, faible garantie sur leur réelle disponibilité, d’autre part. Comment susciter la confiance à grande échelle dont nous avons besoin et que la communauté appelle de ses vœux ?
Je ne doute pas, madame la ministre, de votre mobilisation ; j’imagine que les débats internes au sein d’un gouvernement peinant à établir ses priorités ont dû être intenses et que, peut-être, l’accord obtenu sur la loi de programmation examinée à partir d’aujourd’hui constitue un point d’équilibre… Permettez-nous cependant de trouver cet équilibre encore insatisfaisant.
La commission de la culture, de l’éducation et de la communication a cherché à donner un peu plus d’ampleur à votre texte, suivant quatre axes.
Le premier axe, que nous avons proposé conjointement avec les commissions des finances et des affaires économiques, consiste à ramener, à enveloppe constante, la durée de la programmation à sept ans.
Pourquoi sept ans ? Parce que cette durée, plus conforme à celle qui est habituellement choisie pour les lois de programmation, permet de limiter les conséquences des aléas politiques et économiques sur la trajectoire initiale, d’aligner la recherche française sur le calendrier du programme-cadre européen et d’accroître l’intensité de chaque marche budgétaire annuelle, un effort particulier étant consenti les deux premières années.
C’est bien une trajectoire plus crédible, plus rapide et plus efficace que nous proposons pour provoquer le sursaut budgétaire dont notre recherche a besoin.
Deuxième axe : offrir des garanties aux chercheurs et veiller à la place des femmes.
La commission a globalement accueilli avec intérêt les nouveaux dispositifs de recrutement contenus dans le projet de loi. Elle a cependant tenu à apporter des garanties à leurs bénéficiaires, en instaurant une durée minimale pour le contrat de mission scientifique, en veillant à ne pas allonger de manière excessive le contrat postdoctoral, et en prévoyant la possibilité de prolonger les contrats doctoraux et postdoctoraux en cas de congé maternité, de congé paternité, de congé maladie ou de congé pour accident du travail.
Concernant les chaires de professeur junior, qui suscitent des inquiétudes légitimes au sein de la communauté scientifique, la commission a abaissé à 15 % le pourcentage limite de recrutement annuel autorisé afin de mieux traduire le caractère très spécifique de ce dispositif, qui n’a pas vocation à se substituer aux voies de recrutement traditionnelles.
La commission a aussi souhaité valoriser, dans la carrière des chercheurs et enseignants-chercheurs, les actions que ceux-ci mènent en direction des citoyens pour favoriser la diffusion des connaissances.
Elle a par ailleurs soulevé la question des inégalités entre les femmes et les hommes dans l’accès à certaines disciplines, à certaines responsabilités et à certaines formes de financement.
Si la traduction de cette préoccupation en mesures législatives, et non seulement déclaratives, est parfois malaisée, la commission est convaincue que l’égalité entre les femmes et les hommes doit constituer, pour le monde de la recherche, une priorité structurante dans les prochaines années.
Troisième axe, dont nous aurons à débattre dans cet hémicycle : l’affirmation de l’intégrité scientifique et des libertés académiques dans la loi.
Ces deux sujets, distincts mais intimement liés, ont donné lieu à un travail transpartisan qui, je le crois, honore notre assemblée et montre notre capacité à élever nos convictions au niveau des enjeux.
Ne nous y trompons pas : intégrité scientifique et libertés académiques ne sont pas, pour les chercheurs, de vains mots. Elles définissent rigoureusement un espace de liberté, mais également de principes à suivre.
La position à laquelle nous sommes parvenus ne répond pas seulement à l’actualité, même si cette dernière, tragique, est présente à nos esprits. Elle vise bel et bien à bâtir un corpus de droits et de devoirs qui fonde l’exercice professionnel des chercheurs et des enseignants-chercheurs.
Quatrième axe structurant pour notre travail : la nécessaire implication des collectivités territoriales, grandes absentes du texte initial. Pour pallier ce manque regrettable, la commission a ajouté un volet territorial aux contrats de site conclus entre l’État et les établissements partenaires d’un même site universitaire.
Vous l’avez compris : nous avons, sur ce projet de loi, réellement travaillé au plus près des préoccupations très nombreuses dont nous avons été saisis. Ce que nous regrettons, au fond, c’est le défaut d’ampleur de ce texte, qui aurait pu et dû porter des moyens et une vision plus affirmés pour les prochaines années.
De cette ambition limitée et de ce débat que nous avons dans des conditions si étranges, il ressort l’impression d’une forme d’inachevé.
Je vais cependant m’efforcer de demeurer résolument optimiste : comme je le disais dès mes premiers mots, malgré son aspect technique, parfois aride, et en dépit de la diversité des propositions qu’il contient, touchant notamment à la simplification des procédures, ce projet de loi est un New Deal, une ligne de conduite pour notre pays, qui doit rester compétitif dans un secteur qui conditionne tous les autres : celui de la recherche et de l’innovation, lesquelles relèvent toutes deux de la longue durée. Il n’est guère d’autre domaine qui nécessite à ce point une vision programmatique.
J’espère que nos travaux nous aideront à affronter les défis du futur. C’est là l’essentiel. Et c’est ce que la Nation attend de nous.