Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, à la fin des années 1990, le virologue Hubert Laude, seul spécialiste français des coronavirus, internationalement reconnu, a dû se résoudre à arrêter ses recherches, car son laboratoire du CHU de Caen fermait, faute d’intérêt et de vision prospective quant aux travaux qu’il menait depuis vingt ans.
Outre le caractère amèrement piquant de ce rappel, les conditions des découvertes de l’équipe d’Hubert Laude sont particulièrement instructives. Comme le souligne l’un des membres de son équipe, « tous les résultats ont été obtenus sans financement spécifique, juste avec l’argent de fonctionnement du laboratoire ». Et le virologue de conclure : « La recherche est comme un arbre qui pousse lentement. Il faut du temps. Pendant trois, quatre ans, nous n’avons rien publié. »
Le temps se révèle donc une nécessité, une permanence. Nous le constatons encore aujourd’hui au travers de la recherche d’un vaccin contre la covid-19, et ce malgré les formidables progrès technologiques et les investissements massifs opérés par les États et les laboratoires. Le processus qui conduit à la découverte est bien davantage assimilable au feu qui prend lentement qu’à l’étincelle qui crépite soudainement.
En ce sens, l’exercice de la programmation pluriannuelle sied parfaitement au domaine de la recherche. Les moyen et long termes lui sont constitutifs, et les chercheurs ont besoin de ce temps précieux, de cette visibilité pour avancer sereinement.
Avoir du temps ne signifie en aucun cas avancer lentement. Au contraire, des conditions de recherche apaisées sont un gage de réussite.
C’est sous cet angle que nous aborderons le projet de loi que vous nous soumettez, madame la ministre : offre-t-il des conditions satisfaisantes et ouvre-t-il des perspectives favorables à la recherche de demain ? Disons-le d’emblée, la réponse tend clairement vers la négative. Si nous nous réjouissions d’examiner ce texte tant attendu, étant tout à fait conscients du sous-financement chronique de la recherche depuis des années, nos motifs de satisfaction s’arrêtent ici.
Tout d’abord, un hiatus entre la présentation de l’effort budgétaire qui serait réalisé par l’État sur la période 2021-2030 et la réalité des chiffres est important. Autrement dit, l’écart entre votre communication gouvernementale et les actes concrets pour la recherche est pour le moins étonnant.
Je n’épiloguerai pas, mais cette loi de programmation manque doublement de sincérité et de crédibilité : d’abord, sur les montants déployés, qui ont été présentés avantageusement, mais qui restent – nombre de mes collègues l’ont dit – en deçà des enjeux actuels ; ensuite, sur la période retenue, presque une décennie, durée jugée anormalement longue par le Conseil d’État, mais qui permet de reporter les investissements à plus tard, rendant par là même ceux-ci hypothétiques.
Heureusement, notre commission est revenue, à la quasi-unanimité, à une forme de raison, en raccourcissant la période de programmation, dont le terme est désormais 2027, et en intensifiant l’effort budgétaire sur les premières années afin de répondre aux besoins urgents du monde de la recherche.
Si vous tenez tant à relancer la recherche, comme vous le soutenez, portez réellement cette ambition et acceptez d’endosser maintenant la majeure partie de cet investissement, plutôt que de le renvoyer à un futur incertain ! Au fond, c’est une affaire de crédibilité.
Or cette crédibilité est fortement mise à mal, comme en attestent les pétitions innombrables dont nous avons été destinataires, en provenance de tous les territoires, de toutes les disciplines, de tous les types d’établissements, qu’ils relèvent de l’enseignement supérieur ou de la recherche. La déception et le rejet sont à la mesure de l’attente de la communauté.
À l’image des votes du Cneser – je ne parle pas du vote final –, très majoritairement contre les dispositifs créés par ce projet de loi, des diverses motions votées dans les laboratoires et les universités, la communauté des chercheurs, des enseignants-chercheurs, des vacataires et de l’enseignement supérieur ne vous suit pas.
Votre communauté, madame la ministre, ne vous suit pas dans l’orientation de votre programmation. Avez-vous conscience de l’intensité du rejet que provoque votre texte ?
Ce rejet n’est pas dogmatique ; il est étayé, argumenté. Notre groupe partage deux préoccupations fondamentales largement exprimées par cette communauté : l’accentuation de la précarisation et le déséquilibre de notre modèle de recherche, qui devient trop axé sur la recherche sur projets.
Sur le premier point, nous ne nous opposerons pas, par principe, à tous les contrats nouvellement établis. Le contrat postdoctoral comble un vide juridique et répond à une problématique précise d’inadéquation entre les contrats de travail existants et le recrutement des postdoctorants. Il constitue donc une avancée.
Néanmoins, pour qu’il s’agisse d’une avancée, encore faut-il que cette batterie de contrats soit conforme à votre promesse, qui est aussi la nôtre, de lutter contre la précarité croissante attachée aux contrats des doctorants-chercheurs, et de leur garantir une rémunération à la hauteur du niveau de leur qualification et de leur engagement.
Or c’est précisément à cet endroit que le bât blesse. Pour plusieurs d’entre eux, notamment les contrats doctoraux de droit public et de droit privé, ni durée ni rémunération minimales ne sont garanties ; et s’agissant du CDI de mission scientifique, nous sommes dans un « no man ’ s land juridique ». Reconnaissez, madame la ministre, qu’en termes de protection des doctorants-chercheurs, nous pouvons faire mieux.
C’est pourquoi, à défaut d’obtenir la suppression de ces contrats attentatoires aux droits des doctorants-chercheurs, nous avions proposé de les encadrer davantage. Mais l’article 40 de la Constitution en a décidé autrement, et nos amendements sur les contrats de droit public – et non de droit privé – ont été jugés irrecevables.
Car l’enjeu est bien celui-ci : comment voulez-vous que notre recherche prospère quand les principaux concernés ont des contrats d’un an et doivent, au bout de six mois, se mettre à chercher un autre poste, une autre mission ? C’est impossible ! La stabilité est une condition sine qua non du succès de notre recherche, pour l’unique et bonne raison invoquée dans mon introduction : le temps en la matière est indispensable. Il s’agit non pas de parti pris, mais simplement de bon sens.
De manière analogue, la précarisation des doctorants chercheurs fait écho à la précarisation de notre modèle de recherche, résultant de la part excessive que représente la recherche sur projets.
Nous ne disons pas qu’il faut mettre fin à la recherche sur projets. Nous estimons simplement qu’il convient de rééquilibrer notre modèle de recherche publique au profit du financement récurrent des laboratoires.
Cette assertion est encore davantage vérifiée par le faible taux de succès des appels à projets de l’ANR ou de ceux qui sont émis aux niveaux européen et international. Au-delà de la perte d’énergie et de sens que représentent des formulaires à remplir, le temps consacré à la recherche diminue mécaniquement. D’ailleurs, rien ne prouve que la mise en concurrence à outrance par le truchement des appels à projets nourrisse véritablement la recherche fondamentale et les innovations de rupture, bien au contraire…
Enfin, j’aimerais aborder un « silence » de ce projet de loi qui, dans une certaine mesure, illustre la vision qui sous-tend cette loi de programmation : il s’agit de l’absence de continuum entre l’enseignement supérieur et la recherche ou, énoncé autrement, de l’absence d’une vision territorialisée de la recherche dans une logique d’aménagement du territoire.
Historiquement, l’enseignement supérieur et la recherche ont fait partie intégrante de la réflexion et du processus d’aménagement des territoires. Or le postulat qui fonde cette loi de programmation, à savoir le déclassement de la recherche et de l’université françaises sur le plan international, accréditerait pour certains la thèse selon laquelle il est impératif d’avoir des établissements de taille critique pour rivaliser au niveau mondial. Dans cette perspective, il s’avérerait pertinent de concentrer l’essentiel des ressources sur quelques établissements.
Cependant, si le fait d’avoir des pôles d’excellence peut être bénéfique, bien sûr, et utile, sûrement, la concentration excessive des moyens sur quelques-uns se révèle pernicieuse à un triple titre.
Premièrement, le rapport entre concentration des moyens dévolus à la recherche et production scientifique n’est pas solidement démontré à ce jour. Il s’agit davantage d’une position théorique que d’un constat ancré.
Deuxièmement, ce modèle tend à effacer les logiques de coopération au seul profit des logiques de compétition, oubliant que la recherche a beaucoup progressé grâce aux activités menées en commun.
Enfin, il ne prend aucunement en considération la problématique de l’organisation spatiale et, partant, celle du développement équilibré et dynamique de nos territoires.
En d’autres termes, ce modèle va à l’encontre du mouvement de décentralisation et d’une attention accrue portée aux territoires. À cet égard, il est révélateur que ce soit notre commission qui ait corrigé cet oubli, en replaçant les collectivités territoriales au cœur du processus.
J’aurais pu me féliciter de l’introduction de la notion d’intégrité scientifique – nous allons en parler – et dénoncer le recours aux ordonnances sur des sujets majeurs. Vous l’aurez compris, madame la ministre, il faudrait un grand miracle pour que nous puissions voter votre loi de programmation. Néanmoins, comme aiment à le raconter certains chercheurs, les découvertes sont parfois le fruit du hasard. Alors, sait-on jamais !