Intervention de Michelle Demessine

Réunion du 16 novembre 2009 à 14h30
Afghanistan — Débat d'initiative sénatoriale

Photo de Michelle DemessineMichelle Demessine :

Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, alors même que nous entamons notre débat, une dépêche vient de nous parvenir, annonçant que deux roquettes sont tombées sur le village de Tagab – un village que nous avons visité lorsque nous nous sommes rendus en Aghanistan – pendant que se tenait une réunion entre les notables du village et des représentants de l’armée française. Ces tirs ont fait quatre morts, trente blessés, tous Afghans, dans une zone que l’armée française croyait en voie de sécurisation, les insurgés ayant été repoussés au fond de la vallée.

Le bilan de la mission menée en Afghanistan est extrêmement lourd, avec 1 400 militaires de la coalition, dont 36 Français, tués au combat.

Au début du mois de septembre, la mort de deux de nos soldats et les victimes civiles d’une frappe aérienne ont de nouveau soulevé la question de l’opportunité, de la durée, de l’efficacité et des buts précis de la mission conduite dans ce pays sous la bannière de l’OTAN. Le groupe CRC-SPG, ainsi que nos collègues socialistes, avait alors demandé que le Premier ministre, comme il l’avait fait un an plus tôt, vienne exposer sa politique et présenter les mesures qu’il conviendrait de prendre au vu de la dégradation de la situation. Excipant de façon spécieuse de l’article 35 de la Constitution, qui prévoit que les interventions d’une durée supérieure à quatre mois font l’objet d’une autorisation du Parlement, et arguant du fait que nous avions déjà voté un an plus tôt, le Premier ministre n’avait pas accepté ce débat.

Je remercie donc le président Larcher d’avoir malgré tout inscrit cette discussion à notre ordre du jour, mais je déplore que nous ne puissions à nouveau nous prononcer par un vote.

Pour préparer avec sérieux ce débat, le Président du Sénat avait souhaité se rendre sur place avec une délégation représentative de notre assemblée. Ayant participé à cette mission, j’ai pu me rendre compte de visu de la gravité et de la dégradation de la situation sécuritaire, politique et économique de ce pays. Cela a malheureusement conforté mon opinion selon laquelle la mission confiée aux troupes de l’OTAN en Afghanistan est à la fois inadaptée et inefficace.

Je voudrais pourtant saluer très sincèrement le professionnalisme, le courage et la volonté inébranlable de nos soldats qui combattent sur place pour mener à bien une mission aussi difficile. J’ai pu le mesurer et en faire concrètement l’expérience, lorsque nous nous sommes rendus sur les bases avancées de Nijrab et de Tagab, auprès des hommes du troisième RIMA ou auprès de ceux qui assuraient la protection de notre délégation.

Cela étant dit, l’opération qui, en 2001, ne devait pratiquement pas entraîner de morts puisque les talibans avaient été vaincus par les Américains et leurs alliés, est rapidement devenue une guerre anti-insurrectionnelle de plus en plus incomprise des opinions publiques des pays participant au conflit, de plus en plus meurtrière pour les populations civiles afghanes.

Pour qui et contre qui se battent nos troupes dans ce pays ? Ce qui pouvait être relativement clair au début tend maintenant à se brouiller.

Après huit années de présence militaire en Afghanistan, quelques progrès importants ont certes été accomplis, comme la construction de 14 000 kilomètres de routes, la scolarisation de six millions d’enfants, dont les petites filles, l’accès de 80 % de la population à des soins de base. Mais ces progrès sont limités au regard des besoins immenses, et surtout très éloignés des principaux objectifs initiaux.

Huit ans après, il est temps de regarder la réalité en face. La coalition a failli dans sa mission de reconstruction de l’État afghan. Les élections en Afghanistan n’ont été qu’une mascarade, les fraudes ont été massives, et le président Karzaï apparaît aujourd'hui aux yeux du peuple afghan comme la marionnette de l’Occident. La corruption gangrène tous les échelons du pouvoir afghan, qui pâtit d’un manque de légitimité croissant auprès des populations.

La situation ne cesse de se dégrader. Le bilan de cette guerre est effroyable. Selon l’ONU, pour la seule année 2008, 2 118 civils ont été tués, dont 828 du fait des forces progouvernementales, notamment lors de bombardements effectués par la FIAS.

En cherchant à tuer les talibans, les forces de l’OTAN n’épargnent pas les civils et violent fréquemment les droits de l’homme. Résultat : elles sont perçues par la population comme une armée d’occupation qui sévit en toute impunité. Au sein du peuple afghan, cette stratégie fondée sur l’intervention militaire a contribué à nourrir encore le sentiment d’hostilité à l’égard de l’Occident.

Sur le plan militaire et sécuritaire, nous menons des actions de guerre sans victoire et sans ennemis clairement identifiés. Bref, nous menons une guerre meurtrière, aux objectifs flous, sans perspective de sortie.

Les insurgés – nous avons pu le constater lors de notre séjour – sont aux portes de Kaboul. Ils sont dominants dans le sud, où les voies de communication ne sont pas sécurisées, ils menacent dans le nord, où la coalition tient les agglomérations dans la journée mais non la nuit, et ils contrôlent une quinzaine de villes importantes.

La nouvelle stratégie préconisée par les généraux américains Petraeus et McChrystal, qui consiste à « gagner les cœurs » et les esprits, c’est-à-dire la confiance des populations, en mettant l’accent sur les actions civilo-militaires de développement, mais sous réserve d’un nouveau renfort de 40 000 soldats demandé à la coalition, n’est pas de nature, me semble-t-il, à permettre d’inverser le cours des choses.

Cette confusion des genres entre actions militaires et actions de développement, dans laquelle nous nous inscrivons pleinement, ce qui nous décrédibilise, rappellera certainement aux plus anciens d’entre nous l’échec de tentatives similaires en Algérie avec les SAS, les sections administratives spécialisées.

Comme nous n’avions pu, à mon grand regret, nous entretenir avec des ONG à Kaboul, j’ai rencontré plusieurs d’entre elles opérant sur place dès mon retour à Paris. Je souhaite d’ailleurs qu’elles puissent être reçues par notre commission, afin que les sénateurs puissent disposer d’informations émanant de sources variées sur la réalité de la situation sur le terrain.

Leurs représentants m’ont tous fait part de leurs inquiétudes, voire de leurs critiques, sur la façon dont est abordée la question de l’aide au développement. Notre aide civile ne répond pas assez aux attentes et besoins des populations, car elle est trop souvent subordonnée aux stratégies de pacification et de ralliement des populations d’un secteur.

Nous consacrons dix fois plus aux actions militaires qu’aux programmes civils humanitaires. Certaines ONG craignent vraiment que leurs activités ne soient confondues avec celles des forces de l’OTAN, souvent vues comme des troupes d’occupation.

Elles déplorent que, loin de « gagner les cœurs et les esprits », cette stratégie engendre frustration et colère, crée des relations malsaines avec la population locale, nourrisse la corruption plus qu’elle ne la combat et parfois même apporte un renfort inespéré aux insurgés.

Messieurs les ministres, mes chers collègues, vous le savez, la nouvelle stratégie de commandement de la FIAS repose sur trois piliers inséparables : la gouvernance, le développement, la sécurité.

Pour ce qui est de la gouvernance, les résultats, on l’a vu avec les élections, ne sont pas au rendez-vous !

Le développement, je viens d’en parler.

Quant à la sécurité, elle ne peut inspirer qu’un immense scepticisme quand on voit ce qu’il en est du processus d’afghanisation de l’armée, présenté comme un élément essentiel de la nouvelle stratégie.

Aujourd’hui, les forces de sécurité afghanes comptent 90 000 soldats et 80 000 policiers. Le général McChrystal a fixé à 400 000 hommes, armée et police confondues, l’effectif nécessaire pour assurer la sécurité du pays. Notre délégation s’est particulièrement attachée à s’enquérir de la faisabilité d’un tel projet.

Si j’en crois une récente étude parue dans la lettre mensuelle du nouvel Institut de recherche stratégique de l’école militaire, l’IRSEM, le bilan de ce programme destiné à faire en sorte que les Afghans puissent, à terme, prendre en main leur sécurité est très décevant. Selon cette étude, 34 % de ces militaires afghans désertent, faute de solde suffisante et par manque de motivation. Les conflits ethniques entre stagiaires, l’absence de logement, les techniques de combat imposées par la coalition et l’inadaptation des équipements expliquent également ce bilan inquiétant. À tel point que l’expert militaire qui a réalisé cette étude a pu parler de « spirale vietnamienne » !

Au chapitre des objectifs initiaux non atteints, j’ajouterai que la création d’un État-nation est en panne, que les tensions interethniques s’accentuent et qu’une politique de réconciliation nationale est encore assez loin de voir le jour. En matière de santé et d’éducation, les choses n’avancent plus, et les droits des femmes afghanes sont quasiment inexistants.

Nous sommes frappés par l’absence de vision à long terme et par l’indécision dont fait preuve le Gouvernement. Votre indécision est la conséquence de notre perte d’autonomie stratégique depuis que nous avons pleinement réintégré le commandement militaire de l’OTAN sans exiger aucune contrepartie. Vous semblez ainsi suspendu aux mesures que doit annoncer le président Obama, qui a bien du mal à « debushiser » la doctrine américaine, c’est le moins que l’on puisse dire…

C’est la raison pour laquelle nous avons proposé ce débat, car la France est, là-bas, à la croisée des chemins.

Messieurs les ministres, notre pays attend du Gouvernement des réponses claires et précises sur les enseignements que vous tirez de huit années d’engagement militaire en Afghanistan ! Nous attendons que vous nous exposiez enfin vos solutions pour sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons au sein de cette coalition internationale.

Pour notre part, nous estimons que, si la stratégie globale des forces de l’OTAN est erronée et inefficace, il s’agit non plus simplement de l’adapter, comme le préconisent les États-Unis et leurs partenaires, mais d’en changer. Tout le monde s’accorde aujourd’hui à reconnaître qu’il n’y a pas de solution militaire à ce conflit et que la seule issue procédera d’un règlement politique.

Pourtant, si nos troupes n’ont pas vocation à rester dans ce pays, nous savons aussi que nous ne pouvons le quitter sans qu’y soit rétablie la sécurité et sans que les Afghans retrouvent à la fois la maîtrise de leur destin et des conditions de vie décentes.

La construction d’un État viable et les bases d’un développement économique sont les préalables indispensables à la réalisation de ces objectifs. C’est en affirmant clairement des objectifs de paix qu’il faudra inscrire dans le même temps le processus de retrait de nos troupes.

L’enjeu est donc bien la reconstruction de ce pays. Le retour de la sécurité dépendra aussi de l’effort national et international qui sera entrepris pour répondre aux vrais besoins de développement.

Si la question de la sécurité est décisive, on ne peut la traiter en dehors du contexte régional et international, car tout est lié. Il faut réintégrer pleinement l’ONU dans la résolution de ce conflit. Elle doit reprendre le mandat qu’elle avait confié à l’OTAN. C’est pourquoi nous souhaitons que la France, en sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité, prenne l’initiative de proposer l’organisation d’une conférence régionale pour définir précisément les conditions d’une paix négociée et durable en Afghanistan, avec toutes les composantes du peuple afghan dans leur diversité. Cette conférence devrait réunir des voisins immédiats comme l’Iran ou le Pakistan, mais aussi associer l’Inde, la Chine, la Russie, la Turquie.

Pour être efficace, cette conférence pourrait être parrainée par des représentants des États-Unis et de l’Union européenne.

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