Troisièmement, Google est un géant, un quasi-monopole mondial. Il se finance à 93 % avec de la publicité, ce qui équivaut à 50 % du marché publicitaire sur le Net, soit 23 milliards de dollars. Il a numérisé dix millions de livres, plusieurs trillions de pages. Google, c’est la page d’accueil et le moteur de recherche d’une majorité d’internautes...
Quatrièmement, le contrat conclu entre Google et la ville de Lyon pour numériser 1 342 000 documents patrimoniaux, dont 500 000 livres, autorise la firme à s’octroyer de façon exclusive « la pleine propriété sans limitation dans le temps des fichiers originaux » qu’elle produit, en échange d’une simple copie digitale remise à la bibliothèque. Or celle-ci appartient au domaine public et relève du droit administratif, qui interdit une telle pratique.
Nous sommes donc loin de l’histoire à l’eau de rose servie par Google, d’ailleurs déjà attaqué en justice en France, en Italie, en Belgique et même, tout récemment, par le groupe Murdoch...
Le Sénat, a contrario, manifeste dans ce domaine une pratique que l’on pourrait qualifier – je reste prudent – de « responsabilité publique ».
Tout d’abord, il y a quatre ans, a été édité un livre sur la bibliothèque du Sénat, dont le fonds, de 400 000 volumes, est d’une extrême richesse. Les bibliothécaires ont choisi cinquante-quatre trésors, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, avec de très belles illustrations. Vingt-quatre sénateurs y ont écrit aux côtés de personnalités. L’ouvrage intitulé D’Encre et de Lumières révèle ainsi pour autrui des œuvres de cette bibliothèque… inconnue.
Le Sénat, répondant aux demandes de ceux qui veulent mieux connaître son travail, a décidé, dans une première étape, de numériser les débats de la Ve République. Il a passé un appel d’offres remporté par l’entreprise Azentis de Saint-Ouen, où travaillent trente-cinq spécialistes.
J’ai discuté avec le directeur de cette société, M. Neukirch, prestataire de services pour une tâche élaborée et maîtrisée dans son développement par la bibliothèque du Sénat, et elle seule. Les trente-cinq employés interviennent sur trente-quatre autres chantiers, en y exerçant le vrai métier de numérisation, à ne pas confondre avec une numérisation en vrac, à la Google.
Il existe d’autres entreprises de cette nature en France qui veulent se développer, ce qui relève d’une volonté du politique et des moyens que celui-ci décide d’y affecter.
Le Sénat en 2008 a abondé le financement de la numérisation de journaux anciens conservés à la BNF.
Enfin, notre commission des affaires culturelles a auditionné en 2006 M. Jean-Noël Jeanneney, qui présidait à cette date la BNF. Un fait rare s’était alors produit : des applaudissements à la fin de son propos. Revenant au Sénat en septembre dernier, à l’invitation du président Legendre, il fut encore salué par des applaudissements. Il a publié un ouvrage précieux et roboratif intitulé Quand Google défie l’Europe. Plaidoyer pour un sursaut, aux éditions des Mille et une nuits.
Évoquons à cet instant un fait choquant. Comment se fait-il que Gallica et Europeana, que le Président de la République Jacques Chirac avait soutenues, ainsi que vingt-deux bibliothèques nationales européennes, ont été presque abandonnées, leurs crédits ayant été chichement mesurés, tandis que Google devenait un groupe mondial, avec la prétention orgueilleuse d’être incontournable pour ces questions et « d’organiser l’information du monde dans le but de la rendre accessible et utile à tous » ?
Il n’est pas démocratique que, depuis huit mois, à l’instigation ou avec le soutien du ministère de l’économie, le directeur de la BNF ait été conduit à négocier avec Google.
Cette situation me rappelle l’après-guerre. Le gouvernement des États-Unis, dès 1945, tenait une session sur le cinéma : profitant de l’affaiblissement de l’industrie française, Washington a exigé, en compensation du plan Marshall, que la programmation nord-américaine soit majoritaire dans les salles de cinéma. Il a fallu des manifestations de milliers d’artistes à Paris pour que le cinéma français reconquière une place plus importante dans nos salles. Toutefois, les coups avaient été portés, et ils continuent de se faire sentir en Europe et dans le monde, puisque les images anglo-saxonnes sont dominantes sur les écrans.
En ce qui concerne Google, à l’étranger, un tel changement de la politique française surprend. Dans une récente réunion des personnels des grandes bibliothèques japonaises, un mot revenait sans cesse : « stupéfaction ».
Dans le domaine de l’esprit, plus que dans tout autre, la confiance que notre pays s’est acquise grâce à ses artistes et à leurs rencontres avec la population est ébranlée. Or on ne joue pas impunément avec la confiance.
On répond alors : « Mais Google est trop fort, et même si nous regrettons ce rapport de force, il nous faut en profiter ! ».
Lise Bissonnette, directrice générale de la bibliothèque et des archives nationales du Québec jusqu’à cette année, critique, au contraire, ceux qui affirment qu’« il faut saisir le magot quand il passe, à cheval donné ne regardant pas la bride » ; mes chers collègues, cette expression française médiévale signifie : « Il faut toujours être content d’un cadeau reçu, quand bien même aurait-il un défaut ».
Il y a dans ceux qui cèdent une « impuissance démissionnaire ». Nous sommes de plus en plus nombreux, fort heureusement, à penser que « la politique, c’est rendre possible ce qui est apparu jusqu’ici comme impossible ».
Et la fatalité technologique ! Il y a quinze ans, lors d’un colloque organisé au Sénat, le ministre Alain Madelin déclarait : « Les nouvelles technologies sont naturelles comme la gravitation universelle. » Nous devons dire non à la fatalité technologico-financière, instrumentalisée comme un fatum ! Le facteur essentiel aujourd’hui, c’est la capacité de l’homme à maîtriser les systèmes complexes qu’il rencontre, conçoit et utilise.
De plus, le 6 décembre 2006 a été fixée la feuille de route stratégique de la France sur la connaissance et la culture. Il s’agit du rapport Jouyet-Lévy sur l’économie de l’immatériel, qui traite l’homme de « capital humain ». Ces « idées » deviennent dans la vie de « simples actifs comptables ». Ce rapport compte soixante-huit recommandations, dont une a tout son sel aujourd’hui : faire financer les sites publics d’administration en ligne par la publicité, sur le modèle de Google. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire ! On a vu comment le rapport Rigaud a été suivi en rejetant la notion d’aliénabilité de certaines œuvres. « On ne saurait conclure que le plus sûr moyen de valoriser au mieux le patrimoine de la nation soit de le vendre », soulignait-il sur cette vision déplorable qui fait songer à Google.
Dans la foulée de ce rapport se tint au cours de l’année 2008 en Avignon un forum, l’une des plus grandes assemblées des industries culturelles d’Europe et des États-Unis, qui fut saluée comme le « Davos de la culture ». Il est des comparaisons dont il faut se méfier.