Il en a été dit des vérités éternelles et le monde entier tremble de ces éternités. Voilà de quoi méditer.
Nous voulons respirer et symboliser, comme dit Pierre Legendre, ce qui implique de ne pas se soumettre à Google. C’est un choix politique.
En Espagne, la Bibliothèque nationale fait assurer sa numérisation par Telefonica, entreprise nationale des nouvelles technologies. En France, les revues savantes sont numérisées sans Google – voir les sites persee.fr et revues.org.
Il me faut évoquer aussi la grande question de principe, le statut du livre, de l’œuvre, donc du droit d’auteur. C’est une question capitale concernant le livre, la lecture, les lecteurs, la librairie, l’édition, les bibliothèques et les initiatives à développer vite et fort que sont Gallica, vivement encouragée par la francophonie, Europeana et la très récente bibliothèque numérique universelle lancée par l’UNESCO.
Le livre ne peut être confondu et réduit à de l’information. Les bibliothèques ne sont pas des banques de données. Le livre fait sens, fait œuvre, que celle-ci soit poétique, narrative ou argumentative. Le livre a deux éléments constitutifs : sa matérialité comme support, son âme comme œuvre. Julien Gracq affirme : « Pour s’enrichir pleinement de la lecture, il ne suffit pas de lire, il faut savoir s’introduire dans la société des livres, qui nous font alors profiter de toutes leurs relations et nous présentent à elles de proche en proche à l’infini. »
La lecture sur écran n’est pas la lecture d’une œuvre dans sa cohérence et son intégrité. Elle favorise la fragmentation du texte et de la lecture. Elle désintègre les œuvres, mutilant le droit moral. Un texte n’est pas une somme de fragments, une juxtaposition. Quand on pense à la visée publicitaire de Google, on voit bien que le texte n’est qu’un prétexte. Google ne s’intéresse qu’aux pages et non aux ouvrages considérés comme un tout. Signaler des pages, c’est autre chose que signaler des œuvres.
Le risque majeur est de mettre en ordre selon des critères de fréquence de consultation, de hiérarchiser les ouvrages selon l’audimat. Ce qui ramène à la formule « du temps de cerveau humain disponible » de Patrick Le Lay, ancien directeur de TF1. C’est la politique de la tête de gondole, comme dans les grandes surfaces. La numérisation en vrac est un danger absolu. Ce n’est pas le cas du numérique en soi, qui provoque des évolutions des pratiques de lecture et même d’écriture, ce qui est une bonne chose : selon moi, en effet, cela ne remet pas en cause la distinction entre l’écrivant, l’écrivain et l’auteur.
Il faut dissiper une autre confusion. Les livres numériques, qui naissent numériques et sont conçus pour la diffusion numérique, ne sont pas des livres traditionnels numérisés. Aux États-Unis, ils représentent seulement 3 % des ventes. L’enjeu porte donc sur la numérisation des livres papier sur laquelle Google rêve de régner en maître.
Le droit d’auteur est aujourd’hui fragilisé dans toutes ses dimensions. Mon collègue Ivan Renar traitera des œuvres orphelines et des œuvres épuisées
Il y a aussi la dangereuse orientation de la politique européenne de Mme Reding, qui est « google-phile » et qui veut réformer le droit d’auteur dans le cadre de la création, écoutez bien, d’un marché européen des droits d’auteurs. Cela accompagne l’absurde idée de tout numériser. Les bibliothèques nationales ont la dimension de « cimetières de livres », surtout avec le dépôt légal. L’historien Le Roy Ladurie rapporte que, entre la Révolution qui fonda la BNF et son départ de la direction de cette institution en 2000, deux millions d’ouvrages n’avaient jamais été consultés. Pourquoi dépenser tant d’énergie à vouloir tout numériser ?
Se pose aussi le problème de la qualité de la numérisation. Il suffit de faire référence aux limites et aux erreurs de Wikipedia. Il faut une politique intelligente de numérisation, ce qui suppose de faire des choix. Songeons aussi qu’à vouloir tout numériser on crée un risque majeur pour la fréquentation des bibliothèques.
La numérisation peut conduire à un appauvrissement de la lecture. Quand on sait qu’il est impossible de garantir la durée de vie de la numérisation, il ne faut pas choisir aveuglément le tout-numérique, pour faire moderne.
Avant de vous interroger, monsieur le ministre, tout en avançant des propositions, je ne peux pas oublier que, en 2009, à la Foire du livre de Francfort, Google a décidé de devenir un libraire mondial, d’élargir son intervention au-delà de « Google books », sur tout le champ d’existence du livre, qui est le grenier de mémoire de l’humanité.
Il y a aussi le danger du « profilage » de tous les utilisateurs de Google, qui permettra à ce dernier de se constituer des bases de données incroyables sur les consommateurs du monde entier, rendant ainsi la concurrence « non libre et très faussée » et favorisant les publicités ciblées. Et je n’évoquerai pas la menace sur le respect de la vie privée, sur les libertés.
Monsieur le ministre, je présente douze propositions.
Premièrement, et cela intéresse directement le Sénat, il revient à la commission de la culture, de l’éducation et de la communication de créer une mission pour définir une véritable politique de la numérisation du livre. Cette mission serait non pas suiveuse de Google, mais exploratrice des nouveaux mondes créés ou en création par ces technologies. Après une consultation sans exclusive, elle donnerait ses recommandations à la fin du printemps prochain.
Deuxièmement, il faut revivifier le processus enclenché en 2005-2006, sur l’initiative de Jean-Noël Jeanneney et avec le soutien du Président Chirac, à l’échelon national et européen, en faveur de la numérisation des livres avec Gallica et Europeana, et depuis avec l’UNESCO, dans la stricte fidélité à la diversité culturelle. Europeana avait réuni la majorité des pays européens, notamment l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, la Pologne, la Hongrie et bien sûr la France, la Commission européenne et vingt-deux bibliothèques nationales sur vingt-quatre.
Troisièmement, il convient d’appuyer et de faire vivre la création d’une bibliothèque numérique francophone, à la définition de laquelle le Canada avait apporté sa pierre, le président de la francophonie, M. Abdou Diouf, ayant soutenu ce projet.
Quatrièmement, il importe de soutenir le développement d’une industrie française et européenne pour améliorer la rapidité et les techniques de numérisation. Cela suppose des interventions publiques importantes, des partenariats public-privé et du mécénat, tout cela contribuant à la diminution des coûts, sous pilotage public bien entendu.
Cinquièmement, la création d’au moins un pôle de compétitivité sur la numérisation des fonds des bibliothèques, avec un partenariat entre les universités, le CNRS et les industries privées françaises, notamment des PME, s’impose. C’est un grand enjeu industriel à inscrire – il y aurait du concret – dans le cadre des états généraux de l’industrie.
Sixièmement, il est nécessaire d’obtenir une réunion européenne sur la question stratégique de la numérisation, d’autant que les votes au Parlement seront pris non plus à l’unanimité, mais à la majorité qualifiée, ce qui oblige à un renforcement des initiatives françaises à Bruxelles.
Septièmement, nous devons obtenir que toutes les initiatives et les contrats publics relatifs à la numérisation des bibliothèques soient accessibles, comme le prévoit la loi d’accès aux documents administratifs, et que toute clause secrète, comme Google les pratique – il n’est qu’à prendre l’exemple de Lyon – soit interdite.
Huitièmement, il importe de développer la formation et les apprentissages à la lecture du livre avec une dimension critique, à l’école et en soutenant l’éducation populaire.
Neuvièmement, il faut veiller au pluralisme linguistique dans le choix des ouvrages numérisés, notamment les livres rédigés initialement en français. Rappelons-nous l’aventure de notre ex-collègue Victor Hugo, dont les œuvres furent d’abord numérisées par Google en anglais ou en allemand, dix-neuf fois en anglais et une fois en allemand sur vingt !
Dixièmement, il convient d’amplifier la démocratisation de l’accès au livre, par l’animation des bibliothèques, le renforcement des émissions à la radio et à la télévision, le soutien au réseau des libraires, notamment des petits, et des éditeurs indépendants.
Onzièmement, nous devons fixer le besoin de financement de la politique de numérisation, en faisant appel avec précision et garantie au grand emprunt, comme vous l’avez proposé plusieurs fois, monsieur le ministre, ainsi que Mme la secrétaire d'État chargée de la prospective et du développement de l'économie numérique, le 10 septembre dernier. Le gouvernement japonais vient de dégager 90 millions d’euros pour numériser 900 000 ouvrages sur deux ans. En France, les calculs avaient évoqué des chiffres similaires et très raisonnables : 10 millions d’euros pour 100 000 livres.
Douzièmement, enfin, il convient d’appliquer systématiquement le principe constitutionnel interdisant toute appropriation privée du domaine public.
En conclusion, la numérisation des livres est un enjeu intellectuel, moral et civique de premier plan, qui doit dire non aux règles autoritaires du chiffre et de l’argent et oui à la liberté humaine de déchiffrer le monde. Les états généraux de la culture ont décidé de tenir une rencontre approfondissant toutes ces questions au mois de décembre prochain.
La culture, donc le livre ne peuvent être réduits à un échange sordide – j’ai produit, tu achètes –, alors qu’ils sont une rencontre, un échange, un mouvement de nos sensibilités, nos imaginations, nos intelligences, nos disponibilités, car ils sont le nous extensible à l’infini des humains. C’est cela qui se trouve en danger et qui requiert notre mobilisation.
Nous devons y contribuer sans crampes mentales, sans retard d’avenir et en affirmant notre intérêt pour la notion de bien public. Les biens publics et les biens marchands n’ouvrent pas le même type de relations entre les humains. Pour les biens marchands, il est un profit et sert un intérêt individuel. Pour les biens publics, il provient d’un effort de la collectivité pour produire, protéger quelque chose d’essentiel. Le marché est articulé à la demande solvable, le bien public est la garantie que quelque chose existe, même là où il n’y a pas de demande solvable. Ainsi, le bien public correspond au statut de protection de ce qui fait lien.
Comme l’affirme Roger Chartier, professeur au Collège de France, dans un admirable article publié dans le Monde, « si l’urgence aujourd’hui est de décider comment et par qui doit être faite la numérisation du patrimoine écrit, [il faut dire] que la république numérique du savoir ne se confond pas avec ce grand marché de l’information auquel Google et d’autres proposent leurs produits ».
C’est une question de dignité et pas seulement pour le livre de la famille humaine.